La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 07

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 279-287).

CHAPITRE VII.

LE DERNIER ACTE DE LUCRÈCE BORGIA.

Deux heures après cette entrevue dans le pavillon, Raymond de Marolles est assis à son ancienne place, au premier rang des stalles. Plusieurs fois, pendant le prologue et le premier acte de l’opéra, sa lorgnette se dirige sur la loge voisine de celle du roi ; mais à chaque fois, il la trouve vide. Enfin après la chute du rideau sur le finale du premier acte, il lève encore sa lorgnette, et voit entrer Valérie s’appuyant sur le bras de son oncle. Sa beauté brune n’a rien perdu par sa mortelle pâleur, et ses yeux ont ce soir un éclat que ses nombreux admirateurs, qui connaissent si peu et sont si peu soucieux de connaître les secrets de son âme fière, trouvent vraiment magnifique. Elle porte une robe de velours vert foncé avec une parure en petits diamants, qui tremblent et renvoient les brillantes étincelles d’un arc-en-ciel lumineux. Cette robe sombre, sa pâleur de mort et le feu étrange de ses yeux donnent à sa beauté, ce soir, quelque chose de particulier qui la rend plus que d’habitude le point de mire de tous les observateurs.

Elle s’assoit immédiatement, faisant face au théâtre, et pose son riche bouquet, qui est d’un blanc pur, étant entièrement composé de fleurs d’oranger, de perce-neige et de jasmin : mélange de l’hiver, de l’été et de fleurs de serre chaude, que sa bouquetière sait lui vendre fort cher. Elle couvre l’intensité de son regard, qui est le caractère distinctif de son visage, d’un voile de tristesse et d’indifférence. Elle n’a aucune envie de regarder, de voir la figure pâle de M. de Marolles, qui flâne, le dos tourné à l’orchestre et sa lorgnette à la main.

Le marquis jette un coup d’œil sur le programme et le rejette loin de lui d’un air mécontent.

« Cette abominable empoisonneuse, dit-il, quand donc les Parisiens seront-ils fatigués de ses horreurs ? »

Sa nièce lève légèrement ses sourcils, mais non ses yeux, en disant :

« Ah oui, vraiment, quand ?

— Je n’aime pas ces sujets, continue le marquis ; même la touche de Victor Hugo ne peut les empêcher d’être repoussants, puis il y a beaucoup à dire sur leur mauvaise influence. Ils sont un dangereux exemple. Lucrèce Borgia en velours noir se vengeant d’une insulte, au point de vue des règles dramatiques et de la musique de Donizetti, c’est très-charmant, sans nul doute ; mais nous n’avons pas besoin que nos femmes et nos filles apprennent les moyens de nous empoisonner sans craindre la prison. Qu’en dites-vous, Rinval ? demande-t-il à un jeune officier qui vient d’entrer dans la loge. Pensez-vous que j’aie raison ?

— Complètement, mon cher marquis. La représentation d’un aussi odieux sujet est un crime contre la beauté et l’innocence, dit-il en s’inclinant du côté de Valérie ; et quoique la musique soit vraiment délicieuse…

— Oui, dit Valérie, mon oncle ne peut s’empêcher d’admirer la musique. Comment ont-ils chanté ce soir ?

— Mais, chose étrange, pour la première fois, de Lancy a désappointé ses admirateurs. Il est faible dans son rôle de Gennaro.

— Vraiment ! (Elle prend son bouquet dans la main et joue avec la fleur penchée d’une boule de neige.) Faible dans ce rôle ! vous me surprenez réellement. »

À la parfaite indifférence de son ton, on eût pu croire qu’elle parlait des fleurs qu’elle tenait.

« On dit qu’il est malade, continue M. Rinval ; il était presque abattu dans le Pescator ignobile ; mais le rideau se lève, nous aurons bientôt la scène du poison et vous pourrez juger par vous-même. »

Elle rit.

« Non, dit-elle, je n’ai jamais été une admiratrice aussi enthousiaste que vous l’êtes de ce jeune homme, M. Rinval. Je ne saurais penser que le monde dût finir, s’il lui arrivait de faire une fausse note. »

Le jeune Parisien se penche sur le fauteuil de la jeune fille, admirant sa grâce et sa beauté ; admirant peut-être au-dessus de tout, la hautaine indifférence avec laquelle elle parle du chanteur, comme si c’était chose trop en dehors de sa sphère que de s’inquiéter de lui, même un seul instant. Elle l’étonnerait bien davantage, tout en amoindrissant son admiration, s’il pouvait savoir que tandis qu’elle lève les yeux sur lui, avec un visage radieux, elle ne peut même le distinguer debout à côté d’elle ; que pour ses yeux pleins de nuages, la salle est un grand océan de vagues de lumière et de regards ardents, et que dans le milieu de ce vaste chaos de sang et de feu elle voit l’image de son amant, mourant par la main qui l’a comblé de caresses.

« Maintenant, à la scène du banquet, dit M. Rinval. Ah ! voici Gennaro, n’est-il pas magnifiquement beau dans son pourpoint de velours rose et or ? Cette perruque vénitienne lui sied bien ! c’est une perruque, je suppose ?

— Oh, incontestablement ! ces sortes de gens empruntent la moitié de leur beauté aux perruques, au rouge et au blanc, n’est-ce pas vrai ? » demande-t-elle d’un air de mépris, quoique en parlant elle pense à la chevelure noire que ses doigts blancs lissèrent si souvent en l’écartant de son large front, en ce temps passé depuis quelques jours seulement, et qui lui semble écoulé depuis des siècles. Elle a souffert les douleurs de toute une existence en perdant le rêve heureux de sa vie.

« Voyez, dit M. Rinval ; Gennaro a la coupe empoisonnée dans la main. Il joue très-mal, il se soutient d’une main sur le dossier de cette chaise, quoiqu’il n’ait pas encore bu le fatal breuvage. »

De Lancy était, en effet, appuyé et se soutenait sur une chaise à forme gothique qui était sur la scène. Une fois il passe la main sur son front comme pour rassembler ses sens égarés, puis il boit le vin, et s’avance pour chanter. Bientôt, cependant, chaque exécutant de l’orchestre lève la tête comme foudroyé. Gennaro a cessé de chanter au milieu d’un trait, mais Maffio Orsini reprend le passage et l’opéra continue.

« Ou il est malade, ou il ne sait pas la partition, dit M. Rinval ; s’il est dans le dernier cas, c’est réellement indécent, et il abuse de l’indulgence du public.

— C’est toujours le cas avec ces acteurs favoris ; n’est-il pas vrai ? » dit Valérie.

En ce moment le fond de la scène s’entr’ouvre pour laisser entrer d’abord une procession de moines en noir et encapuchonnés, psalmodiant un chant funèbre. Puis, pâle, hautaine, l’œil ardent de vengeance, la terrible Lucrèce s’élance sur le devant de la scène.

Triomphante et pleine de mépris, elle dit aux compagnons de Gennaro que leur sentence est prononcée, en montrant du doigt, dans l’ombre du fond, une rangée de cinq cercueils qui attendent ceux qui ont été désignés pour les occuper. L’auditoire, rivé par l’intérêt de la scène, attend cette question émouvante de Gennaro : « Alors, Madame, où est la victime ? » et lorsque de Lancy sort de derrière ses camarades, tous les yeux sont fixés sur lui. Il s’avance vers Lucrèce, essaye de chanter, la voix lui manque à la première note, il étreint convulsivement son gosier avec sa main, fait en chancelant un ou deux pas en avant, puis tombe pesamment sur le plancher. La consternation et la confusion règnent aussitôt sur la scène ; on se rassemble autour de lui, un des acteurs s’agenouille et soulève sa tête, en ce moment le rideau tombe.

« J’étais certain qu’il était malade, dit M. Rinval ; je crains que ce ne soit une apoplexie.

— C’est une insinuation peu charitable, dit le marquis ; mais enfin ne penseriez-vous pas qu’il fût possible que le jeune homme fût en état d’ivresse. »

Il y eut un grand bourdonnement de surprise parmi l’auditoire, et au bout de trois minutes, un des acteurs s’avance devant le rideau et annonce que par suite de la soudaine et alarmante indisposition de M. de Lancy, il est impossible de terminer l’opéra ; et demande à l’auditoire la permission de laisser commencer le ballet.

L’orchestre entama l’ouverture du ballet, et plusieurs spectateurs se disposèrent à quitter la salle.

« Voulez-vous rester plus longtemps, Valérie, ou cet affreux final vous a-t-il impressionné ? dit le marquis.

— Un peu, dit Valérie ; en outre, nous avons promis de donner un coup d’œil au concert de Mme Vermanville, avant d’aller au bal de la duchesse. »

M. Rinval l’aide à s’envelopper dans son manteau et lui offre ensuite son bras. Comme ils passent par la grande entrée du théâtre pour rejoindre l’équipage du marquis, Valérie laisse tomber son bouquet ; un monsieur sort de la foule et le lui ramasse.

« Je vous fais mes compliments autant pour l’énergie de votre esprit que pour votre beauté, Mademoiselle ! » dit-il, en parlant assez bas pour ne pas être entendu de ceux qui l’accompagnent, mais avec une accentuation terrible sur le dernier mot.

En montant dans la voiture, elle entend dire à un des assistants :

« Pauvre jeune homme, vingt-sept ans seulement, si beau et si merveilleusement doué. »

— Bonté du ciel ! dit M. Rinval en fermant la portière [de la voiture. Quelle horrible chose !… De Lancy est mort. »

Valérie ne pousse aucune exclamation à cette nouvelle. Elle regarde fixement en dehors de la portière opposée ; elle est occupée à compter les réverbères dans les rues, en traversant le brouillard de la nuit.

« Vingt-sept ans seulement ! dit-elle, que vingt-sept ans ! »

Il aurait pu vivre jusqu’à trente-sept, quarante-sept, cinquante-sept ans ; mais il avait méprisé son amour, il avait foulé aux pieds les plus purs sentiments de son cœur, et voilà pourquoi il n’a vécu que vingt-sept ans : merveilleusement doué et merveilleusement beau, et seulement vingt-sept ans !

« Pour l’amour du ciel, ouvrez les portières et faites arrêter la voiture, Rinval, s’écrie le marquis je suis sûr que ma nièce est malade. »

Elle éclata d’un long rire sonore.

« Mon cher oncle, vous êtes complètement dans l’erreur ; je ne me suis jamais mieux portée de ma vie. Mais on dirait que la mort de ce ténor a rendu tout le monde fou. »

Ils arrivèrent rapidement à l’hôtel, et la transportèrent dans l’intérieur de la maison. Sa femme de chambre, Finette, voulait la faire porter dans le pavillon, mais le marquis lui imposa silence, et fit déposer sa nièce dans les appartements qu’elle occupait autrefois. Les premiers médecins furent convoqués, et, après examen, déclarèrent qu’elle était atteinte d’une fièvre cérébrale qui promettait d’avoir un caractère terrible.