La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 16


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 383-419).
chapitre XVI.
Les Hongrois.

Il est impossible qu’un petit pays soumis à l’influence politique d’un grand état voisin n’adopte pas quelque chose de ses coutumes et de ses mœurs. La Transylvanie, qui fut pendant deux siècles tributaire de la Porte, reçut le reflet de la Turquie. Ce fut moins la présence des janissaires et des cavaliers ottomans qui tenaient garnison dans la province que les continuels rapports des Transylvains avec Constantinople qui amenèrent cette influence dans les usages.

Les seigneurs, qui, au temps de Jean Hunyade, portaient les cheveux flottants sur les épaules, comme les chevaliers du moyen âge, se rasèrent plus tard la tête et laissèrent croître leur barbe suivant la coutume turque. Cette mode, qui avait son côté sérieux, puisqu’elle résultait d’un nouvel état de choses, dura jusqu’à l’époque où les Transylvains se rapprochèrent de l’Autriche. Alors, dit un écrivain du temps, nos cavaliers reprirent un visage chrétien. Dès 1660 les barbes longues étaient discréditées, et aux noces du prince Bartsay, qui se célébrèrent cette année, tous les gentilshommes, hormis quelques vieillards, parurent le visage rasé. Le comte Nicolas Bethlen, qui, dans ses Mémoires, rend compte des fêtes données à cette occasion, parle des danses qui y furent exécutées. « Le prince commença, la plupart l’imitèrent, et, ajoute-t-il avec l’impertinent laisser-aller d’un jeune élégant, il n’y eut pas jusqu’aux barbons qui ne s’en voulussent mêler, en dépit de la gravité de leurs longues barbes, qu’ils conservent fort précieusement. »

Le même personnage raconte qu’au moment de quitter la Transylvanie, l’envoyé de Louis XIV, l’abbé Révérend, reçut divers présents des personnages considérables du pays. « Il prit congé du prince, qui lui fit don de deux des plus beaux chevaux de ses écuries. Son ministre Teleki lui en fit présent d’un autre ; et mon oncle Wolfgang Bethlen, chez qui il passa en s’en retournant en Pologne, lui en donna un quatrième. Mais ce qui surprit le plus nos Transylvains, ce fut une galanterie, que la princesse lui fit avant son départ, de six mouchoirs de gaze brodés à la turque ; honneur qu’elle n’avait encore fait à aucun des envoyés qui étaient venus avant lui à la cour de Transylvanie. Ces sortes d’ouvrages sont les seuls qui occupent nos dames dans leurs retraites. »

Il paraît même qu’à cette époque la disposition intérieure des châteaux rappelait celle des habitations turques. Le comte Bethlen écrit ailleurs, en parlant de la mort du comte Zolyomi, que l’héritage de sa veuve consista « en quelques pierreries, quelques bijoux et beaucoup d’habits : car pour les meubles, dit-il, et jusqu’aux princes eux-mêmes, nos seigneurs n’en ont qu’une très petite quantité, qui se réduit à quelques tapis de Turquie, dont ils tendent leurs appartements et les salles à manger, au lieu de tapisseries, leurs lits mômes étant sans housses ni rideaux ; en quoi ils imitent plutôt les Turcs qu’aucune autre nation de l’Europe ».

Un usage qui rappelle les habitudes contemplatives des Ottomans a subsisté long-temps en Transylvanie. Dans les villes, toutes les maisons étaient garnies d’auvents fort en saillie à l’ombre desquels se rangeaient les habitants, assis sur des bancs de bois fixés au mur. À certaines heures on se plaçait ainsi les uns vis-à-vis des autres, et on se regardait, la plupart du temps sans mot dire. Ces séances avaient lieu régulièrement après les ablutions qui suivaient les repas ; aussi disait-on communément qu’on y faisait « sécher sa barbe ». C’était surtout dans la capitale qu’on observait cette coutume, et les citadins ne manquaient jamais de placer le long de leurs habitations le banc de bois obligé, le « sèche-barbe », szakál szarászto, comme on l’appelait. Aujourd’hui il ne se trouve plus a Clausenbourg qu’une seule maison qui ait conservé son auvent et son banc.

C’était là, d’ailleurs, une coutume qui ne doit point étonner chez un peuple venu de l’Asie, et qui a gardé quelque chose des mœurs orientales. Quand on traverse les steppes de la Hongrie, on voit, de distance en distance, de nombreux troupeaux de chevaux, de moutons et de bœufs, dont le berger, immobile, assis gravement sur ses talons, le regard perdu dans l’immensité des plaines, mène sans regrets la vie contemplative par excellence. Observez le paysan hongrois quand il fume devant sa porte : il rêve, et croirait perdre de sa dignité s’il parlait fréquemment ; il n’ouvre la bouche qu’à de longs intervalles, lorsqu’il a quelque chose d’indispensable à dire à son voisin.

Il semble que les Hongrois obéissent encore à cet instinct des peuples nomades qui fait prendre toute habitation en haine. Le paysan donne à sa chaumière la forme d’une tente, comme pour se conserver une illusion. Encore n’y reste-t—il qu’à regret ; on dirait que ces petits murs blancs lui pèsent. L’été venu, il tire son lit dehors, et le voilà qui couche sous le ciel jusqu’aux froids. C’est pour satisfaire à ce besoin de vivre en plein air qu’il garnit sa maison, du côté du soleil, d’une légère galerie de bois. Dans la maison seigneuriale dont le maître tient à conserver les traditions de son pays, cette galerie se change en arcades de pierre.

On sait que long-temps encore après rétablissement de la monarchie les Hongrois vivaient sous des tentes. Une famille de Nuremberg qui vint s’établir au moyen âge en Transylvanie, les comtes Haller, introduisit parmi les nobles l’usage de construire des châteaux. Ces édifices consistaient d’ordinaire en un bâtiment carré, flanqué de tourelles aux quatre angles, et entouré d’un énorme fossé. Mais les ouvriers étaient rares, l’argent plus rare encore ; les châteaux ne s’élevèrent pas d’abord en grand nombre. D’ailleurs les seigneurs ne fortifiaient que leurs principales résidences. Pendant longtemps bon nombre d’entre eux demeurèrent dans de petites maisons basses, semblables, à peu de chose près, aux chaumières des paysans. J’ai pu voir encore une de ces habitations. Rien ne l’aurait distingué des constructions voisines si elle n’eût été couverte en bois au lieu de chaume, et si une couronne de comte n’eût été marquée avec un fer chaud sur les portes et les solives. Ce signe aristocratique se voyait aussi sur les bancs du dehors, et sur les chaises de bois blanc qui meublaient seules de petites chambres éclairées par des fenêtres d’un demi-mètre de haut.

C’était par nécessité qu’on se contentait de pareilles demeures. Le pays était continuellement exposé aux incursions des Turcs et des Tartares. Il fallait attendre l’ennemi derrière de bonnes murailles ou lui céder la place. Dans ce dernier cas on se dirigeait vers la ville forte la plus proche ou vers le château voisin, et on abandonnait aux flammes des Turcs la maison et tout ce qu’elle contenait. Les richesses du seigneur consistaient en chevaux, vaisselle et pierreries, que l’on emmenait avec soi. Pendant cinq siècles tout un peuple vécut entre le souvenir du pillage de la veille et la crainte de l’incendie du lendemain. Il n’y a pas bien long-temps que ces cruelles émotions ont cessé, et plus d’une femme eut occasion de déployer un courage viril à l’époque où écrivait en France Mme de Sévigné. Ces assauts continuels, ces dangers incessants, répandaient sur la vie intérieure quelque chose de grave, donnaient à la femme un sérieux qui se retrouve toujours dans les vieux portraits qui subsistent aujourd’hui. L’expression sévère des traits et du regard s’est conservée dans les familles, et c’est à cette cause peut-être autant qu’à l’origine orientale qu’il faut attribuer le genre de beauté qui Caractérise les femmes de la Hongrie.

Aujourd’hui l’aspect du village respire la tranquillité ; et bien que les enfants entendent souvent, en manière de menace, la chanson traditionnelle

Jönek a’ Tatárok
Les Tatars viennent…,

on n’y craint plus d’incendie ni de pillage. Aussi voyez comme la maison seigneuriale s’est épanouie. Des peupliers l’ombragent, qui, en d’autres temps eussent attiré les pas des envahisseurs. La voilà solidement bâtie, formée de murs épais, et surmontée d’un toit de la forme de ceux qu’on élevait sous Louis XIV, et qu’on appelle dans le pays « toits français » . Si l’édifice date de quelques siècles, il se composera nécessairement d’un donjon et de quatre tourelles. S’il est plus moderne, il aura la physionomie d’un hôtel du dernier siècle, ou bien il consistera en une maison basse, à un étage, ordinairement régulière et ornée d’un côté ou d’un autre d’une rangée de colonnes. Les appartements sont chauffés par de hauts poêles qui s’allument du dehors, et qui ont remplacé, depuis la domination autrichienne, les cheminées françaises autour desquelles s’asseyaient les fumeurs. — À droite et à gauche de l’édifice s’étendent les bâtiments de service. Des domestiques vont et viennent, traversent la cour, et allument leurs pipes au feu de la cuisine, devant lequel on ferait rôtir un bœuf entier.

Entre les bâtiments qui entourent la maison on distingue les écuries, qui ordinairement sont vastes et tenues avec un soin parfait. On peut citer celles de Zsibó et de Bontzida, que tous les connaisseurs sauront apprécier. Souvent aussi les caves sont construites avec une remarquable élégance. J’en ai vu une à Krakkó qui était formée d’une longue et belle galerie. On l’illumina au moment où nous entrâmes, et sans les gigantesques tonneaux qui cachaient les murs on se serait cru dans une salle de bal. Ceci me rappelle que dans une des campagnes de la grande armée une châtelaine hongroise qui résidait près de la frontière d’Autriche fit danser dans sa cave les officiers d’un régiment français.

Non loin de l’habitation du magnat se groupent au hasard un certain nombre de chaumières petites, au toit de chaume fort élevé, et entourées d’un jardin où s’épanouissent les fleurs du tabac. C’est le village. À l’un des deux bouts sont relégués les Bohémiens et leurs chiens, qui tous ensemble habitent sous des tentes, et dans des huttes de terre élevées de quelques pieds. La maison du prêtre et celle de l’intendant, plus spacieuses et mieux bâties que les autres, se distinguent entre toutes. On remarque encore l’école, dont la cloche appelle chaque jour les enfants, et l’auberge, qui arbore une branche de pin fixée dans le mur.

C’est par un reste d’habitude que s’emploie ici le mot d’auberge. Il n’est pas même question de ces hôtelleries comme on en rencontre dans les villages reculés de l’Allemagne, où l’on peut, avec l’aide de la patience dont doit s’armer tout voyageur au delà du Rhin, trouver à la rigueur le nécessaire. L’auberge, en Transylvanie, se compose d’une ou deux chambres de quelques pieds carrés, garnies de deux bois de lit fort étroits, d’une table, d’un banc et quelquefois de deux escabeaux. Un grand poêle formé de briques vertes vernies est placé dans un coin. Les murs sont blanchis à la chaux, le plancher est formé de terre bien battue. À votre arrivée l’aubergiste enlève le foin qui garnissait le lit, et y met du foin nouveau ; puis il balaie, époussette, vous salue, et se retire : sa besogne est faite. Encore faut-il dire que je prends les choses au mieux. Je suppose que l’hôtelier est Arménien ou juif : celui-là se mettra en mouvement pour vous toucher, sachant bien que votre sensibilité se traduira en espèces sonores. Si par hasard, ce qui est fort rare du reste, l’aubergiste est de race hongroise, il vous accueille avec dignité, ouvre avec un geste plein de noblesse la porte de la chambre, et, cela fait, retrousse sa moustache, bourre sa pipe et va fumer au soleil. Il ne lui reste plus qu’à s’écrier avec Bertram : L’or est une chimère !

Pour comprendre cette nouvelle espèce d’aubergiste, il faut savoir que ces sortes d’auberges n’appartiennent pas à ceux qui les tiennent. Elles sont la propriété du seigneur. Lui seul a le droit d’en élever dans le village. Il y place un paysan, lequel a pour fonction principale de verser à boire aux habitants. C’est là que les villageois dansent le dimanche : or la danse anime, et dessèche le gosier. Il en résulte que le vin du seigneur trouve un débouché sûr. Les voyageurs sont traités comme accessoire. Ce n’est pas pour eux que l’auberge a été construite, et on leur donne des chambres par condescendance, comme sur les paquebots du commerce. Aussi ne comptez jamais y trouver autre chose que du foin… À la demande de rigueur : « Qu’avez-vous ? » l’aubergiste répond par cette question : « Qu’avez-vous apporté ? » J’oubliais cependant de dire que dans les montagnes où se trouvent les sources minérales on dépose sur la table une bouteille d’eau sulfureuse, ce qui ne laisse pas que d’être fort restaurant. J’oubliais aussi de parler du kakas. Le kakas, il est vrai, se trouve souvent dans les auberges ; seulement il faut s’y accoutumer. On appelle ainsi des grains de maïs qu’on fait éclater sur le feu. On voit que le plat est fort simple. C’est là un vrai régal pour les villageois de l’endroit ; mais, pour adopter ce mets primitif, il est indispensable de séjourner dans le pays beaucoup plus long-temps que je ne l’ai fait. Autrement, après une multitude d’expériences, on arrive à trouver que le kakas est sans goût, et, de plus, fort dur.

La nécessité veut donc qu’on ne se mette jamais en route sans les provisions de rigueur. Les domestiques, qui connaissent leur besogne, déballent le classique dindon et dressent la table. Pendant ce temps vous voyez arriver les poules de la maison qui viennent s’enquérir de la cause de tout ce bruit, puis le fils de l’aubergiste, petit bonhomme joufflu qui fait sonner ses éperons, et vient ingénument vous contempler en face. Vous regardez ensuite les petits tableaux cloués aux murs rustiques de la chambre, et achetés à un juif de passage. C’est quelquefois les Quatre Saisons ou Vénus sortant de l’onde. Un jour je trouvai l’innocence de Geneviève reconnue, avec la légende en français. Cette rencontre, je dois le dire, me charma tellement, que je m’empressai de lire à haute et intelligible voix les quatre lignes du texte, pour le plus grand étonnement du cabaretier, qui n’admettait pas jusque-là que ces lignes appartinssent à une langue quelconque. Si on s’arrête à l’auberge un dimanche, on se voit entoure de tous les habitants du village. Ainsi que nous venons de le dire, c’est là que l’on cause, que l’on boit et que l’on danse. Comme l’habillement pittoresque des hommes et des femmes est formé presque entièrement de toile, et se lave chaque semaine, les groupes, grâce à la propreté des costumes, ont un air de fête qui fait plaisir à voir.

Il est également prudent d’emporter des lits de voyage, c’est-à-dire des draps et des couvertures que l’on puisse étendre sur le foin généreusement fourni par l’aubergiste. On les roule dans des malles en peau de buffle, spécialement destinées à cet usage. Pour peu qu’on ait des goûts plus sauvages, on s’enveloppe dans une peau d’ours ou simplement, dans sa pelisse. Si la famille est nombreuse, tous ces bagages ne peuvent trouver place derrière la calèche. On se fait accompagner alors d’un nombre de fourgons proportionné aux besoins des voyageurs. On voit quelquefois sur les chemins trois ou quatre voitures qui se suivent, chacune attelée de quatre ou six chevaux. En avant trottent les chevaux de selle que l’on monte de temps à autre pour rompre la monotonie de la route. Les serviteurs sautent à bas du siège pour se pendre à l’un des côtés de la voiture, et faire contre-poids lorsque survient une ornière profonde. Il faut dire qu’ils se livrent presque continuellement à cet exercice, ce qui fait l’éloge de leur agilité. Lors donc que la caravane s’arrête, c’est un véritable camp qui s’établit : la petite auberge ne peut suffire à contenir tout ce monde. Les gens bivouaquent au dehors, et les chevaux sont attachés aux haies vives.

Les choses en resteront long-temps là dans ce pays, grâce à l’hospitalité qui est en usage parmi les habitants. Quand je dis qu’on campe tant bien que mal dans les auberges de village, je prends là l’exception pour la règle. Le plus souvent on s’arrête chez le seigneur, et ce n’est qu’en son absence qu’on demande un abri à ces hôtelleries primitives réservées aux buveurs du hameau et aux colporteurs juifs. Il est entendu qu’en voyage on se présente à tous les châteaux situés sur sa route, et l’on y trouve toujours bonne réception. Les maîtres du logis voient entrer une voiture dans la cour : ils descendent à votre rencontre, vous conduisent aux « chambres d’hôtes », vendég szobák, qui sont toujours prêtes, tandis que vos chevaux sont menés à l’écurie. Tout cela se fait le plus naturellement du monde et sans compliment aucun. Il m’est arrivé, dans mes excursions, de passer deux jours à Sáromberke chez un magnat dont la maison était remplie de voyageurs. Tous ces hôtes n’avaient pas moins de quatre-vingt-dix-huit chevaux. Lorsque notre attelage eut trouvé place dans l’écurie, le nombre des chevaux étrangers dépassa la centaine. Il est rare, en effet, qu’on voyage avec peu de chevaux. Le paysan hongrois lui-même en attelle quatre à la plus légère voiture, pour galoper à son aise ; et avant que les modes anglaises s’introduisissent dans le pays, toute calèche était nécessairement traînée par six étalons à longue queue.

On pourrait croire que la nécessité seule produit cette hospitalité. Tel accueille aujourd’hui un hôte chez lequel, à son tour, il sera accueilli demain. Ce sont là des échanges de bons procédés fort naturels dans un pays où tout le monde se connaît, et où l’on vit dans l’abondance de tout. Mais ces habitudes ne sont pas uniquement le résultat de la situation : elles sont innées dans le peuple hongrois, qui est peut-être de tous les peuples du monde le plus hospitalier. Ce n’est pas seulement dans les châteaux qu’on vous remercie d’être venu, c’est encore dans la chaumière du laboureur, où le pauvre ne frappe jamais inutilement. Lorsque je parcourus pour la première fois la Transylvanie, je fus un jour surpris par un orage dans un bourg qui ne m’offrait nulle ressource. Dans mon ignorance des mœurs nationales, je fis part de mes inquiétudes au guide, qui ne tarda pas à me rassurer. Il me conduisit effectivement chez un jeune homme dont nous rencontrâmes en chemin la maison. Celui-ci se déclara tout d’abord fort honoré de notre visite, et, recommandant à sa femme de nous recevoir de son mieux, il courut chercher ceux des habitants dont les réponses et les remarques pouvaient intéresser un voyageur. Pendant ce temps sa mère tirait d’une armoire séculaire ses plus belles serviettes, mettait le couvert, et improvisait un interminable dîner. Pour qui tout ce mouvement et toute cette fatigue ? Pour un étranger dont ils ignoraient jusqu’au nom, qu’ils ne devaient plus revoir, et qui savait à peine parler leur langue.

En témoignant une bienveillance extrême à l’étranger et au pauvre, le gentilhomme hongrois semble dire qu’il traite d’autant mieux son hôte qu’il a moins à en attendre. Beaucoup de réfugiés polonais ont trouvé dans les châteaux de Transylvanie un asyle sûr. Je me suis arrêté un jour à Kerlés, chez un magnat qui, bien qu’ayant éprouvé de grands revers de fortune, avait chez lui six de ces exilés. La générosité est une des qualités du caractère hongrois. On m’a montré une jeune femme qui, assistant à un dîner splendide, vit apparaître à la fenêtre un mendiant vieux et amaigri. Vivement émue à ce spectacle inattendu, elle détacha son collier de perles et le jeta au vieillard.

Du reste, qu’il se trouve ou non des étrangers au château, on est toujours sûr, aux heures des repas, d’y rencontrer nombreuse compagnie. Le seigneur ne dîne pas seul. Il admet à sa table l’intendant, l’économe, tous ceux que l’on appelle les officiers de la cour : car le gentilhomme hongrois donne à sa résidence le nom de cour, udvar, absolument comme le roi ; ajoutons qu’il n’est pas moins indépendant que lui. Tous s’asseyent à une longue table dont le haut bout est occupé par le magnat et les siens ; les autres y figurent à des places déterminées par l’importance de leurs fonctions. Après le dîner, tout ce monde se salue, passe dans le salon et va respectueusement baiser la main de la châtelaine : les fils d’abord, quel que soit leur âge, puis les employés, dans l’ordre où ils sont rangés à la table. Ceux-ci, après le baise-main, s’inclinent profondément et se retirent. Si la personne qui est l’objet de cet hommage les reçoit avec bonté et adresse à chacun une parole d’intérêt, cette sorte de cérémonie perd son caractère banal et devient comme le symbole du lien de famille qui rattache le clan à la personne du chef. Il faut dire que cette habitude patriarchale s’en va. Les jeunes gens à la mode préfèrent dîner seuls et rompent la tradition. Dans ce cas la table ronde figure le progrès, si progrès il y a.

Parmi les habitants du village reçus à la table longue il faut nommer le prêtre. Il est à la fois desservant de la commune et chapelain du château. Malheureusement il ne se distingue pas assez de la foule des invités. Les prêtres, en Transylvanie, sont loin d’avoir l’instruction et la dignité qu’exige le sacerdoce. Ils occupent une position très secondaire, et cela parce qu’ils n’en savent pas conquérir une supérieure. Jusqu’à la fin du 18e siècle les prêtres eurent la permission d’étudier aux universités étrangères. Ils en revenaient instruits et capables. L’empereur François, dont la haine contre les idées libérales dépassait toute mesure, interdit aux prêtres la faculté de voyager, de peur que la contagion ne vînt les atteindre. Dès lors, abandonné à lui-même et privé des exemples qu’il pouvait se proposer, le clergé de ce pays dégénéra rapidement. D’ordinaire, lorsque des cultes différents sont en présence, les prêtres de chaque religion s’attachent, par la dignité de leur caractère, à mériter la considération de leurs rivaux. On dirait qu’ici ils cherchent le but contraire. Il est inutile d’entrer dans plus de détails à ce sujet ; nous nous contenterons de signaler, une fois pour toutes, un fait fort regrettable.

Les magnats passent généralement la plus grande partie de l’année dans leurs terres. Si l’hiver ils se rendent à la capitale, c’est pour en repartir aussitôt le printemps venu. On conçoit que cette vie retirée et indépendante permette à chaque originalité de se développer à son aise. Là, les hommes ne semblent pas jetés tous dans un même moule, comme nos Parisiens ; et un observateur attentif pourrait y exercer toutes ses facultés. C’est l’esprit français, c’est la vivacité française, se manifestant sous une foule de formes différentes.

Mais disons aussi que ces mêmes hommes sont exposés à certaines épreuves, à certaines tristesses, qui peut-être nous sont inconnues. Il est rare que le jeune gentilhomme reçoive une éducation digne de sa position. Élevé d’abord sous le toit paternel par un instituteur particulier, il entre ensuite au collège d’Enyed, le meilleur qui soit dans le pays ; puis, comme dernière ressource, il va à l’université de Berlin. Sans doute il peut acquérir par là une instruction qui suffirait à d’autres ; mais il lui manque ce que l’on peut appeler l’éducation politique, nécessaire à l’homme qui doit exercer un jour les fonctions de législateur. Dans nos pays on se familiarise de bonne heure avec les affaires, qui se traitent au grand jour, sous nos yeux ; et si la moindre aptitude nous y porte, mille chemins nous sont ouverts pour suivre notre inclination. Là, au contraire, pour arriver au même but, il faut surmonter mille obstacles, car la pensée ne se tourne pas facilement vers des matières auxquelles nulle étude ne vous a préparés. Aussi arrive-t-il trop souvent que, malgré nombre d’années d’études sérieuses, le jeune magnat ignore entièrement ce qu’il eût été indispensable pour lui d’apprendre. Enfin il siège à la diète, où il apporte toujours les meilleures intentions, et souvent une intelligence remarquable ; mais il n’apporte pas autre chose. Certes, pour un homme de cœur et animé du désir d’agir pour le bien, il est douloureux de se voir arrêté par une sorte d’impuissance fatale.

En outre, il faut compter avec un gouvernement hostile et fort, un gouvernement qu’on peut appeler étranger, et qui semble reculer devant toute idée généreuse. Lorsqu’il se rencontre un homme admirablement doué, capable de suffire aux devoirs qu’il s’impose, il lui faut lutter contre l’administration la plus inerte qui soit au monde. Pour peu qu’il ait déposé dans ses projets toutes ses espérances, et qu’il ait entrepris sa tache avec âme, il souffrira cruellement au contact de cette barre de fer. Alors il se raidira, comme a fait Wesselényi, et, dans son impatience, se consumera en efforts qui n’amèneront que sa ruine. Autrement il perdra courage, et, se regardant comme contraint à l’inaction, ira vivre dans l’isolement. Durant le séjour que nous avons fait en Transylvanie, nous-même nous avons eu constamment un de ces exemples sous les yeux. Si on sait ce que pourrait faire un seul individu dans un pays semblable, où les hommes manquent et ont par conséquent une valeur double, on regrette vivement que tant de talents naturels soient pour ainsi dire réduits à s’oublier eux-mêmes.

Ceux qui aiment les consolations faciles, à défaut d’activité intellectuelle, peuvent se livrer à ces exercices qui faisaient autrefois la principale occupation de notre noblesse de province. Il y a de par le monde des gens qui s’intitulent chasseurs et qui ont constamment le fusil à la main. Je leur conseillerais d’habiter la Transylvanie, ils pourraient à leur aise y satisfaire leurs goûts. Les exercices de corps sont familiers au gentilhomme hongrois. D’abord il est excellent cavalier ; c’est par goût souvent autant que par spéculation qu’il possède un haras. Lorsqu’il reçoit une visite, il fait parader dans la courses plus beaux chevaux ; c’est là un très vif plaisir pour lui et son hôte. Il y a quelques années l’Angleterre a applaudi un magnat dont l’adresse et l’agilité brillèrent à toutes les chasses. Tout ce qu’un cavalier peut faire, il le fit ; et de nombreuses gravures représentant ses principales prouesses perpétuent le souvenir de son passage dans ce pays excentrique, où se commettent tant de froides folies.

Dignes épouses de ces cavaliers intrépides, on vit, sous Marie-Thérèse, des Hongroises suivre l’armée et braver les périls de la guerre. Le peuple avait pris noblement en main la cause d’une reine qui s’était abandonnée à lui. Les circonstances enfantèrent des actions. Aujourd’hui les filles de ces héroïnes manient un cheval aussi habilement qu’elles dansent une mazourke. En Transylvanie ces plaisirs, loin de s’exclure, se combinent. On m’a raconté qu’un magnat dont la terre était peu éloignée de Clausenbourg invitait les habitants de la ville à de brillantes soirées. Les femmes arrivaient en traîneaux, et les seigneurs, une torche à la main, galopaient de chaque côté de la route. Combien de nos élégantes reculeraient devant un plaisir acheté par la moindre fatigue ! Disons-le en passant, le bal est fort en faveur dans ce pays. Durant l’hiver Clausenbourg est en fêtes continuelles ; les réunions se succèdent presque sans interruption, et elles offrent toujours un agréable coup-d’œil. Ce qui caractérise la beauté des femmes, c’est la régularité des traits, et surtout l’éclat et la transparence du teint, qui contrastent fortement avec la couleur noire des cheveux. L’empereur Alexandre, assistant un jour à un bal qui lui fut donné en Hongrie, s’écria qu’il croyait voir une assemblée de reines. Dans la bouche des souverains, qui n’admettent pas qu’une reine puisse être autrement que parfaitement belle, de tels compliments sont fort significatifs.

Ainsi que nous le disions, un plaisir fort goûté en Transylvanie est celui de la chasse : non l’expédition isolée et discrète du campagnard qui chausse un beau matin ses guêtres, et va, en compagnie de son chien, éveiller les perdrix ; mais la chasse animée et bruyante, exécutée par quelques centaines d’hommes. Tous les habitants des environs sont convoqués dans tel château ; ils s’y rendent la veille du jour convenu. On part le matin au point du jour et on se transporte au lieu désigné pour la chasse. Un grand nombre de paysans que leur tour appelait ce jour là au travail de corvée suivent les chasseurs. Arrivée au but, la bande se divise. Un homme part, suivi de distance en distance par quelques paysans échelonnés et armés de bâtons. L’un après l’autre les chasseurs se mettent en route, en marchant sur les traces de ceux qui les ont devancés, et en décrivant un cercle, de façon que celui qui les a précédés tous revient presque au point d’où il est parti. Quand le cercle est formé (et il peut être immense parce que les paysans, comblant les vides qui séparent les tireurs, permettent à ceux-ci de se tenir à une portée de fusil les uns des autres), des batteurs placés au milieu se mettent en mouvement en poussant de grands cris. Après qu’on a tiraillé quelque temps on marche vers le centre du cercle. À l’approche des chasseurs le gibier prend la fuite dans la direction contraire, s’arrête tout à coup, revient sur ses pas, s’arrête encore, jusqu’à ce qu’il tente, mais trop tard, une sortie désespérée. Lorsqu’on se trouve dans une plaine on voit tout le cercle se dessiner par de petits nuages de fumée ; et après les mille ruses du renard qui se rapetisse et se donne les airs les plus intéressants pour surprendre la bonhomie du chasseur, il n’y a rien de plus amusant que les cris et les trépignements des paysans, lesquels accablent d’injures le lièvre qui a eu le bonheur de franchir la ligne.

Cela s’exécute à grands renforts d’hommes, sur une grande échelle, car tout se fait ainsi en Hongrie. Un jour que je traversais une forêt de chênes, j’aperçus près de la route de gigantesques troncs à demi consumés et encore fumants. Rencontrant non loin de là quelques paysans, je leur demandai naïvement qui avait tenté de mettre le feu à la forêt. Personne, répondirent-ils ; il y a eu hier une chasse, et les seigneurs se sont chauffés.

La chasse à l’ours a lieu en automne, lorsque l’animal quitte ses montagnes et vient manger le maïs dans les vallées. Elle est la plus dramatique de toutes, parce qu’on a affaire à un adversaire terrible quand il est blessé. Loin d’attaquer l’homme et d’avoir soif de son sang, l’ours se nourrit de mûres, de maïs, de fruits, de choses fort délicates, pour lesquelles il semble inconvenant qu’un personnage gros et laid ait un faible aussi prononcé. Aussi, dans les contes merveilleux, l’ours renferme t-il toujours l’âme d’un beau prince qu’une fée méchante a métamorphosé ; on suppose qu’un animal si distingué dans ses goûts n’est pas une bête ordinaire. Mais lorsqu’il se précipite par vengeance sur l’homme qui l’a blessé, lorsqu’il le met en pièces et sent la chair palpiter sous sa gueule, alors sa nature carnassière se révèle, et il se jettera sur tout être vivant qu’il rencontrera désormais. On s’efforce donc, dans les chasses ; de tuer l’animal d’un seul coup, en visant de près, à l’épaule. Blessé, il peut s’élancer furieux, et, à demi caché par les arbres et les accidents du sol, tomber sur un chasseur qui ne l’attend pas. Il n’y a pas long-temps qu’un jeune homme pris ainsi à l’improviste a tué un ours dans un combat corps à corps : avec moins d’adresse et de courage il eût succombé. Après tout, on ne peut suivre sans intérêt la marche de l’ours lorsque, la tête haute, l’œil fixe, il s’avance à pas comptés vers un groupe d’adroits tireurs : la mort est avec lui.

Nous avons parlé tout à l’heure des paysans de corvée. Il faut donner le sens de cette expression féodale, qui fait souvenir du servage, et dissiper les erreurs qui pourraient s’élever à ce seul mot.

En Hongrie, comme dans le reste de l’Europe, le servage fut le résultat immédiat de la conquête. Imposé aux nations vaincues, il fut institué au profit des soldats de l’armée victorieuse, lesquels formèrent la noblesse. Dans l’origine donc le mot noble avait le sens de « Hongrois ». Celui de serf signifiait « Slave » ou « Valaque ». Dans la suite ces expressions changèrent de sens. Il y eut des hommes de la race vaincue qui furent anoblis ; ceux, par exemple, qui firent à la guerre des actions d’éclat. Il y eut, en échange, des Hongrois qui perdirent la noblesse, c’est-à-dire la liberté : ceux qui refusaient de paraître sous les drapeaux, dans les appels aux armes, ou qui encouraient une peine infamante. Il est facile de comprendre que la noblesse doit être fort répandue dans le pays. En Transylvanie, où l’élément hongrois est peu nombreux, on compte un noble sur douze habitants. La noblesse n’appartient pas à une caste, mais indistinctement à des gens de toute condition et de toute fortune. Souvent le cocher qui vous mène ou le domestique qui vous sert est aussi bon gentilhomme que le roi.

On ne peut douter qu’au moyen âge les souverains de Hongrie n’aient étendu leur protection sur les serfs. Une foule de décrets recommandent la modération aux magnats, et accordent aux paysans des moyens de résistance. Aussi voit-on le servage, qui s’était établi fort tard dans cette partie de l’Europe, se transformer peu à peu. Il avait subi d’importantes modifications lorsque survint la révolte de 1514. Vaincus par les troupes royales, les paysans de Transylvanie furent placés de nouveau sous la dépendance immédiate du seigneur.

Le sort des serfs s’améliora peu sous l’administration des princes nationaux. Les calamités qui accablèrent continuellement le pays arrêtèrent tout progrès. Cependant il faut signaler un fait qui eut d’heureux résultats. Aux époques d’invasion les princes accordaient la noblesse aux Valaques qui prenaient les armes ; ceux qui voulaient devenaient libres. Les princes de la maison d’Autriche, moins peut-être par générosité que par calcul, se préoccupèrent de la situation des paysans. Ce fut sous Charles VI, en 1714, pour alléger le poids des malheurs supportés par le peuple pendant l’insurrection rakotzienne, qu’on fixa pour la première fois les rapports du seigneur et du paysan. Les redevances de celui-ci furent déterminées. Il fut décidé qu’il donnerait au magnat tant de journées de travail par semaine. En 1769 Marie-Thérèse arrêta mieux encore ces redevances dans des puncta regttlativa que la Diète adopta en 1790 comme loi intérimaire jusqu’à la promulgation d’un code urbarial. Cette même Diète nomma, pour rédiger ce Code, une commission qui présenta son travail en 1811. Mais la guerre occupait alors tous les esprits ; le projet de loi fut ajourné et l’œuvre entreprise n’est pas encore achevée. Remarquons ici un fait grave : le servage fut définitivement aboli en 1790, un an après la prise de la Bastille.

Le paysan est simplement fermier du magnat. Il reçoit de lui une maison, un terrain labourable, et un terrain pour le pâturage. Il paie son fermage, suivant son choix, en argent ou en journées de travail. Il ne peut être retenu ni chassé arbitrairement II prévient le seigneur à la Saint-Michel et part à la Saint-Georges. De son côté le magnat ne peut lui diminuer son champ ni le dépouiller de sa maison. Il ne peut le renvoyer sans l’autorisation du comitat, à moins que le paysan n’ait provoqué par sa conduite cette mesure rigoureuse. Les dépenses faites par le paysan pour l’amélioration de la maison lui sont remboursées quand il la quitte. On n’a pas encore accordé aux Bohémiens qui vivent sous des tentes la faculté de changer à leur gré de résidence. En les attachant au sol on a eu pour but de les discipliner.

Dans les lois hongroises, on appelle sessio la quantité de terrain concédée par le magnat au paysan. De là vient qu’on appelle unius sessionis nobilis le noble qui ne possède pas assez de terrain pour en affermer et qui n’a que le champ qu’il cultive.

Les redevances des paysans sont de deux sortes : il doit au gouvernement comme sujet, et il doit au magnat comme fermier. Au gouvernement il donne une contribution en argent et un impôt en nature, c’est-à-dire le logement, le pain, le bois et l’avoine, qu’il est tenu de vendre à très bas prix aux troupes. L’administration l’emploie encore aux travaux des routes et au service de la poste (vorspann). Au seigneur, d’après les puncta regulaliva, il doit, suivant les comitats, deux ou trois jours de travail par semaine, en amenant un attelage de quatre bœufs S’il n’a reçu que le terrain qui entoure sa maison (tetek), il ne doit qu’une journée de corvée. Lorsque le paysan arrive d’un village voisin, le temps qu’il emploie pour venir et s’en retourner est compté dans les heures de travail. S’il part d’un lieu éloigné, il reçoit la nourriture nécessaire pour lui et ses bœufs. En outre le paysan doit la dîme prélevée sur ses denrées. Dans quelques contrées il donne chaque année une poule et dix œufs. Quelquefois sa femme vient filer au château ou remplit telle fonction déterminée. Tout cela se fait d’après les conditions acceptées de part et d’autre, car le magnat ne peut de lui-même augmenter la corvée. Ces coutumes qui nous reportent à un temps déjà loin de nous, donnent lieu a des scènes caractéristiques. Je vis un jour transporter dans la cour d’un riche propriétaire des charretées de jambons que l’intendant avait placés quelques mois auparavant dans les cheminées des villageois. Le seigneur remarqua en souriant que la fumée des chaumières avait le privilège de diminuer singulièrement le volume des jambons.

D’après ce qu’on vient de lire on voit que le magnat n’a aucun droit sur le paysan. Ses rapports sont ceux du propriétaire avec son fermier. Il est seulement possesseur du sol, et c’est à ce titre qu’il le loue : car la terre ne peut pas appartenir à celui qui n’est pas noble. C’est aux employés du comitat à intervenir quand s’élève un différend entre le fermier et le propriétaire : c’est à eux encore qu’est confiée la protection du paysan.

Cette loi qui remettait la terre entre les mains des seuls nobles pouvait se justifier à l’époque où elle fut établie. En effet on ne confiait le sol qu’à des citoyens capables de le défendre, et on n’osait l’abandonner aux serfs, c’est-à-dire aux vaincus, que l’on considérait comme des ennemis. Aussi le droit de possession était-il le privilège exclusif du vainqueur. Aujourd’hui ces distinctions s’effacent : le temps a comblé le gouffre qui séparait les diverses classes de la société. Les lois du moyen âge disparaissent. Déjà la Diète de Hongrie a décidé que le paysan aurait désormais la faculté d’acheter, en qualité de propriétaire, le sol qu’il recevait jusqu’ici comme fermier. Il est hors de doute que la prochaine Diète de Clausenbourg accordent le même droit aux paysans transylvains. C’est parce que celui qui occupait la terre était chargé de la défendre que les femmes n’eurent pas la faculté de posséder. De nos jours encore les biens du magnat se partagent également entre ses fils, à l’exclusion des filles. Celles-ci héritent des biens meubles, ainsi que de la dot de leur mère. Il y eut, dès l’origine, deux sortes de possession. Souvent les rois faisaient don d’un domaine à un magnat. Mais quelquefois ils le lui concédaient pour un temps déterminé, moyennant une somme stipulée. En remboursant la somme à l’époque convenue, il pouvait reprendre la terre.

Cette coutume a amené entre la couronne et les magnats de vives contestations. A l’époque où les conventions de ce genre étaient passées entre les rois et les nobles, les sommes d’argent se comptaient presque toujours par florins. Depuis cette époque les empereurs, dans des jours désastreux, ont créé ce qu’on appelle vulgairement le mauvais florin, lequel a une valeur fort inférieure au florin allemand. Or, en remboursant aujourd’hui les sommes versées autrefois par les magnats, le gouvernement autrichien n’entend accorder que des florins nouveaux, sous prétexte que la qualité du florin n’est pas spécifiée dans les contrats. Les magnats protestent contre cette interprétation de la lettre, et l’on voit de nos jours plusieurs familles intenter à ce sujet des procès au roi.

Celui qui possédait le sol, c’est-à-dire le noble, ne payait aucun impôt en argent. Il ne devait que le service militaire. Quand la guerre était proclamée, le petit noble s’armait et accourait à cheval sous les bannières royales. Le magnat amenait au camp vingt fantassins pour un cavalier : celui-ci, dont l’équipement coûtait autant que celui des vingt hommes de pied, était appelé huszàr[1] Le magnat était forcé d'entretenir sa troupe quand on guerroyait dans l’intérieur du pays. C’était au roi à supporter les frais si l'armée passait la frontière. La levée en masse de tous les nobles, c’est-à-dire de toute la nation, a le nom d’« insurrection » dans les lois du pays. La dernière insurrection eut lieu en 1809, et occasionna la bataille de Raab.

Aujourd’hui, bien que le gentilhomme soit toujours considéré comme exempt de contributions, il est soumis à une foule d’impôts indirects. Il paie le sel fort cher, bien qu’il ne soit légalement tenu que de rembourser les Irais du travail au roi, qui exploite les mines. Lorsqu’un paysan a occupé un champ et acquitté la contribution, Ce champ est désormais sujet à l’impôt, que le noble le concède ou non à un nouveau fermier. Les charges les plus lourdes qui pèsent sur le magnat sont volontaires. Ce sont les dons faits aux collège, aux hospices, qui s’élèvent toujours sans le concours du gouvernement autrichien, et qui ne sont soutenus que par la générosité des seigneurs. Ce sont les écoles de village qu’ils fondent, les théâtres qu’ils créent dans le but de populariser la langue nationale. Ils sentent qu’ils doivent compte au pays de la fortune qu’ils ont en dépôt.

En accordant aux paysans le droit de posséder le sol, les magnats transylvains devront également abolir les prérogatives qui appartiennent aux membres de l’aristocratie. Nous avons dit plus haut que le seigneur avait seul le droit, dans le village, de bâtir l’auberge ; seul aussi il a la faculté d’ériger un moulin, et d’établir un bac sur la rivière voisine. Ce sont là des prérogatives qui étaient fort recherchées des possesseurs féodaux.

Entre les habitudes que le moyen âge a introduites et que la loi respecte encore, il en est une assez particulière et qu’il faut faire connaître. Lorsque, par suite d’empiétements successifs, un propriétaire envahit le territoire de son voisin, celui-ci doit protester contre cette usurpation, s’il ne veut faire l’abandon des champs occupés. Il a, pour protester, deux moyens différents. S’il est doué d’une patience évangélique, il intente un procès à l’envahisseur, et attend tout de la justice ; sinon il peut recourir à une voie plus sûre. Il assemble un matin les paysans de corvée, les mène sur le territoire en litige, et fait couper le blé que le voisin a eu l’imprudence d’y semer. Lui-même, à la tête des gens de sa maison en armes, protège les travailleurs. Voilà qui sent son quatorzième siècle. Ainsi composée, cette petite troupe rappelle les années féodales. Les faucheurs représentent le ban et l'arrière-ban, tandis que les domestiques qui suivent leur maître à cheval figurent la noblesse qui combattait aux côtés du roi. Pour un Français de notre époque, il eût été assez curieux de prendre part à une de ces expéditions. Mais le monde se gale de jour en jour, comme me le disait un vieux gentilhomme hongrois, et je n’ai pas ouï dire, durant mon séjour en Transylvanie, qu’une campagne de ce genre ait été entreprise.

Les seigneurs transylvains ne possèdent pas de revenus proportionnés à l’étendue et à la fertilité de leurs terres. Ce fait est déterminé par certaines causes fort graves. Sous le rapport commercial, la Hongrie et la Transylvanie sont traitées par la cour de Vienne comme des pays étrangers, pis encore. Les produits de ces contrées sont frappés à la frontière autrichienne, c’est-à-dire à l’ouest et au nord, d’un droit exorbitant. Au midi et au sud sont situées des provinces qui regorgent de denrées similaires, et avec lesquelles les échanges ne peuvent être considérables. La consommation est donc purement locale ; et comme chacun possède, il en résulte que personne n’achète. Enfin, et c’est là le plus grand obstacle, le mauvais état des routes rend les communications difficiles. Il existe quelques bonnes chaussées qui suivent le bassin des fleuves, comme on peut le voir sur la carte ; mais la plupart des chemins sont à foire. Quant aux rivières, elles ne sont guère navigables. La Szamos, qui le fut un moment par les soins de Marie-Thérèse, ne l'est plus aujourd’hui ; et la Maros, qui pourrait être une excellente voie fluviale, ne porte pour ainsi dire que des radeaux. Aussi est-il impossible que les denrées s’écoulent. Les granges sont remplies d’immenses meules de blé, les caves contiennent quinze ou vingt mille mesures de vin, et rien ne se vend. On a de tout en abondance, moins de l’argent. Frappé de la prospérité apparente de l’Angleterre, quelques membres de l’aristocratie hongroise rêvent pour leur patrie je ne sais quel avenir industriel, et y appellent le règne des machines, lis oublient que par leurs idées ils devancent de quelques siècles la foule de leurs compatriotes. Par l’état de civilisation de ses habitants, par sa position géographique, par la fertilité de son soi, la Hongrie est destinée à être, et pour long-temps encore, un pays agricole. Il serait dangereux d’imiter l’Angleterre dans un pays peu préparé à l’industrie. Au contraire, en y développant l’agriculture, on peut créer en Hongrie une ère de prospérité nouvelle. Que les Hongrois établissent des voies de communication, et Marseille ira chercher au port de Fiume le blé qu’elle fait venir d’Odessa, la laine qu’elle va prendre en Egypte ; l’Angleterre et l’Amérique y achèteront les vins de Bude et de Tokay.

Nous insistons sur les améliorations qu’il s’agit d’apporter à l’agriculture, parce qu’elle est fort arriérée en Hongrie. On comprend en effet que les immenses terrains qui appartiennent au seigneur ne peuvent être labourés, comme en Angleterre, par des ouvriers. Le propriétaire s’engagerait par là dans des dépenses excessives. Les travaux des champs sont confiés aux paysans de corvée, c’est-à-dire à de détestables manœuvres, qui n’ont à leur disposition que de mauvais instruments et s’acquittent fort mal de leur besogne. Rangés en une longue file qui figure dans le paysage une ligne blanche, ces travailleurs se transportent d’un champ dans un autre pour y labourer avec d’autant plus d’insouciance qu’ils n’ont aucun bénéfice à retirer de leurs fatigues. Est il possible qu’avec de telles conditions l’agriculture fasse des progrès, et, avant d’improviser des fabriques qui ne répondent à aucun besoin pressant, n’est-il pas raisonnable de changer un tel état de choses ?

Ce que nous disons ici s’applique surtout aux paysans valaques. Les Hongrois mettent dans leurs travaux une certaine ardeur ; mais les Valaques, et le plus grand nombre des paysans transylvains appartient à cette nation, font preuve de la plus intrépide paresse, alors même qu’ils travaillent pour leur propre compte. L’homme prospère en raison de la somme d’activité qu’il dépense. Cela est si vrai, que la seule vue d’un village indique quelle race d’hommes l’habite. Les villages hongrois ont un air de bien-être qui contraste avec l’aspect misérable des hameaux valaques, bien que les paysans des deux localités cultivent une quantité égale d’un même sol. Les Valaques n’ont guère de besoins. Ils portent des vêtements de toile tissés par leurs femmes, et ils mangent peu, outre que leurs pratiques religieuses les obligent à des jeûnes fréquents. Ces circonstances encouragent leur paresse naturelle, et quoiqu’un petit nombre d’entre eux emploient leurs économies à affermer de nouvelles terres, on peut dire que généralement les paysans vont boire au cabaret l’argent qu’ils ont gagné.

Supposez que des routes soient créées, car c’est toujours par là qu’il faut commencer, que les denrées s’écoulent, que l’argent circule dans le pays, le seigneur se servira de laboureurs à gages qui travailleront d’autant mieux qu’ils viendront s’offrir d’eux-mêmes. De son côté, le paysan acquerra une certaine prospérité qui lui permettra de devenir à son tour propriétaire. Alors il perdra ces habitudes d’insouciance et de paresse qu’il a contractées en travaillant trop longtemps pour d’autres. Et l’on ne verra pas seulement la richesse d’un pays se développer, mais une classe d’hommes immobile jusqu’ici au point de vue de la civilisation marcher vers un avenir meilleur.

On a déjà pris en Hongrie quelques mesures favorables au développement de l’agriculture. Jusqu’à ce jour, au lieu de recevoir les deux terrains de rigueur, le paysan n’avait qu’un champ de labour avec la faculté de faire paître ses bestiaux dans la plaine où se promène le bétail du seigneur. Cette coutume donnait au paysan un certain avantage, car il pouvait posséder un nombre indéterminé de vaches, que sa propre prairie si elle lui eût été une fois concédée, n’aurait pas suffi a nourrir. Mais il arrivait que ce seigneur devait abandonner au village le tiers et quelquefois même la moitié de ses terres, tandis que d’autre part le paysan, qui comptait sur ses bestiaux, négligeait la culture de son champ. Pour parer à ce double inconvénient, on a décidé que le propriétaire serait forcé de distribuer deux terrains au fermier. Ajoutons que celui-ci a le droit de les choisir, et il s’entend qu’il prend la meilleure partie du sol. On a remarqué, dans les comitats où cette mesure a été mise à exécution, qu’elle a produit d’heureux effets. Quelquefois les paysans convertissent en terres labourables les deux champs qui leur ont été accordés. Hors d’état d’ailleurs d’entretenir ce nombreux bétail qui trouvait sa subsistance sur le territoire du grand propriétaire, ils songent à travailler la terre et deviennent bons laboureurs.

C’est la noblesse hongroise qui a la gloire de prendre l’initiative dans toutes ces lois nouvelles. Sous les yeux d’un gouvernement rétrograde, elle accomplit une tâche devant laquelle ont reculé les aristocraties de tous les pays. Elle prépare le règne de l’égalité, sans que le peuple, pour le bien duquel elle travaille, ait encore songé à élever la voix. Nous avons dit que les paysans, délivrés peu à peu du servage, sont aujourd’hui devenus citoyens, puisque, d’après les dernières décisions, ils ont la faculté de posséder le sol. Ajoutons que les nobles ont résolu de subvenir à la moitié des dépenses du comitat, que les paysans supportaient seuls jusqu’à ce jour. Non seulement cette aristocratie accorde des droits étendus aux classes inférieures, mais encore elle se dépouille des privilèges qu’elle possédait depuis dix siècles ; elle offre spontanément de payer les impôts auxquels elle n’avait jamais été soumise, et brise d’elle-même la dernière barrière qui la sépare du peuple. Sanctionnées en Hongrie, ces lois seront immédiatement adoptées en Transylvanie. Nous regrettons que l’Europe ne soit pas plus attentive à ces nobles efforts. C’est là une œuvre qui mérite l’ardente sympathie des pays libres ; et il appartenait à un peuple aussi généreux que le peuple hongrois de donner ce spectacle au monde.



  1. De husz, « vingt », et àr, « prix », littéralement « prix de vingt, qui vaut vingt » : les Hongrois prononcent houssar. Dans la suite, quand le mode de recruter par vingt eut disparu, on continua a appeler ainsi les cavaliers levés en Hongrie. Aujourd’hui les régiments de hussards au service d’Autriche sont exclusivement formés des Hongrois désignés pour le service de la cavalerie. Leur uniforme, qui n’est autre que le costume national, fut imité chez les nations voisines. Il y eut dans chaque armée européenne des cavaliers qui reçurent le nom et l’habit des huszàr. Ce mot, pour nous, n’a pas de sens ) mais il sonne bien. Les mots colback, dolman, shako, soutache, qui désignent différentes parties de l’uniforme, sont encore des mots hongrois plus ou moins altérés. Les deux premiers viennent du turc. Nous avons conservé ces expressions avec d’autant plus de fidélité historique, que les premiers hussards qui parurent en France, sous Louis XIV, étaient Hongrois. Les régiments créés par les comtes Eszterhàzy et Bersényi ne perdirent le nom de leurs fondateurs qu’en 1795 ; et encore après cette époque on vit des hussards français porter des tresses, c’est-à-dire la coiffure adoptée par les paysans hongrois jusqu’au siècle dernier.