La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 14


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 349-364).
chapitre XIV.
Vallée de la Maros. — Veczel (Sergidava). — Déva. — Les Bulgares. — Vajda Hunyad.

La Maros, en quittant la Transylvanie, arrose de fort belles vallées. Elle s’étend d’abord paresseusement dans des prairies ombragées d’arbres et des champs dorés par le maïs, que bordent des collines vertes et rondes. D’élégants châteaux se montrent par intervalles, dont les jardins descendent jusqu’au bord de l’eau. Des montagnes éloignées forment le fond du paysage. Rien n’inspire davantage le calme et la tranquillité. Peu à peu la nature devient plus sévère, le fleuve se rétrécit ; puis soudain il se réveille, gronde et court entre deux murs de montagnes couvertes de forêts séculaires, et qui portent des rochers de carniole et de marbre.

Un intérêt historique s’attache encore à ces rives. Le premier village que l’on rencontre, Veczel, est situé près d’une colonie romaine. On voit, sur le bord du fleuve, un carré d’assez grande étendue, formé par l’exhaussement du sol, et qui indique la place d’une ville. On y a trouvé toutes sortes de monnaies, des armes, des statues. Chaque année les laboureurs découvrent quelques antiquités. Au dire de plusieurs auteurs, le nom de Veczel ne serait autre que celui de Décébale corrompu. Il est permis d’avancer avec plus de fondement que la ville romaine était appelée Sergidava. Personne ne doute qu’il ait existé une colonie de ce nom. Or, s’il elle a existé, il faut la placer nécessairement près d’une rivière, et d’une rivière assez importante pour que les Romains aient pris la peine d’y bâtir un pont, comme le prouve l’inscription suivante[1] : Aulus Crispus e Tribu Volteia, Præfectus Legionis XIII. Geminæ, Pontem bellorum injuria et Amnis violentia diruptum, Populo Plebique Sergidavensi restituit. La position des ruines situées sur la rive même de la Maros suffirait déjà pour faire croire que là était placée Sergidava. Cette opinion, qui est celle de Benkö, acquiert encore plus de force si on considère que c’est à Veczel même que fut trouvée l’inscription romaine.

Après Veczel viennent Braniska, où les Turcs furent battus sous Sigismond Báthori ; Illye, où naquit le prince Bethlen. À Dobra, les Turcs avaient élevé un château ; leur souvenir est présent partout ; le Banat que la Maros longe, au sortir de la vallée, en se dirigeant vers la Theïss, a été témoin de cent combats.

C’est à l’entrée de cette vallée qu’est situé Déva. Le bourg est dominé par une montagne isolée et conique, qui semble destinée par la nature à recevoir une citadelle. Aussi le château qui la couronne est-il d’une époque très reculée. Les paysans racontent qu’il date « du temps des fées », et les érudits, s’appuyant sur cette hypothèse que dav en langue dace signifiait « montagne », prétendent que Décébale s’y était établi. Il était le siège de la libre baronnie de Déva, et a été possédé tour à tour par des maîtres illustres. Pendant la révolte des Valaques conduits par Hora, les Hongrois s’y enfermèrent ; puis, quand les rebelles se furent abreuvés de vin, ils les culbutèrent dans la Maros.

Le comte Bethlen en fit au 17e siècle une description détaillée. « Le château de Déva, dit-il, est la plus grande et la meilleure forteresse de toute la Transylvanie, je pourrais même dire qu’elle était la meilleure forteresse de l’Europe avant l’invention des bombes, si préjudiciables à la sûreté des plus fortes places.

» On y arrive par une pente assez douce, qui conduit au premier corps de garde, lequel est bâti en forme de tour, et peut contenir environ cent hommes de garnison. Quand on l’a franchi, on trouve un pont de pierre, ou plutôt de roche, qui traverse un fossé creusé dans le roc, ayant près de cinquante toises de profondeur, et environ soixante toises de large. Lorsqu’on a passé ce pont, on trouve un corps de garde pareil au premier, et l’on entre dans la cour du château par dessous une voûte d’environ vingt toises. Au milieu de cette cour, qui est en cercle parfait, et a bien cent toises de largeur en tout sens, se trouve une très grande mare, qui sert à abreuver les chevaux et les bestiaux. Elle se remplit des eaux de pluie et de la fonte des neiges ; mais, quand elles ne suffisent point, il y a deux puits à droite et à gauche, dont on tire l’eau par le moyen d’une grande roue que des bœufs font aller, et qui y suppléent. Ces puits sont fort profonds, et l’eau en est excellente à boire. Outre cela, il y a dans la profondeur de cette cour une espèce de vivier, où l’on conserve une grande quantité de petites truites de montagne ; et à côté, dans une manière d’auge faite exprès, il y a toujours une très grande quantité d’écrevisses, qui s’attachent dessous de gros fagots faits pour cela, de sorte que pour en avoir il ne faut que lever un de ces fagots, où l’on en trouve des centaines. Qui plus est, elles s’y nourrissent des boyaux et des vidanges des poules et autres volailles, et c’est un secret pour n’en point manquer. Il est vrai qu’il faut leur changer l’eau, et nettoyer leur auge presque tous les jours. Tout le pourtour de ce château est en souterrains, et au dessus sont de vastes magasins et des étables, où l’on met toutes sortes de provisions, et où l’on renferme les chevaux et les bestiaux. Aux quatre coins de cette cour on a placé quatre escaliers dont les marches vont en tournant, et par lesquels on monte aux appartements qui entourent cette cour, et aux terrasses qui règnent au dessus. Le tout a été si solidement bâti de pierre de roche, que l’on n’y voit point la moindre fente ni la moindre ouverture. La terrasse qui sert de couverture à ce vaste bâtiment est aussi entière et aussi ferme que si l’on venait de la bâtir, quoique ce château ait été construit depuis un temps immémorial. La plus commune opinion est qu’il a été bâti par l’ordre de l’empereur Trajan, qui le premier fit la conquête de la Transylvanie, appelée en ce temps-là Dacie, comme les historiens le remarquent[2]. »

Malheureusement le château de Déva fut démantelé au commencement de ce siècle. On m’a raconté que les gentilshommes du lieu, pour faire honneur au comte Ladislas Bethlen, nommé alors Suprême de Hunyad, s’étant habillés à neuf, le commandant des troupes autrichiennes imagina que cette abondance de dolmans et de pelisses « cachait » une révolution, et mit le château hors d’état de servir aux rebelles. On le répare depuis quelques années, mais d’une manière affreuse ; le bruit court qu’il sera converti en prison d’état. Il est gardé par quelques Valaques du régiment-frontière. Trois murs d’enceinte appuyés sur le roc fortifiaient la citadelle, qui correspondait, dit-on, par un chemin souterrain, à un vieux bâtiment voûté situé au bas de la montagne, où sont logés des soldats. Le château même consiste aujourd’hui en un édifice carré, oblong et lourd.

Maigre les changements qu’il a subis, il est encore assez beau vu de la ville, grâce à sa triple ceinture de murailles et à son heureuse position. On y monte par un chemin qui fait le tour de la montagne, et que les voitures peuvent gravir facilement. Du haut des murs, la vue s’étend sur une grande plaine bornée au nord par les montagnes de Zalathna, aux flancs desquelles est suspendu Nagy Ag ; la Maros serpente entre les moissons, coule sous des peupliers, et disparaît dans la charmante vallée de Dobra ; en face sont des coteaux chargés de vignes ; au dessous de vous Déva étale les mille vergers qui séparent les maisons, et lui donnent l’air d’un jardin.

Une portion de la ville fut donnée jadis avec certains droits à des colons bulgares par Gabriel Bethlen. On sait en effet que ce prince attirait dans le pays les artisans étrangers. Le nombre de ces colons a beaucoup diminué, car aujourd’hui on n’en compte plus que trois ; mais d’après leurs privilèges le faubourg doit appartenir aux Bulgares tant qu’il en restera un. Ils ont un juge particulier et correspondent directement avec le gouvernement. Leur église, surchargée de colifichets, est attenante à un couvent où habitent six moines.

On trouve aux environs de Déva beaucoup d’antiquités. J’ai déjà cité Veczel. Sans aucun doute les recherches seront fort intéressantes quand on prendra la peine d’en faire. Plusieurs magnats ont dernièrement manifesté l’intention de se constituer en société pour fouiller le sol ; il est inconcevable que ce projet n’ait pas été réalisé plus tôt. Lorsque je me trouvai à Déva, un villageois creusant un fossé autour de sa vigne avait heurté récemment un vase rempli de bijoux romains, de l’or le plus pur, et mis en ordre avec beaucoup de soin. Quelques semaines avant le hasard avait fait découvrir tout un costume hongrois enfoui dans la terre depuis plusieurs siècles. Le corps avait disparu, mais on trouva le suaire de moire blanche, le corsage, la ceinture d’argent qui l’attachait, ainsi que des bagues et les aiguilles d’or du párta ou diadème.

En face du château de Déva, à l’autre extrémité de la plaine, est une montagne également isolée qu’on appelle « Or », Arany. Elle était surmontée d’une forteresse qui appartenait aux seigneurs de Kapi, et qui n’existe plus. Peu de contrées offriraient au tant de ruines que la Transylvanie, si les Turcs ne l’avaient sans cesse ravagée. Après eux les empereurs d’Autriche rasèrent, par prudence, les châteaux qui subsistaient encore.

Le plus remarquable de tous ceux qu’on a laissés debout est situé non loin de Déva. C’est le château de Hunyad, et il excite un double intérêt, puisqu’il a été bâti et habité par le vayvode, père de Mathias Corvin. Dans ces vallées, en effet, Jean Hunyade a grandi pour le désespoir des Turcs et le salut de la chrétienté. Le lieu de sa naissance est ignoré ; son extraction même est incertaine. Mais la tradition nationale a suppléé à tout, et l’histoire suivante est regardée comme authentique.

En 1392, le roi Sigismond, conduisant son armée en Valachie et campant sur les bords du Sztrigy, y rencontra la fille d’un boyard, nommée Élisabeth Morsinai, qui était d’une rare beauté, et pour laquelle il s’éprit d’amour. Le triomphe fut facile au monarque, puis il passa en Valachie, où ses armes furent victorieuses. Au retour la belle Morsinai parut devant sa tente et lui demanda ce qu’il ferait pour son enfant. Sigismond, charmé, promit de le combler d’honneurs, et, remettant à la future mère une bague d’or : « Présentez-vous à moi, dit-il, et montrez cet anneau. » Quelques mois après le départ du roi Élisabeth épousa un boyard nommé Voik Butin, qui l’emmena en Valachie, et dans le même temps elle mit au monde un fils qu’elle appela Jean. Sigismond parut une seconde fois à la tête d’une armée hongroise. Dès qu’Élisabeth l’eut appris, elle se présenta devant le roi et lui montra l’anneau. Sigismond le reconnut, caressa l’enfant, renouvela les promesses qu’il avait faites à la mère, et lui dit de venir à Bude. Son mari étant mort, elle pria son frère de l’accompagner. Celui-ci, qui ignorait le but du voyage, s’y refusa d’abord ; mais à la fin, vaincu par les prières de sa sœur, il promit de la suivre. Un jour qu’elle était occupée à laver, et que l’enfant, assis près d’elle, jouait avec l’anneau royal, un corbeau prit en volant la bague dans son bec et vint se percher sur un arbre. L’enfant pleura. La mère accourut, appela son frère et s’écria que les promesses du roi étaient perdues s’il ne pouvait recouvrer l’anneau. Le soldat saisit son arc ; dans sa précipitation il manqua le but, mais d’une seconde flèche il abattit l’oiseau.

Alors ils partirent pour la Hongrie dans le dessein d’aller trouver le roi. Sigismond reconnut encore la bague ; il fut joyeux de voir son fils, qui était devenu très beau, le combla de présents, et établit sa mère à Pesth. Tous les jours il le faisait venir au palais, et prenait grand plaisir à jouer avec lui. Enfin il le dota du domaine de Hunyad, avec soixante villages, et voulut qu’il prît pour armes un corbeau portant dans le bec un anneau d’or. Il lui fit encore de riches présents, ainsi qu’à sa mère, puis il les envoya en Transylvanie, où l’enfant devait être élevé. Le fils de Sigismond tira son nom de la ville qu’il avait reçue en apanage, et il fut appelé Hunyadi János[3], d’après la coutume hongroise de mettre le nom propre après celui de la famille, c’est-à-dire Jean de Hunyad. Sa mère épousa un autre boyard valaque dont elle eut plusieurs enfants. Jean Hunyade leur donna, avec de grands privilèges, un des villages qui lui appartenaient. Ce village, appelé Csolnakos, possède aujourd’hui encore des droits particuliers[4]. Il n’est pas soumis à l’administration du comitat et ne paie point d’impôts. La famille Csolnakosi, issue de ce nouveau mariage, a les mêmes armes que les Corvins, et jouit également de certaines prérogatives. Les restes d’Élisabeth Morsinai sont déposés dans un autre village du domaine de Hunyad, à Telek.

Lorsqu’il fut revêtu de la dignité de vayvode, et dans un de ces rares moments de repos que lui laissaient les Turcs, Jean Hunyade éleva un château près de la ville dont il portait le nom. C’était sans doute une habitation de plaisance plutôt qu’une forteresse, à en juger par ce qui reste du monument primitif, mais ses successeurs l’agrandirent, en firent une place de guerre, et élevèrent tant de bastions et de remparts, qu’il est difficile aujourd’hui de reconnaître de loin un édifice dans cet assemblage désordonné de tours inégales et de toits confusément pressés.

Le château de Vajda Hunyad[5] est situé sur un rocher entouré de deux torrents qui se joignent au dessous des murs. Il domine la ville. On y arrive par deux ponts de bois nouveaux que soutiennent de vieux et longs piliers couverts de mousse. Si on s’arrête au moment de franchir le pont du nord, qui mène à la porte principale, et si on regarde, je ne dis pas la façade, mais le devant de l’édifice, l’œil, embrassant un espace moins étendu, n’est plus choqué par un ensemble lourd et confus de constructions diverses, et le château se montre fier et imposant. À l’ouest une galerie gothique formée de quatre tourelles délicatement sculptées et réunies par de gracieuses ogives donne a l’édifice quelque chose de svelte et d’élégant ; elle est de Jean Hunyade. Plus loin, on voit au midi une grande tour carrée placée au delà du fossé d’enceinte, et qui servait d’ouvrage avancé. Cette tour est jointe au château par une galerie à l’extrémité de laquelle est un pont-levis. Ni la tour ni la galerie n’étaient couvertes. Les murs qui soutiennent les toits modernes sont hauts et épais ; ils pouvaient garantir un homme, et sont percés de meurtrières. Aux angles on voit les trous par où s’échappait l’eau de pluie. La tour du sud porte le nom slavon de Neboï sa, « ne crains pas ». À travers les meurtrières on aperçoit, à une portée de flèche, les ruines d’un fort occupé par les templiers et détruit en 1310. De l’autre côté de la tour, à l’est, est un gros vieux bastion encore peint de carreaux rouges et blancs, qui fait corps avec le château ; le bastion et les peintures sont du 15e siècle. Puis viennent des tours construites par le prince Gabriel Bethlen en 1619 et 1624. C’est de ce côté qu’est située la chapelle ; c’est aussi là que se trouve le second pont, bâti vers ce temps par Paul Bethlen. On arrive ensuite aux murs élevés par le roi Mathias en 1480. Enfin l’on retrouve le pont principal, dont l’entrée est défendue par une grosse tour peinte récemment, car tout le château de Hunyad a eu à souffrir des réparations générales en 1825.

La cour intérieure est irrégulière et montante. Le roc sert de pavé. Çà et là sont des fenêtres gothiques percées de balles. Au dessus des portes sont sculptés divers écussons, entre lesquels on distingue le corbeau portant dans le bec un anneau d’or. La chapelle est petite et sans autre ornement qu’un balcon sculpté. Une meurtrière de huit pieds d’épaisseur éclaire la sacristie. L’âme de Jean Hunyade respire dans cette petite église simple et modeste à l’intérieur, formidable au dehors comme une redoute. Capistran y a prêché la croisade.

C’est dans la partie occidentale du château qu’on retrouve le plus de traces de l’architecture primitive. Au niveau de la cour est une grande salle voûtée, divisée d’un bout à l’autre par un rang de colonnes qui soutiennent les ogives du plafond. Sur l’une d’elles on lit cette inscription sculptée dans la pierre en lettres du 15e siècle : Hoc opus fecit fierci magnificus Joannes Hunaydes, regni Hungariæ Gubernator. A° Di 1452. À l’extrémité de la salle, qui donnait issue sur des oubliettes, se trouve une porte derrière laquelle on a découvert une quantité d’ossements. La tradition rapporte que dans cette enceinte Jean Hunyade assembla la Diète, et prépara ses victoires sur les infidèles. On y met aujourd’hui des lingots de fer apportés des mines voisines : le sol en est encombré, et c’est a peine si on peut lire l’inscription[6].

Une porte artistement sculptée s’ouvrait sur un escalier de pierre étroit et tournant, dont les premières marches sont détruites. Cet escalier conduisait aux étages supérieurs. Ici les tourelles gothiques de Jean Hunyade s’offrent les premières : elles sont éclairées par de petites fenêtres en ogive, et pavées en marbre rouge de Bude ; les plafonds portent des armoiries. Dans l’une de ces tourelles naquit l’infortuné Ladislas Corvin. À côté se trouvait une autre grande salle également voûtée que l’on a malheureusement coupée dans tous les sens. Elle était plus élevée que la salle inférieure ; on l’a séparée dans toute sa longueur par un nouveau plafond. Le haut est devenu un grenier, et le bas, divisé par une multitude de murs, sert de logement à l’administrateur des mines et du domaine de Hunyad. Les nervures des voûtes gothiques se voient encore sur les murs du grenier, qui est occupé par une nuée de chauves-souris. Au dessous des ogives, et tout autour de la salle, étaient peints les portraits des rois de Hongrie depuis Almos jusqu’à Mathias. On a dernièrement essayé de les reproduire.

De cette salle, qui, je crois, servait plutôt que la précédente aux assemblées publiques, on pouvait gagner le pont-levis et la galerie de la tour Neboï sa. Un corridor conduit à présent dans la partie du château bâtie au 17e siècle, et qui est tout aussi ravagée que l’aile de Jean Hunyade. Les tours servent de chambres à coucher, et les salles à épaisses murailles ont été partagées et transformées en bureaux. Les constructions de Mathias Corvin sont méconnaissables. On voit seulement de tous côtés des ogives à demi cachées dans les cloisons, des voûtes coupées par des murs nouveaux, et des fenêtres gothiques bourgeoisement agrandies. On ne peut parcourir ce château sans maudire la parcimonie du gouvernement autrichien, qui n’a pas quelques mille florins à donner pour construire ses bureaux ailleurs. Encore ne retire-t-il pas un grand avantage de ce vandalisme. Les chambres modernes, formées d’après je ne sais quelle combinaison, sont pour la plupart obscures et incommodes ; elles n’ont pas même la misérable régularité des bâtisses administratives. Gâtez donc pour si peu un monument national !

Mais il était écrit que Vajda Hunyad tomberait aux mains du fisc. Après la mort de Mathias, il fut possédé par son fils Jean Corvin, dont la veuve, Béatrix Frangipani, le vendit à la famille de Török. En 1605, Étienne Török ayant été fait prisonnier par les Turcs et conduit à Constantinople, sa femme le vendit à son tour pour douze mille écus. Il échut alors aux Bethlen, qui le réparèrent, et vers le milieu du 17e siècle il appartenait à deux femmes de cette maison, qui épousèrent l’une le comte Étienne Törökli, l’autre le comte David Zolyomi. Le château fut partagé entre ces deux possesseurs, qui se livrèrent dans la cour plusieurs combats : on voit encore près des fenêtres les trous des balles de leurs mousquets. Déjà en 1599 il avait été en partie brûlé par les Valaques du vayvode Michel. Quand Emeric Törökli encourut la « note d’infidélité », c’est-à-dire fut déclaré traître et privé de ses biens, ainsi que Nicolas Zolyomi, fils du précédent, qui s’était réfugié en Turquie, Hunyad revint au prince de Transylvanie Michel Apaffi, puis a son successeur Léopold. Depuis ce temps il appartient aux empereurs d’Autriche. Ceux-là ne s’inquiètent guère des gloires de la Hongrie. Ils ont laissé le fisc détruire les salles antiques où a tonné la voix de Jean Hunyade, et établir des employés dans les tiers bastions du roi Mathias et du prince Bethlen. C’est en leur nom qu’on a osé porter la main sur ces nobles murs qui ont abrité les Corvins.

  1. Joan. Seivert, Inscriptiones monumentorum romanorum Dacia mediterranea.
  2. Mémoires du comte Bethlen Miklós. V. t. II, chap. 27.
  3. La voyelle i qui termine te nom hongrois correspond notre particule de.
  4. Pagus nulli in Transsilvania quoad prærogativa primas cedens et quasi regniculum in regno… Benkö.
  5. Vajda, en hongrois, signifie « vayvode » : on l’appelle ainsi à cause de la dignité dont Jean Hunyade riait revêtu. Voyez le chap. III.
  6. Il y a aux environs de Vajda Hunyad des mines de fer fort bien exploitées, qui donnent annuellement neuf mille quintaux métriques de mêlai. Le fer en est excellent. Vers 1660 elles rapportaient un revenu de dix mille ducats. (Mémoires du comte Bethlen Miklós.)