La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 12


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 289-308).
chapitre XII.
Detonata. — Veres Patak. — Riche paysan valaque. — Cetate. — Exploitation des mines sous les Daces et sous les Romains. — Oláhpián. — Nagy Ág.

Entre Vulkoj et Veres Patak, sur une montagne couverte de sapins, est une belle roche basaltique de quatre-vingt-dix mètres d’élévation. Elle est formée de colonnes à plusieurs faces, qui tantôt montent perpendiculairement jusqu’à une hauteur de trente-six mètres, tantôt se croisent et se coupent dans tous les sens. Un vieux paysan, que nous trouvâmes là, racontait que six années avant une partie de la roche s’était écroulée, et que la montagne en avait été ébranlée. Vue d’un certain côté, il semble qu’elle s’affaisse ; et l’on voit, couchés sur le sol, comme des tuyaux d’orgue brisés. Les Valaques disent que la foudre la détruit, et ils l’appellent Frappée du tonnerre, Detonata. Ils nomment une autre roche basaltique, qui est encore couverte de sapins, Detonata flocose, « Detonata velue », pour la distinguer de la première, dont la masse grise tranche fortement sur le vert foncé des arbres, et qu’ils appellent « nue », gole. Pendant nos observations, les nuages s’étaient amoncelés au dessus de nous. Soudain un coup de tonnerre retentit, qui fit tressaillir les chevaux, et de larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Un conseil fut convoqué, et on agita la question de faire halte ou de pousser plus avant. Le guide craignait fort la foudre et conseillait de partir. Le vieux Valaque parla de son expérience et donna le même avis. Le coup de tonnerre avait simplifié la discussion. Il y eut unanimité. Il fallait fuir ou se faire detonare. Le premier parti fut trouvé le plus raisonnable, car le ciel était pris de tous les côtés, la pluie menaçait de durer long-temps et les arbres n’offraient plus d’abri. Ce n’était pas la peine après cela de braver la foudre, et nous nous décidâmes à continuer notre route. En conséquence les manteaux furent dépliés et l’on partit pour gagner Veres Patak avant que la route fût détrempée.

Nous gravissions en silence un à un les chemins qui serpentent aux flancs des montagnes. Deux jeunes filles nous rejoignirent, bravement montées sur des chevaux qu’elles conduisaient sans brides, et chassant devant elles d’autres chevaux qui s’arrêtaient à chaque pas. Elles galopaient de l’un à l’autre, levant le bras pour les faire avancer. Quand les gestes ne suffisaient pas, elles sautaient à terre, ramassaient un caillou qu’elles jetaient adroitement au dernier, et, rapides comme l’éclair, se retrouvaient dans le même instant à cheval. Elles escaladaient les rochers en courant comme devaient le faire les vaillantes femmes des Daces. Au reste, chaque habitant de ces montagnes, femme ou homme, monte à cheval avec une hardiesse incroyable. C’est à cheval que les montagnards vont, de côté et d’autre, porter leurs minerais, dans toute saison et par toutes sortes de chemins. À Veres Patak les mineurs travaillent bottés et éperonnés.

Là, comme à Vulkoj, on ne voit que des étages de moulins à pilons qui broyent les pierres ; c’est le même bruit d’un bout du village à l’autre. Seulement il y en a bien davantage, ce qui fait que l’eau a une valeur inouïe. Un cours d’eau se loue quarante ducats par an et s’achète douze à quinze cents ducats[1]. Les quelques maisons où j’entrai étaient garnies d’un moulin, qui fonctionnait admirablement. Il me semblait que chacun possédait là son moulin, comme on a ailleurs son jardin ou sa cave. Il est en effet très raisonnable, pour peu qu’on soit maître d’un filet d’eau quelconque, d’avoir un de ces instruments commodes, quoiqu’un peu bruyants, qui, au bout de huit jours, en échange des pierres apportées, rendent une assez forte quantité d’or.

Je ne calomnie pas ces instruments précieux en les qualifiant de bruyants, et j’ai mieux que personne le droit d’en parler. Nous descendîmes à Veres Patak chez un jeune médecin du village, M. Vég, dans la maison duquel le guide nous avait conduits par la seule raison qu’elle se trouvait sur notre chemin. Notre hôte improvisé nous accueillit avec la cordialité d’usage en pareil cas ; et, après un copieux déjeuner auquel il invita, pour me faire honneur, le peu de gens qui savaient l’allemand, il nous conduisit vers son moulin à pilon, qui n’avait pas cessé de battre à quelques pas de nous. Il l’arrêta un moment ; et, plongeant la main dans le réservoir, il en retira une poignée de poussière d’or, provenant d’une charge de pierres, qu’il avait placées sous les pilons trois jours auparavant.

À Veres Patak, comme à Vulkoj, on trouve des masses d’or natif. Je vis une cristallisation sous laquelle on avait découvert un monceau d’or du poids de quinze kilogrammes. Partout où on cherche l’or on le trouve. Les montagnes de Veres Patak sont les plus riches de la Transylvanie ; et il n’y a peut-être pas dans le monde un lieu où, dans un espace si resserré, on trouve une telle quantité d’or. Aussi y a-t-il de tous côtés des mines, qui toutes rapportent. J’en visitai une fort belle, large et haute, de cent trente toises de profondeur, au moment où les mineurs employaient la poudre. Le bruit de la détonation, qui se prolongeait dans la galerie sombre, produisait un effet étrange et saisissant. On eût dit une tempête souterraine.

Quand les pluies ont fait déborder les torrents, on trouve l’or dans la boue du chemin. Sous ce rapport le temps nous avait assez favorisés pour que nous pussions voir cette merveille. Un homme ramassa de la terre devant nous, la lava quelque temps, et nous montra au fond de son écuelle de la poussière d’or. Tous les paysans recueillent l’or à Veres Patak. Ils s’empressent, dès qu’ils en ont le moyen, d’acheter un champ, et la récolte de l’or est toujours si abondante, que dans ce petit coin de la Transylvanie le terrain est d’un prix beaucoup plus élevé qu’en France. On me fit voir une prairie d’une médiocre étendue qui venait d’être achetée onze cent cinquante ducats.

Il y a à Veres Patak des Valaques qui ont gagné aux mines une fortune prodigieuse. J’allai voir le plus riche d’entre eux, dont on m’avait beaucoup parlé. Il était sorti. Sa femme, en bottes rouges et en robe d’étoffe imprimée, nous reçut. Elle achevait de mettre le couvert dans une chambre grossièrement meublée. Aux murs étaient accrochés de vieux fusils et des bottes ; des planches supportaient des assiettes de terre. La table était garnie de gros linge et de couverts en fer. Jusque là il n’y avait rien qui annonçât l’opulence des habitants de la maison. On nous fit monter un escalier : la scène changea. Nous entrâmes dans des pièces élégantes, où rien ne manquait. Plusieurs fusils, dont la crosse était damasquinée de cuivre et d’argent, pendaient aux murs entre des gravures et des tableaux. Dans une salle était une armoire vitrée, où brillaient une belle argenterie et des plats d’or et de vermeil. Des pendules arrêtées décoraient les consoles. Il y avait dans tout cela un goût valaque, qui s’était manifesté surtout dans le choix des tableaux. À côté d’une bonne gravure de la Cène, par Léonard de Vinci, était cloué un comique saint Pierre dans le goût de ces peintures primitives qu’on voit chez tous les paysans, lequel portait sur l’épaule un petit coq rouge fort curieux. Il va sans dire que la maîtresse du logis nous offrit du vin et du gâteau de maïs.

Le Valaque qui possède ces richesses les a gagnées en travaillant ; pourtant il n’est pas avare, et, quoiqu’il ait été pauvre, il n’a pas la vanité des hommes enrichis. Il a gardé la même manière de vivre et porte toujours ses habits de paysan. Cependant il sait faire parade de sa fortune devant ceux qui méprisent la pauvreté des gens de sa nation. Alors il les humilie à son tour en éveillant leur cupidité. Un jour qu’il revenait à pied de Carlsbourg, où il avait reçu une grosse somme, il rencontra un intendant monté sur un cheval qu’il lui prit fantaisie d’acheter, « Combien vaut ce cheval ? » demanda-t-il. Le cavalier trouva la question impertinente et répondit fièrement : « Ce cheval est trop beau pour toi. — Mais encore… — Eh bien ! cent ducats. » Le cheval n’en valait pas dix. « Cent ducats ? reprit-il, descends, les voilà. » Et il tendit sa main pleine d’or. L’intendant se garda bien de manquer une aussi bonne affaire ; il descendit, remit le cheval, et le paysan lui compta dans son chapeau cent ducats, qu’il dut recevoir en rougissant. Il entre une autre fois à Clausenbourg chez un marchand arménien et demande du drap blanc. On lui montre une étoffe grossière. « Voilà tout ce qu’il te faut », lui dit-on. « Ce n’est pas assez beau », répondit-il. On lui en offre d’autres. « Ce n’est pas assez beau », dit-il encore, « Veux-tu par hasard du drap d’officier ? » demande en riant le marchand. « Précisément. » Il s’en fait couper une pièce, qu’il déchire dédaigneusement en deux morceaux, les roule autour de ses jambes, remet ses sandales, paie et sort. L’Arménien se repentit trop tard d’avoir blessé ce paysan, qui portait de l’or. Il le suivit des yeux et le vit entrer dans une boutique voisine, où il acheta quarante livres de sucre, autant de café, etc.

On voit à Veres Patak un prodigieux monument de la persévérance romaine. Ce n’est pas moins qu’une montagne de rochers que les Romains ont entièrement creusée pour en tirer de l’or pur. Ils ont laissé debout, au dehors, de hautes murailles de roches, de façon qu’on croit entrer dans la cour intérieure d’un château féodal. Les Valaques l’appellent « les forteresses ». Deux véritables cours sont résultées de ce travail de géants. L’une, « la grande forteresse », haute et taillée dans tous les sens, montre des trous ronds et polis sur le roc, où l’on peut suivre la trace de l’outil romain. Des quartiers de roches soutiennent des masses qui semblent prêtes à tomber. Des cavernes profondes s’ouvrent sous les pieds. L’autre, « la petite forteresse », est littéralement à jour. L’ouvrier semble y avoir fouillé de côté et d’autre, selon son caprice. Une sorte d’arche s’élève qui a presque quelque chose d’élégant. Une effroyable ouverture, d’où pendent des pierres qui écraseraient vingt hommes, éclaire un souterrain au fond duquel on entendait les coups secs et répétés des mineurs, car on creuse toujours ces rochers. Des ingénieurs habiles ont constaté que la terre qui les porte est pleine d’or, et peut-être un jour la spéculation engagera-t-elle les hommes à détruire ce magnifique ouvrage.

Du mot latin civitas nous avons fait cité, les Italiens ont fait città, et les Valaques cetate. Mais comme les villes bâties par les Romains en Dacie étaient nécessairement fortifiées, puisque le pays était toujours remuant, le mot cetate signifie plutôt « forteresse » que « ville ». Les Valaques appellent les forteresses de Veres Patak cetate. La grande forteresse se nomme Cetate mare (major), et la petite forteresse Cetate mica (minor).

Cet énorme rocher, vide, si on peut dire ainsi, creusé patiemment, ligne à ligne, avec des moyens imparfaits, porte le cachet fortement empreint du génie romain, grand, ferme et inflexible. C’est là en effet l’œuvre des prisonniers. Ceux qui étaient convaincus de crimes contre l’état ou accusés de christianisme descendaient dans ces cachots éternels. Leurs femmes et leurs enfants les accompagnaient jusqu’au bord du gouffre, puis ils disparaissaient pour ne revoir jamais le jour. Quand les prisonniers ne suffisaient pas, on forçait les habitants à creuser la terre et à donner de l’or. Le nombre des malheureux voués à ce travail était immense. Polybe rapporte que les seules mines d’Espagne, dont la richesse était comparativement médiocre, occupaient quarante mille ouvriers ; qu’on juge combien de milliers d’hommes étaient employés dans celles de la Dacie, puisqu’elles rapportaient deux cent huit livres d’or par semaine, outre l’impôt en or levé sur les habitants des montagnes[2] !

On s’est plusieurs fois demandé si les mines de Transylvanie avaient été exploitées par les Daces. Il est à peu près sûr qu’ils savaient tirer l’or ou du moins qu’ils lavaient le sable des ruisseaux aurifères. Dromichœtes, il est vrai, en parlant à Lysimaque, représenta son pays comme une contrée pauvre et qui ne pouvait tenter les conquérants. Mais Hérodote fait mention des richesses de la Dacie et de l’or qu’elle produisait. Il faut donc que les Agathyrses, qui l’habitaient de son temps, aient connu le secret que Dromichœtes prétendait ignorer. Les monnaies de Sarmiz, toutes grossières qu’elles sont, montrent que les Daces connaissaient aussi l’art de frapper les pièces.

Quand eut lieu la découverte des cozons et des lysimaques trouvés dans la colline de Muntsel il y a une quarantaine d’années, chacun s’empressa de fouiller les environs pour déterrer un trésor. La chambre elle-même ordonna des recherches. Mais les travaux n’eurent pas le résultat qu’on espérait. On découvrit toutefois, au sein des montagnes, des cavités, et même un ruisseau qui coulait sous la terre ; on découvrit encore de vieilles murailles cachées jusque alors dans le sol, là où ni l’histoire ni la tradition ne plaçaient de colonies. Enfin l’on trouva un amphithéâtre construit et pavé en pierres ; sur les murs étaient des inscriptions que personne ne sut lire, et dont les lettres n’étaient ni latines ni grecques. Il y avait encore les restes d’une fonderie et quelques quintaux de minerais d’or très riches. Cette dernière circonstance porte à croire que les travailleurs ont été interrompus presque subitement par un événement imprévu, comme une invasion. Si cela était, on ne pourrait guère attribuer ces constructions aux Romains, qui abandonnèrent d’eux-mêmes la Dacie, et se retirèrent tranquillement, en prenant à l’avance toutes leurs mesures. Peut-on les faire remonter jusqu’aux Daces, jusqu’à l’époque où Trajan attaqua Décébale ? Ou plutôt ces lettres, qui n’étaient ni grecques ni latines, c’est-à-dire ni daces ni romaines, n’avaient-elles pas été gravées au 12e siècle par les mineurs allemands venus au temps de Geyza II, et qui, un siècle après, s’enfuyaient devant la grande invasion mongole de 1241 ? La question reste indécise.

Il faut croire qu’une bien faible partie des mines était exploitée par les Daces, à en juger par l’inscription suivante, qui montre que les richesses de la Dacie ne furent vraiment découvertes que par les Romains :

IOVI • INVENTORI
DITI • PATRI TERRAE • MATRI
DETECTIS • DACIAE • THESAVRIS
DIVVS • NERVA • TRAJANVS
CAES • AVG
VOTVM SOLVIT.

L’opinion que cette inscription a rapport à la découverte du trésor de Décébale, livré à Trajan par un certain Bicilis ou Biculus, est sans consistance. Décébale cacha, dit-on, sous le Sztrigy toutes ses richesses, afin de les dérober aux envahisseurs ; livrées aux Romains, elles servirent à l’érection de la colonne trajane et à la construction du pont du Danube. Sur quoi s’appuyaient ceux qui ont raconté cette histoire ? Il est impossible de le dire. Aucun des écrivains contemporains de Trajan, et il y en a beaucoup qui parlent en détail de la Dacie, ne fait mention du prétendu trésor de Décébale. Ce ne fut que huit siècles après l’époque de la conquête romaine que cette fable prit naissance ; et on l’a tellement répétée et variée, qu’aujourd’hui encore bien des gens en Transylvanie cherchent le trésor de Décébale avec autant de persévérance et aussi peu de succès que ceux qui s’acharnent à vouloir trouver les richesses de Darius. Comment supposer d’ailleurs que le roi des Daces, qui possédait un pays étendu et hérissé de montagnes, ait caché ses trésors dans la vallée de Hatzeg, c’est-à-dire sous les pas même des Romains ? Comment encore les aurait-il cachés sous le Sztrigy, c’est-à-dire sous une petite rivière qui est presque à sec pendant l’été, et qui se grossit tellement dans les temps de pluie, qu’elle entraîne tout le sable avec elle ?

On peut facilement se figurer, avec le secours des inscriptions qui subsistent, comment était organisée sous les Romains l’administration des mines. Trajan s’en occupa dès les premiers temps de la conquête. Il fonda un collegium Aurariorum, qu’il plaça sans doute à Carlsbourg, où étaient aussi les autres colléges (Negotiatorum, Hecatenorum et Dendrophororum). Il institua encore un collegium Fabrorum. Un procurator eut la direction suprême des mines, et présida le collége des Aurarii. Les inscriptions mentionnent une suite non interrompue de procurateurs jusqu’à l’abandon de la Dacie par les Romains. Ils occupaient un rang élevé dans la hiérarchie administrative, et leurs cendres étaient transportées à Rome. Un subprocurator, qui résidait dans les montagnes mêmes où se trouvent les mines, exerçait sous les ordres du procurateur une surveillance plus immédiate. Plusieurs decuriones dirigeaient les travaux, et faisaient leurs rapports au procurateur. Après eux venaient les triumviri monetales, chargés plus spécialement des fonderies ; les quæstores ou receveurs, et les lustralis auri coactores, qui levaient l’impôt en or sur les habitants.

D’après quels procédés ces mines étaient-elles exploitées ? On n’a guère à ce sujet de données certaines, mais on peut présumer que les ouvriers de la Dacie suivaient la méthode usitée en Espagne et décrite par Pline[3], c’est-à-dire que l’eau était employée comme principal agent. On peut s’en convaincre en recherchant les traces des premiers mineurs, et en examinant ce qui reste de leurs travaux. Il y a, par exemple, à Veres Patak deux de ces étangs ou réservoirs comme les Romains en creusaient dans les montagnes, et dans lesquels ils faisaient arriver des cours d’eau qui entraînaient l’or. Ailleurs on reconnaît les puits et les canaux qu’ils ont percés suivant leurs règles ordinaires.

Les mines de Transylvanie furent abandonnées pendant les invasions qui désolèrent ce pays du 5e au 11e siècle. Dans le courant du 12e, les rois de Hongrie firent venir d’Allemagne des ouvriers qui les exploitèrent. Il est à croire que l’art de ces mineurs n’était pas fort avancé, car leurs produits étaient peu considérables. Sous le gouvernement des princes, les travaux prirent quelque extension. Christophe Báthori, Gabriel Bethlen et Georges Rákótzi, encouragèrent activement les mineurs. Mais leur bon vouloir n’amena pas les résultats qu’on pouvait attendre, car à l’époque où les Tatars et les Turcs ravagèrent la province sous Georges II toutes les villes du district des mines furent saccagées. L’industrie s’arrêta subitement.

L’exploitation des mines n’a pas discontinué depuis que la Transylvanie s’est soumise au gouvernement autrichien. Les travaux sont constamment en pleine activité ; toutefois on peut regretter qu’ils ne soient pas dirigés avec intelligence. Nous avons exposé au précédent chapitre le mode d’exploitation usité dans ces mines. Les paysans fouillent de côté et d’autre, en pleine liberté, sous la condition d’apporter au trésor une partie de leur récolte. C’est là un moyen en apparence fort commode et surtout très économique pour le trésor, qui perçoit chaque année et sans frais un revenu net considérable ; mais il en résulte de très graves inconvénients.

On confie des travaux d’art à des hommes ignorants et isolés, tout à fait incapables de les mener à bien. Au moindre obstacle qu’ils rencontrent ils se rebutent, abandonnent la mine et vont chercher ailleurs, car il leur faut nécessairement une récolte qui les fasse vivre. Il arrive alors que le paysan a perdu ses efforts, tandis que sa mauvaise besogne exige des travaux de réparation. En outre il s’est accoutumé à se méfier des officiers du fisc : il ne s’aide jamais de leurs lumières, et préfère demander conseil au hasard. Il peut se plaindre encore qu’on n’ait pas organisé dans les montagnes plusieurs dépôts où les minerais puissent être apportés : il se voit forcé, par des chemins presque impraticables, de venir à la ville, qui est souvent fort éloignée, et perd une grande somme de temps. Le mauvais vouloir des bureaux ajoute encore aux obstacles du paysan mineur. Et d’ailleurs quels moyens a-t-il à sa disposition ? Les mêmes, à peu de chose près, que les colons de Trajan. Sous un certain point de vue il peut être intéressant pour un voyageur du 19e siècle de retrouver l’industrie romaine sur cette terre semi-classique ; mais il est fâcheux, par rapport à l’art, que les plus riches mines de l’Europe ne soient pas confiées à des mains plus dignes. Toute une population vit de la récolte de l’or. Aussi ne souhaitons-nous pas qu’on lui enlève ce moyen de subsistance : il suffirait seulement que les statuts du trésor fussent exécutés.

Au village d’Oláhpián on fait dans de gigantesques proportions des lavages d’or d’après le procédé décrit par Pline. Un immense bassin pourvoit d’eau une foule de lavoirs placés en dessous. Sur la pente des montagnes, chaque orpailleur a un champ qui lui est particulièrement assigné, et où il fait arriver l’eau d’une distance de 4 à 500 toises. Le terrain est entraîné dans une fosse dont le fond se compose d’argile bien battue, et se rend de là dans une auge d’un mètre de long, où il se repose. Cette auge est fortement entaillée d’un bout à l’autre, en sorte que le sable aurifère est retenu aux entailles par sa pesanteur. L’eau emporte le reste.

Il faudrait écrire un livre spécial sur les mines de Transylvanie : c’est ce que je n’ai pas la prétention de faire. Aussi, pour éviter les redites, me hâterai-je d’en finir avec toutes ces richesses. Je ne parlerai pas d’Offenbánya, où les ouvriers allemands du 12e siècle ouvrirent leurs premières mines. On en retirait alors une grande quantité de plomb : aujourd’hui on y trouve de l’or, de l’argent et du tellure. Je ne dirai rien non plus des usines d’Abrud Bánya, gros bourg perdu dans les montagnes, et bâti, assure-t-on, sur les ruines d’une ville romaine, Auraria major[4]. On en tire chaque année 1 100 kilogrammes d’or, et 2 200 kilogrammes d’argent. Je ne mentionnerai qu’en passant le ruisseau l’Ompoly, sur les deux rives duquel on recueille du cinabre dont on extrait annuellement, d’après la statistique de Benigni, 2 360 kilogrammes de mercure. Cependant, malgré mon désir d’être court, je ne puis me dispenser de faire une dernière halte à Nagy Ag.

Les veines à Nagy Ag sont continues, tandis qu’à Veres Patak l’or est comme éparpillé ça et là. J’arrivai dans ces nouvelles mines vers le milieu du jour. Les trois cents ouvriers qui y travaillaient en avaient retiré de l’or, depuis la nuit précédente, pour une valeur de vingt-six mille francs. On y trouve aussi des masses d’or natif, comme dans tout le reste des montagnes. Les minerais extraits à Nagy Ag contiennent en général si peu de corps étrangers, qu’on les broie à sec. L’eau, qui enlève ailleurs les substances mauvaises, n’est ici nécessaire que dans peu de moulins. La poussière métallique est ensuite apportée à Zalathna, où l’on opère la séparation des métaux. À Nagy Ag l’or est mêlé d’argent, de tellure, et d’une très petite quantité d’antimoine. Mais la quantité d’or est double de celle d’argent.

Les montagnes de Nagy Ag sont percées de mille souterrains qui se prolongent et se coupent de manière à figurer les rameaux d’un arbre immense et étendu. Il faut, dit-on, quinze jours pour les parcourir. Une de ces galeries a près de onze cents toises de longueur ; elle fut commencée par les deux bouts, et le lieu où les travailleurs se sont rencontrés est à une profondeur de trois cents toises. On mit douze ans à la percer. Elle est voûtée dans toute sa longueur, sauf quelques endroits où se trouvent des veines de porphyre. Un chemin de fera été établi dans toute la longueur du souterrain, pour le transport des minerais. On nous offrit une promenade en vagon : une voiture basse attelée d’un cheval s’avança, la porte du souterrain s’ouvrit, et nous partîmes. À peine s’était-elle refermée que nous entendîmes derrière nous chanter des mélodies allemandes avec cet accent que chacun sait donner aux airs du pays. C’étaient les étudiants de l’École des Mines qui nous suivaient dans un second vagon : leurs chants ne cessèrent qu’à la sortie du souterrain. C’était quelque chose de frappant que d’entendre sous ces voûtes ténébreuses et sonores la prière de Kœrner, chantée en chœur par des Allemands, accompagnée du bruit sourd et lugubre des roues de fer.

Il y a peu de temps que l’École des Mines existe. C’est l’empereur actuel qui l’a fondée. Elle est destinée à former des ingénieurs pour les mines de Transylvanie. En 1841 on y comptait trente-cinq élèves : en 1842 il s’en trouvait soixante. Les jeunes gens y entrent à dix-huit ans. Au bout de deux ans ils quittent l’école.

Nous disions plus haut que les mines de Transylvanie étaient déplorablement exploitées. Néanmoins nous ferons exception en faveur de celles de Nagy Ag. On n’y laisse pas les paysans travailler selon leur bon plaisir, comme à Veres Patak. Les règlements du fisc sont en vigueur, et tout le monde doit s’y soumettre[5]. Une sage prévoyance guide les mineurs. On se contente de creuser le sol horizontalement en prolongeant les souterrains, et on réserve pour l’avenir les richesses que l’on trouverait si on fouillait profondément. « Nous marchons ici sur des trésors, me dit un moment l’inspecteur ; on aura cela après nous. » Toutefois les mines rapportent chaque année 600 kilog. d’or. Il y a à peine cent ans qu’elles sont ouvertes, et la seule dîme prélevée sur les mines des particuliers a produit une somme de deux millions cinq cent mille francs.

C’est en effet vers le milieu du siècle dernier que les mines de Nagy Ag ont été découvertes. Un paysan du village voisin Nozság, nommé Armantin Tanassi, trouva le premier minerai, qu’il montra à son seigneur. Celui-ci n’y prit garde ; mais il se rencontra là un officier d’artillerie qui examina l’échantillon, et déclara qu’il contenait de l’or mêlé d’argent. Cette certitude une fois acquise, on ouvrit les mines, on attira des ouvriers, et un nouveau village s’éleva. Nagy Ag est situé dans une vallée trop resserrée pour contenir tous les mineurs, en sorte que les maisons grimpent de tous côtés aux flancs des montagnes, dont chacune porte une église à son sommet. Là s’arrêtent les montagnes de Zalathna. On voit au midi se déployer la plaine de Déva, et se balancer des nuages blancs au dessus desquels apparaît la cime des montagnes de Hunyad.

  1. Le ducat vaut 11 fr. 86 cent.
  2. V. Köleseri, et l’ouvrage de M. Henne, Beytræge zur dacischen Geschichte, Hermannstadt, 1836.
  3. Liv. 34.
  4. Nous n’avons pas de preuves suffisantes pour combattre l’opinion admise. Nous dirons seulement que dans les tablettes de cire trouvées aux environs (Voyez la note à la fin du tome II) Abrud Bánya est désignée sous le nom d’Alburnum majus. Le nom que lui donnent les Valaques, Abrudu, et par suite la dénomination hongroise (Abrud Bánya, mine d’Abrud), semblent dériver d’Alburnum.
  5. Les mines sont divisées en 128 parties, dont 32 appartiennent au fisc, 16 à la famille royale, et 80 à des particuliers.