Hachette et Cie (p. 231-238).

XV

SUPRÊME ANGOISSE



Le 20 novembre réunissait chaque année les membres de la famille Baude qui pouvaient venir aux Gerbies souhaiter la fête à grand-papa.

Depuis qu’il avait atteint sa quatre-vingt-dixième année, personne n’osait manquer au rendez-vous.

En cette année 1870, avec le deuil qui couvrait la France, les Gerbies ne pouvaient pas être en fête. N’y avait-il pas ici, comme partout, des combattants devant l’ennemi ? Et comme la mort s’était taillée une large besogne sur les champs de bataille, personne ne songeait au feu d’artifice que tirait habituellement, en cette circonstance, le bon oncle Rigobert. L’oncle Rigobert n’était plus là, du reste. Lieutenant-colonel des mobilisés, il pensait actuellement à tout autre chose qu’aux amusements et bombardements artificiels. Grand-papa Baude, lui-même, se fût opposé à tous divertissements bruyants. Il ne riait plus, ce bon vieux grand-papa ! Quand il suivait avec terreur sur la carte, à l’aide de sa grosse loupe, la marche de l’invasion, il calculait, qu’au train où allaient les défaites, son pauvre pays de Saintonge, et même la Voirette verraient poindre, avant bien des jours, les hideux casques prussiens.

Avec de semblables pensées était-il possible de se réjouir ?

Toutefois, si la fête ne devait pas être animée, la réunion de famille ne fut pas contremandée.

Dès le 18 novembre, les Gerbies se remplirent de tous les enfants, petit-enfants et arrière-petits-enfants de grand-papa qui purent venir. Le colonel Rigobert promit d’arriver la veille de la fête, avant le prochain départ de son régiment pour l’armée de la Loire.

M. Joseph Baude, alors en captivité en Allemagne, y était représenté par sa femme et ses deux plus jeunes fils ; et les deux fillettes de Philippe Minhet, qui se battait à Paris, occupaient près de leur grand’mère le petit lit blanc dans lequel couchait autrefois Liette.

Enfin Mme Baude, sa fille, Mme Verlet et son gendre de retour à Rochefort, ainsi que leur deux enfants, arrivèrent un soir.

Personne, ni aux Gerbies, ni à La Rochelle, n’avait voulu prévenir la grand’mère de Liette du prétendu retour de la jeune fille et de ses infructueux efforts pour se faire reconnaître, dans la pensée de lui épargner une émotion funeste et peut-être inutile.

Mme Baude, que nous avons connue bonne et tendre grand’mère, n’a point changé. Elle n’a certainement pas oublié sa chère disparue, bien que les caresses de ses deux autres petits-enfants fussent venues peu à peu remplir le vide creusé en son cœur par l’absence cruelle de sa Liette.

M. et Mme Verlet avaient peu vécu avec leur fillette ; et malgré leur profonde douleur, le temps, l’éloignement, puis surtout les naissances successives de Lilette et de Paul leur avaient facilité la résignation.

Mme Minhet y pensait souvent ; mais dans la crainte d’attrister les réunions familiales, elle évitait d’y faire allusion.

Cependant, ce nom de Liette, charmant comme le sourire d’un radieux malin, était resté très vivace dans le cœur de quelqu’un qui en parlait encore les larmes aux yeux, avec l’insistance de revenir toujours aux regrets que donne la disparition d’un trésor précieux.

C’était M. Leypeumal, c’était le bon parrain. Il avait aimé Liette d’une façon toute particulière : et pour son petit ceur aux pensées généreuses, et aussi pour son esprit et son intelligence, si vive et si préçoce.

Il s’était refusé à croire à la noyade de l’enfant. Il opinait, pour une disparition, un enlèvement peut-être, et prétendait que l’enfant une fois libre, reparaîtrait d’elle-même. Il était près de la vérité, il la touchait presque, lorsque malheureusement pour Liette il mourut inopinément peu d’heures avant son retour.

Ce fut une triste fatalité pour la pauvre jeune fille, car lui vivant, elle serait entrée d’emblée dans sa famille. L’histoire de la canne miraculeuse aurait appuyé tout naturellement cette affirmation.

Très fidèle à ses affections, comme très tenace en ses opinions, M. Leypeumal avait stipulé sur son testament, ouvert aussitôt après sa mort, qu’une grande partie de sa magnifique fortune reviendrait à la petite disparue, si elle se présentait, pour la recueillir, dans les cinq années qui suivraient son décès. Dans le cas contraire, cette part serait dévolue sans conditions aux enfants Verlet et à diverses œuvres de bienfaisance.

On comprend donc facilement que le jour de l’enterrement, c’est-à-dire deux jours après l’ouverture du testament, la famille fut surprise et justement inquiète de voir surgir une jeune étrangère méconnaissable, se donnant pour l’enfant disparue. Et comme il est plus aisé de nier sans examen que de croire même avec preuves, on prit le parti odieux de ne pas s’occuper des démarches de la ressuscitée.

Aussi, lorsque Rouillard communiqua à M. Baude l’histoire de Liette et raconta la tentative de reconnaissance qu’avait faite l’inconnue, jetée brutalement sur le pavé par M. Delfossy, Baude Isart qui ne voulait pas admettre autre chose qu’une comédie, parvint à convaincre grand-papa que le plus sage était de ne pas accorder le plus léger crédit à ce prétendu retour, et, si la jeune fille persistait, d’en aviser la justice.

Et pendant ces impitoyables délais, que devenait Liette ?

Le lendemain et les huit jours qui suivirent son entrée aux Brettaux, où elle átait arrivée avec le père Malaquin, très malade et presque mourante de fatigue et de douleur, Liette fut obligée de garder le lit. Sa vaillance et son courage physique étaient à bout.

Les vieux Tourneur, braves gens, qui lui avaient donné asile, l’entourèrent d’égards, de soins qui lui eussent été bien sensibles à tout autre moment ; mais actuellement elle ne pensait qu’à la famille ingrate qu’elle était venue rejoindre et dont le silence persistant et l’indifférence dédaigneuse l’accablaient, bien qu’elle sût par le père Malaquin, envoyé chaque jour aux informations, que grand-papa et l’oncle Baude-Isart étaient toujours seuls aux Gerbies.

À cette douleur s’en joignait une autre bien préoccupante. Le soir de sa course sur la route de la Voirette avec le père Malaquin, elle avait hélas ! perdu l’unique preuve de son identité : le paquet de ses effets d’enfant avait glissé de son bras, et son lourd fardeau, la roue du rémouleur, l’avait empêchée de s’en apercevoir.

Les jours s’écoulèrent… Le 19 novembre, la veille de la fête de la Saint-Edmond, à deux pas de cette famille, qui ne voulait pas la reconnaître et pour laquelle elle avait traversé tant d’épreuves, Liette passa la journée à errer dans les sentiers des bois qui entourent la Voirette, les yeux constamment fixés vers les Gerbies, ce paradis perdu, dont la ceinture d’arbres, maintenant dénudés, laissait à découvert les façades.

Elle se promena seule dans ces bois dépouillés de verdure, se remémorant son affreux passé là-bas, sur la terre d’exil, ce passé qui ne l’avait pas tuée, parce qu’elle avait l’espoir du retour. En suivant les sentes des bois ou les longues routes, bordées de peupliers, qu’elle avait parcourues jadis avec Botte, elle constata que bois et routes n’avaient gardé aucun souvenir d’autrefois. Des coupes nombreuses avaient changé la physionomie de ces alentours verdoyants, si charmants dans son enfance, sombres à l’heure actuelle, dépouillés de la poésie dont elle se plaisait à les entourer. Les feuilles qui gisaient à terre, rouges et humides, répandaient une odeur de bois mort, de pourriture et de tristesse, en harmonie avec ses pensées. Elle chercha, sans les retrouver, les vieux chênes tordus sur lesquels le « Chevalier Bouton », avec son petit couteau, avait incrusté, croyait-il, d’inaltérables stigmates.

Elle se penche, avide, sur ce ruisselet.

L’écorce lisse, en s’épaississant chaque année, avait sans doute aussi effacé, sur les gros bouleaux à troncs d’argent, lescœurs enlacés ou les initiales qu’il dessinait, pendant que Botte lui chantait sa ronde favorite :

Gentil coquelicot, gentil coqueliquit !

Que tout cela était loin ! Elle s’était informée. La joie de sourire à une bribe du passé lui était même refusée. Le père et la mère Litou étaient morts ; et Botte, suivie de sa petite famille, était partie avec son mari pour habiter la Vendée.

Mais tout à coup le murmure, le bruit fugitif de l’eau qui court, lui rappellent l’imperceptible source près de laquelle elle se tenait jadis. Elle se penche, avide, sur ce ruisselet qui se faufile tout mince encore entre les menthes odorantes, et, dans le creux de sa main, elle boit avec délices l’eau cristalline qui apaise sa fièvre et rafraîchit son cœur.

Et, plus désolée que jamais, Liette s’assied sur le tronc renversé d’un vieux chêne, regardant au loin les Gerbies dont en ce moment le pâle soleil de novembre teint en rose le toit recouvert de tuiles.

Elle pleure sur elle-même, sur ses souvenirs, qu’il faut définitivement enterrer, sur ses espérances tombées au néant.

La plainte du vent dans la ramure des arbres, comme autrefois celle des vagues au bord de l’océan, accompagne sa douleur.

À quoi pensaient-ils donc les amis de jadis, les grands amis : MM. Leypeumal, Morel et Moutard et les autres, lorsqu’ils assuraient, en regardant ses yeux rieurs et les roses de ses joues, qu’ils y voyaient des promesses durables de santé et de bonheur !

Elle, heureuse, toujours heureuse !… Quelle étrange ironie du sort ! Le présent n’est-il pas là pour montrer l’inanité de ces prévisions, fondées sur un nuage qui passe ou sur une fleur qui s’entr’ouvre. Comme si l’instant qui suit la joie et le calme bonheur n’apportait pas, dans la vie, la tempête et la mort !

Elle a pu croire aux douceurs de l’heureux retour, cet autre mirage menteur, et elle en est là… après dix ans de luttes !

« Faut-il se décourager ? » se demande Liette.

D’autres le feraient sans doute, mais, elle, ne le fera pas. Ne possède-t-elle pas cette faculté de résistance qui engendre le courage moral ? Non, elle luttera et attendra encore avec une persistance inébranlable le retour des jours heureux… Et, si plus tard, après ce suprême effort, elle doit abandonner son rêve… oh alors ! elle retournera sur la terre d’exil se réfugier vers le cœur qui l’attend et offrir son dévouement et son amour à Lottie et à Harris.

Harris ! Liette n’a point oublié son ami.

Dès son arrivée aux Brettaux, cherchant à réparer ses torts envers lui, elle lui a écrit ses déboires, sa misère, son désespoir depuis la perte irréparable de ses effets. Mais Harris ne lui a pas répondu. N’était-il pas en droit de croire que le découragement et la douleur l’ont seuls jetée dans ses bras ?…

« Oh ! Harris ! s’écria-t-elle, où êtes-vous ? »

L’oncle ouvre ses bras à sa charmante nièce.

En ce moment précis elle perçoit un bruit léger et lointain, comme le rythme d’un pas d’homme sur la terre couverte de feuilles. Elle tressaille. Les pas se rapprochent ; elle se redresse, écoute, puis regarde….

Elle a cru reconnaître le bruit de ce pas souple et assuré, de même qu’elle reconnaît maintenant la silhouette du voyageur qui se dirige de son côté. Ce mâle visage n’cst-il pas celui de l’officier qui l’a tant intriguée au cimetière de La Rochelle ? Et voilà, qu’ici même, au milieu des bois de la Voirette, son souvenir faisant un bond prodigieux en arrière, lui rappelle tout à coup le bon regard de tonton Rigobert.

Son cœur a parlé ; elle ne se trompe pas.

« Oh ! mon oncle, s’écrie Liette, mon cher oncle Rigobert ! »

Le voyageur s’arrête à quelques pas seulement de cette jolie jeune femme, qui vient de l’appeler avec tant de tendresse.

L’oncle Rigobert, qui n’est plus un jouvenceau, n’a pas non plus le cœur d’un rigide puritain. Le ton d’angoisse de cette jeune fille l’émeut, l’intéresse. Il la considère à son tour, et reconnaît immédiatement la personne entrevue à l’enterrement de M. Leypeumal et à laquelle il avait trouvé uņe vague ressemblance avec sa belle-sœur. Il s’étonne, néanmoins, de cette nouvelle rencontre, et son œil surpris, mais bienveillant, réclame une explication.

Liette va la lui donner. Promptement, et avec une facilité qui la surprend elle-même, elle lui raconte son histoire lamentable, ses peines, ses déboires ; avec le ton pénétrant de ceux qu’on écoute et qui subjuguent, elle fait entrer la conviction dans l’âme de l’officier.

L’oncle a écouté attentivement ce long récit tragique et pitoyable ; il lui semble très vraisemblable. Est-ce que les preuves n’abondent pas ? Alors, ce bon géant de Rigobert, qui ne demande qu’à croire, ouvre ses grands bras à sa charmante nièce, la presse sur son cœur ; puis, sans tarder, l’entraîne vers la maison que l’on aperçoit toute rose, là-haut, derrière les peupliers.