La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 03

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 224-239).

CHAPITRE III.

LE FAUX PAS.

La grande voix solennelle de Notre-Dame annonçait onze heures et demie. Onze heures et demie sonnaient à tous les édifices de la grande cité parisienne, et les tintements harmonieux de la pendule sur la cheminée du boudoir du pavillon témoignent de l’exactitude du fait, cinq minutes après. C’est une élégante pendule, sur laquelle l’Amour doré impose silence au Temps en bronze pour l’endormir ; il a caché son sablier sous l’ombre de ses ailes, un assez joli sujet ; quoique le sable ne doive jamais s’écouler plus lentement dans le sablier, et que les rides ou les cheveux gris ne doivent pas tarder plus longtemps à venir ; car l’aiguille des minutes dans le meilleur cadran que puissent produire toutes les fabriques de Paris, n’a pas une course plus précise que ce lugubre chronomètre qui n’épargne pas les plus brillants débuts, que ce sinistre réveil qui interrompt les plus beaux rêves.

Le petit appartement du pavillon dépendant de l’hôtel du marquis de Cévennes est meublé dans le style Pompadour, temps d’élégance, de luxure et de frivolité. Des portraits à cadres ovales, des beautés régnantes de l’époque ornent les panneaux des murs, et Louis le Bien-Aimé sourit avec un insipide sourire bourbonien au-dessus du manteau de la cheminée. Le chambranle de cette cheminée est en marbre, délicatement sculpté de feuilles de lotus et de nymphes aquatiques ; un feu de bois brûle sur les chenets dorés qui garnissent le foyer ; des tapis veloutés de Perse couvrent le parquet de chêne ; et un Cupidon suspendu au plafond, décoré de peintures, dans une attitude propre à déterminer une telle affluence de sang à la tête qu’il doit, en définitive, en résulter l’apoplexie, tient une lampe d’albâtre qui répand dans la pièce une lumière douce, mais rayonnante.

À cette clarté, la maîtresse de l’appartement, Valérie de Cévennes, paraît admirablement belle. Elle est assise dans un fauteuil bas, à côté du feu, regardant parfois dans le brasier rouge à ses pieds, avec des yeux rêveurs dont l’expression, quoique pensive, n’est pas triste. La jeune fille a fait un pas désespéré en épousant secrètement l’homme qu’elle aime, mais elle ne le regrette pas, car elle l’aime, et sa position perdue lui semble peu de chose quand elle la compare à cet amour qui ignore encore la douleur, qu’elle oublie qu’elle l’a perdue.

Et même, tandis que ces yeux sont fixés sur la flamme du bois, vous pouvez la voir prêter l’oreille, et, quand les horloges ont sonné la demi-heure, elle tourne la tête vers la porte de l’appartement, écoute avec attention ; au bout de cinq minutes, elle entend quelque chose… le bruit faible et lointain d’une porte extérieure tournant sur ses gonds ; elle jette les yeux sur la pendule, et de la pendule sur une petite montre à côté d’elle.

« Si tôt ! murmure-t-elle, il m’a dit minuit un quart. Si mon oncle eût été ici. Il m’a quitté seulement à onze heures. »

Elle écoute de nouveau ; le bruit approche : deux portes s’ouvrent encore, puis des pas se font entendre dans l’escalier. Au bruit de ces pas, elle tressaille une seconde fois, et l’anxiété se peint sur son visage.

« Serait-il malade, dit-elle, qu’il marche si doucement ? Écoutons. »

Elle pâlit et serre fortement ses mains sur son cœur.

« Ce n’est pas son pas. »

Elle comprend qu’elle est trahie, et, dans ce rapide moment, elle s’est préparée à tout. Elle appuie sa main sur le dos du fauteuil qu’elle vient de quitter, et, debout, les yeux fixes et ses lèvres minces fermement serrées, elle fait face à la porte. Elle peut faire face à sa destinée pour tout ce qu’elle connaît, mais elle est prête aussi à affronter n’importe quoi.

La porte s’ouvre et le flâneur du matin entre. Il porte un habit et un chapeau exactement semblables à ceux portés par l’élégant ténor ; il est à peu près de sa taille. Il était donc facile, dans l’obscurité de la nuit, pour la fidèle Finette, d’introduire cet étranger sans découvrir sa méprise. Un coup d’œil jeté sur le visage et l’attitude de Valérie de Cévennes lui apprend qu’elle n’est pas prise à l’improviste par son apparition. Cela le fait tenir sur ses gardes. A-t-il été trahi par la femme de chambre ? Il ne devine pas que son pas léger l’a trahi à cette oreille attentive, que l’amour a rendu si subtile. Il s’aperçoit que la jeune et belle fille est préparée à soutenir le combat. Il est désappointé : il a compté sur sa surprise et sur sa confusion, et il sent qu’il a perdu un point dans son jeu. Elle garde le silence, et attend tranquillement qu’il lui adresse la parole, comme elle pourrait le faire, s’il était un visiteur ordinaire.

« C’est une femme plus étonnante que je ne le pensais, se dit-il à lui-même, et le combat sera rude. Qu’importe ! La victoire n’en sera que plus douce. »

Il ôte son chapeau et la lumière tombe sur son pâle et beau visage. Quelque chose en lui, qu’elle ne saurait dire, semble lui être familier d’une manière vague et confuse : elle a vu quelqu’un lui ressemblant, mais où ?… quand ?… elle ne peut s’en souvenir.

« Vous êtes surprise, madame, de me voir ? dit-il, car il sent qu’il doit commencer l’attaque et qu’il ne doit épargner aucun coup, car il a à lutter avec un adversaire qui peut parer ses bottes et qui peut lui en porter. Vous êtes surprise ; vous commandez admirablement à vous-même, en réprimant toute démonstration d’étonnement ; mais vous n’êtes pas moins surprise.

— Je suis certainement surprise, monsieur, de recevoir une visite quelconque à pareille heure, dit-elle avec un calme parfait.

— À peine, madame. »

Il regarde la pendule.

« Car, dans cinq minutes, votre mari sera ou pourrait être ici. »

Ses lèvres se contractent et sa bouche se roidit en dépit d’elle-même. Son secret est donc connu, connu de cet étranger qui ose s’installer chez elle par la force de cette connaissance.

« Monsieur, dit-elle, on insulte rarement Valérie de Cévennes avec impunité ; vous aurez des nouvelles de mon oncle demain matin ; quant à ce soir… »

Elle pose sa main sur la nacre de perle de la poignée d’une sonnette, il l’arrête et lui dit en souriant :

« Allons, madame, nous ne sommes pas en train de jouer une comédie. Vous voulez me mettre à la porte ? Pourquoi agiteriez-vous cette sonnette, au bruit de laquelle Finette seule peut répondre, puisqu’il n’existe nulle autre personne dans ce charmant petit séjour ? Je n’aurais pas peur de Finette, fussiez-vous même assez imprudente pour l’appeler, et je ne vous quitterai pas avant que vous ne m’ayez fait la faveur de m’accorder un entretien. Au reste, je ne viens pas parler à Valérie de Cévennes, mais à Valérie de Lancy, Valérie Robert le Diable, Valérie Don Juan. »

De Lancy est le nom du ténor à la mode. Cette fois ses lèvres minces tremblent avec un mouvement rapide et convulsif. Ce qui fait saigner son cœur plein de fierté, c’est le mépris avec lequel cet homme parle de son époux. Est-ce donc une si grande flétrissure que cette union de la fortune, du rang, de la beauté, avec le talent et la pauvreté ?

« Monsieur, dit-elle, vous avez découvert mon secret ; j’ai été trahie, soit par ma servante, soit par le prêtre qui a béni mon mariage, peu importe. Vous qui, d’après votre conduite de ce soir, êtes évidemment un aventurier, une personne à laquelle il serait complètement inutile de parler d’honneur, de chevalerie et de sentiments de gentilhomme ; mots, sans nul doute, dont vous n’avez jamais connu la signification ; vous désirez faire tourner à votre profit la possession de ce secret ; en d’autres termes, vous voulez qu’on vous achète. Avec vos honorables talents, vous vous êtes, indubitablement, renseigné sur le montant de mes revenus ; vous savez, par conséquent, ce que je puis sacrifier pour vous payer ; soyez assez bon pour me dire le chiffre de vos prétentions, et je vous assignerai l’époque et le lieu où vous pourrez recevoir votre salaire. Vous serez assez complaisant pour ne pas perdre de temps : minuit va sonner, dans un instant M. de Lancy sera ici ; il peut ne pas être disposé à faire avec vous un aussi bon marché que moi. Il pourrait être tenté de vous jeter par la fenêtre. »

Elle dit tout cela, étant entièrement maîtresse d’elle-même ; elle aurait parlé à sa modiste avec une indifférence aussi complète qu’elle le fait en s’adressant à cet homme, avec l’aisance d’une haute éducation et un mépris glacial. En finissant, elle se jette dans son fauteuil, et, prenant un livre sur la petite table qui se trouve près d’elle, elle se met à en couper les feuillets avec un couteau à papier au manche ciselé. Mais la bataille ne fait que de commencer, et elle ne connaît pas encore son adversaire.

Il l’observe quelques instants, remarque la fermeté avec laquelle sa main coupe lentement les feuillets l’un après l’autre, sans jamais entailler le papier, puis il s’assoit résolûment en face d’elle sur le fauteuil placé de l’autre côté de la cheminée.

Elle lève ses yeux du livre et le regarde en plein visage ; mais, tandis qu’elle le fixe, il peut voir aussi avec quelle inquiétude elle guette le pas de son époux. Il a un coup à frapper, et il sait que ce coup sera cruel.

« Ne vous préoccupez pas, madame, d’écouter l’arrivée de votre mari : il ne viendra pas ici cette nuit. »

Voilà un coup terrible : elle essaye de parler, mais ses lèvres se remuent seulement sans articuler aucun son.

« Non il ne viendra pas. Pouvez-vous supposer, madame, que lorsque je projetais, non, lorsque je tramais et machinais une entrevue avec une aussi charmante personne que vous, je manquerais assez de prévoyance pour permettre que cette entrevue fût troublée après un quart d’heure ? Non, M. Don Juan ne viendra pas ici cette nuit. »

De nouveau, elle essaye de parler, mais les mots refusent de sortir de son gosier. Il continue, comme s’il interprétait ce qu’elle ne peut dire :

« Vous demanderez naturellement quels autres engagements le retiennent éloigné de la société de sa charmante épouse ? Eh bien, c’est, je crois, un souper aux Trois Frères Provençaux ; comme il y a des dames invitées ils ne finiront pas sans doute de bonne heure, et vous le verrez, j’en suis convaincu, vers quatre ou cinq heures du matin. »

Elle essaye de reprendre son occupation avec le couteau à papier, mais cette fois elle met les feuillets en morceaux en s’efforçant de les couper ; ses angoisses et sa nature féminine l’emportent sur sa fierté et sur l’énergie de sa patience ; elle froisse le livre dans ses mains crispées et le jette dans le feu. Son visiteur sourit. Son coup a porté.

Pendant quelques minutes règne le silence ; bientôt il sort son porte-cigares.

« J’ai à peine besoin de vous demander la permission, madame : tous ces chanteurs d’opéra fument, et je ne doute pas que vous ne soyez remplie d’indulgence pour les défauts de Robert le Diable.

M. de Lancy est un gentilhomme et ne se permettrait pas de fumer en présence d’une dame. Encore une fois, monsieur, soyez assez bon pour me dire quelle somme d’argent vous exigez de moi pour assurer votre silence.

— Non, madame, répond-il, en se penchant sur le feu pour allumer son cigare à la flamme du livre qui brûle, il n’y a pas de raison pour se hâter d’une manière si désespérée ; vous êtes réellement, étonnamment supérieure à la faiblesse ordinaire de votre sexe, mettant à part votre courage, votre patience et votre détermination qui sont incontestablement surprenantes, vous n’avez pas la moindre curiosité. »

Elle lance sur lui un regard qui semble dire qu’elle dédaigne de lui demander le sens de ses paroles.

« Vous dites que votre femme de chambre, Finette, ou le digne prêtre, M. Perot, doivent avoir trahi votre confiance ; supposez que ce ne soit ni de l’un ni de l’autre que je tienne mes informations.

— Il n’existe pas d’autre source, monsieur, à laquelle vous ayez pu les puiser.

— Voyons, madame, réfléchissez. N’y aurait-il pas d’autre personne qui, par vanité, aurait pu révéler ce secret ? Pensez-vous, madame, qu’il soit si incroyable que M. Robert le Diable lui-même puisse avoir été excité à se vanter, dans son ivresse, de la conquête de l’héritière de tous les de Cévennes.

— C’est un infâme mensonge, monsieur, que vous venez d’articuler.

— Non, madame, je n’affirme pas ; je fais seulement une hypothèse. Supposons qu’à un de ces soupers chez Véry, au milieu de ses camarades de l’Opéra, et de ses admirateurs des stalles, sans parler des coryphées qui, d’une façon quelconque, parviennent à se faufiler dans ces petits banquets recherchés, supposons que notre ami Don Juan hasarde imprudemment quelque allusion sur une dame de rang élevé et de grande fortune qu’il a captivée par sa voix mélodieuse et par ses yeux noirs. Cette petite société ne se contente, peut-être pas, d’une allusion ; elle exige des faits, elle est incrédule, elle parie gros que Robert ne dira pas le nom de la dame, et, à la fin, toute l’histoire est racontée et l’on boit à la santé de Valérie de Cévennes avec du vin pétillant de Moselle. Supposez tout cela, madame, et vous pourrez deviner, peut-être, d’où je tiens mes renseignements. »

Pendant ce discours Valérie n’a cessé de le regarder en face avec des yeux fixes et brillants d’un éclat étrange et sinistre ; une fois elle a porté la main à son cœur comme pour l’empêcher de palpiter et, quand il a eu fini de parler, elle glisse lentement de son fauteuil et tombe à genoux sur le tapis du foyer, ses petites mains convulsivement serrées sur sa poitrine. Mais elle n’est pas évanouie, et ne quitte pas son adversaire des yeux, c’est une femme à ne pas pleurer et à ne pas défaillir elle souffre.

« Je suis ici, madame, continue le flâneur ; et maintenant elle l’écoute avec une attention inquiète ; je suis ici dans un double but : dans mon intérêt d’abord et pour vous servir ensuite si je le puis. J’ai brutalement enfoncé le scalpel, madame, mais je puis être néanmoins un médecin expérimenté. Vous aimez ce Robert le Diable très-profondément, vous devez l’aimer ainsi puisque, pour l’amour de lui, vous avez volontairement bravé le mépris de ce que vous aimez aussi beaucoup, le monde, le grand monde dans lequel vous vivez.

— Je l’ai aimé, monsieur, avec quelle passion, quelle folie, quel aveuglement : non, ce n’est pas devant des yeux comme les vôtres que je voudrais étaler les secrets de mon cœur et de mon esprit. Qu’il vous suffise de savoir que je l’aimais ! Mais pour l’homme capable de faire du nom de la femme qui a fait de si grands sacrifices pour l’amour de lui, et sans jamais balancer, un objet de plaisanterie au milieu de ses compagnons de débauche, je n’ai qu’un seul sentiment, le mépris.

— J’admire votre courage, madame, mais encore faut-il vous souvenir qu’il est difficile de faire disparaître aussi facilement la cause de vos chagrins. On ne se débarrasse pas d’un époux aussi aisément, et est-il probable que M. de Lancy soit disposé à rompre un mariage qui, comme spéculation, est si brillant et si avantageux ? Peut-être ignorez-vous que depuis le commencement de ses débuts il a eu le dessein de vendre ses charmes personnels au plus haut enchérisseur ; que depuis deux ans, pardonnez-moi, madame, il est à la piste d’une héritière en possession de plus de fortune que de jugement, qu’il puisse captiver et conquérir par quelques jolies flagorneries extraites des libretti d’opéras de son répertoire. »

L’esprit hautain est courbé jusque dans la poussière. Cette jeune fille, la loyauté même, ne songe pas pour le moment à analyser les mots qui brisent son cœur. Il y a probablement quelque chose de trop pénible dans cette amère humiliation.

« Oh ! qu’ai-je fait, dit-elle, qu’ai-je fait, pour que le rêve enchanté de ma vie soit interrompu par un semblable réveil ?

— Madame, je vous ai dit que je désirais vous servir si je le puis. Je ne prétends pas à une générosité classique et désintéressée, vous êtes riche et vous pouvez payer mes services. Il y a trois personnes seulement outre vous, qui ont été témoins ou compromises dans ce mariage : M. Pérot, Finette, et M. de Lancy. On peut faire taire le prêtre et la femme de chambre, quant à Don Juan, nous en parlerons demain. Encore un mot, a-t-il quelques lettres de vous en sa possession ?

— Il me renvoie mes lettres une à une, à mesure qu’il les reçoit.

— C’est bien. Il est si facile de démentir ce que l’on a dit, mais si difficile de nier ce que la main a écrit.

— Les de Cévennes ne mentent point, monsieur.

— Ils ne mentent point ? Quoi, madame, n’avez-vous jamais fait de mensonges, quoique vous ne les ayez pas dits ? N’avez-vous jamais menti avec votre visage, quand il avait un air d’indifférence calme, tandis que l’effort intérieur par lequel vous conteniez les violents battements de votre cœur produisait physiquement une horrible torture dans votre poitrine ; tandis que vous entendiez son pas sur le théâtre, dans la salle comble de l’Opéra ? Mensonges inutiles, madame, torture perdue ; car votre idole n’en était pas digne. Votre dieu riait de votre adoration, parce que c’était un faux dieu ; et que les attributs pour lesquels vous le révériez, la fidélité, la loyauté et le génie tels que nul homme n’en a jamais possédé, n’étaient pas des attributs lui appartenant, mais les produits de votre propre imagination dont vous le pariez, parce que vous étiez éprise de sa belle figure. Bah ! madame, après tout, vous vous êtes affolée d’un profil bien découpé et d’une voix mélodieuse. Vous n’êtes pas la première de votre sexe dans cette situation, Dieu veuille que vous soyez la dernière ?

— Vous m’avez montré pourquoi je devais haïr cet homme, indiquez-moi comment je dois me venger, si vous voulez me servir. Mes compatriotes ne pardonnent point. Oh ! Gaston de Lancy, avoir été l’esclave de chacun des mots qui tombaient de tes lèvres, l’aveugle idolâtre de chacun de tes regards, t’avoir donné autant, et pour récompense, ne recueillir que ton mépris ! »

Elle prononça ces paroles d’une voix rauque et sans larmes dans les yeux. Dans quelques années, peut-être, elle pourra pleurer sur ce déplorable enivrement, maintenant son désespoir est trop poignant pour avoir des pleurs.

L’étranger conservant cette charmante insouciance qui lui donne le cachet de sa classe à elle, dit en réponse à sa requête.

« Je puis vous guider dans votre vengeance, madame, si votre noble sang espagnol ne recule pas devant l’épreuve. Revêtez demain soir le costume de votre servante, avec un voile épais, bien entendu ; prenez une voiture de place et à dix heures trouvez-vous à la barrière de l’Étoile ; je vous rejoindrai là. Vous aurez votre vengeance, madame, et je vous montrerai à l’exercer avantageusement (chose qui constitue un luxe dispendieux). Dans quelques jours vous pourrez peut-être dire : il n’y a plus de Robert le Diable ; la terrible illusion n’était qu’un rêve, je me suis éveillée et je suis libre. »

Elle passe sa main tremblante sur son front, et le regarde comme si elle essayait de saisir, mais en vain, le sens de ces paroles.

« À dix heures à la barrière de l’Étoile ? j’y serai.

— C’est bien ! et maintenant, madame, adieu. Je crains de vous avoir fatiguée par la longueur de cet entretien. Attendez, vous devez connaître le nom de celui à qui vous accordez l’honneur de vous servir. »

Il tire son portefeuille, dépose une carte sur la petite table à côté d’elle, s’incline respectueusement, et la laisse. Il la laisse foudroyée dans la poussière. Il se retourne pour la regarder avec un sourire, en ouvrant la porte. Ses coups ont produit tout leur effet.

Oh ! Valérie, Valérie, aimer si passionnément, pour être ainsi dégradée, humiliée, trompée ! Il est peu surprenant que vous passiez la nuit à pleurer. Il n’y a plus de lumière dans le ciel, plus d’honneur dans le monde ; la terre est lugubre, le ciel est noir et la mort seule est la consolatrice d’un cœur brisé.