Hachette et Cie (p. 218-230).

XIV

ESPOIR ET DÉCEPTION



Bien avant l’heure, Liette était devant le Coq hardi. Elle se rappelait très bien cette auberge. Le grand tableau, représentant le coq et le lion qu’elle avait admirés jadis, était toujours comme enseigne au-dessus de la porte d’entrée. Le temps, qui fait souvent de la bonne besogne, n’avait, en la circonstance, ni lustré les plumes du volatile, ni nettoyé l’épaisse crinière du lion. Ces deux animaux, tout au contraire, semblaient vieillis et estropiés.

Le vieux domestique, en retard, rapporta de nombreux paquets, et sa physionomie, habituellement ouverte et joviale, était toute changée ; il semblait absorbé, distrait, parlant à peine à Liette qu’il prit le soin toutefois de faire manger.

Il était visible que le bonhomme était tout retourné. Il avait dû confier l’aventure de Liette, et on lui avait donné un conseil défavorable à la jeune fille, peut-être bien aussi avait-il réfléchi ? Quoi qu’il en soit, il prit son temps pour préparer son départ, fut méticuleux pour placer les paquets dans le coffre de la voiture. Puis, une fois sur le siège, prêt à partir, il redescendit à plusieurs reprises, soit pour arranger les harnais cependant solidement bouclés, soit pour passer et repasser la main sur le dos du cheval, sur la sous-ventrière très bien en place.

Il était manifeste que Rouillard, si pressé le matin de revenir de bonne heure, cherchait, ce soir, tous les moyens et les plus légers motifs, pour retarder l’instant du départ.

Très loquace à son ordinaire, il fut pendant la première demi-heure sans desserrer les dents.

La pauvre vieille cocotte blanche était morte depuis longtemps, mais le cheval, son successeur, n’allait guère plus vite qu’elle, et le songeur Rouillard manifestait une prédilection marquée pour cette façon de voyager au pas. Parcourir ainsi les kilomètres, en promenade, tout doucement comme à l’enterrement, lui paraissait très naturel.

Liette s’inquiéta de cette allure somnolente et de ce mutisme, et pour le faire cesser, elle posa délibérément quelques questions au vieux serviteur.

Par. bribes de phrases, elle sut que sa grand’mère venait d’être sérieusement malade à Amélie-les-Bains ; qu’elle était attendue prochainement aux Gerbies, ainsi que M. et Mme Verlet et leurs deux enfants, Lilette et petit Paul.

Elle apprit ainsi cet accroissement de famille ; elle sut encore que son père était, depuis quelques années, revenu des colonies et attaché au port de Rochefort, mais en ce moment pour quelques jours à Toulon.

Une pensée lui mordit le cœur.

« Est-ce que la tante Minhet et le tonton Rigobert n’habiteraient plus les Gerbies ?

Qui a dit cela ? s’écria violemment Rouillard. Dieu merci pour nous tous, ils y sont toujours ! sans eux, que deviendrait-on ? Oui, ils y sont, mais momentanément ils en sont absents. M. Rigobert a pris du service pendant la guerre et a été nommé lieutenant-colonel des mobilisés, car tout le monde, en cet instant, paie sa dette d’amour à la patrie. Il n’y a que les vieux, comme moi, ou les très jeunes qui courent les routes, dit-il, avec mélancolie. Quant à Mme Minhet, qui est allée à La Rochelle pour l’enterrement de M. Leypeumal, elle a profité de ce déplacement pour pousser jusqu’en Vendée chez des amis d’où elle ne reviendra que dans une quinzaine de jours. La famille ne sera au complet aux Gerbies qu’à la fin de la semaine prochaine pour la fête de M. Baude. Vous ne vous êtes pas trompée, ajouta-t-il, en se tournant vers Liette et en clignant de l’œil d’un air finaud. Vous revenez pour le bon moument. »

Ceci dit, Rouillard se tut de nouveau et retomba dans son morne silence.

En approchant du chemin creux, qui aboutissait directement aux Gerbies par la traverse, le bonhomme arrêta net son cheval, et se tournant vers la jeune fille, lui dit avec énergie :

« Non, décidément non, boune demoiselle », j’irons pas ensemble plus loin !

— Et pourquoi ? demanda Liette inquiète.

— Croyez ce que je vas vous dire, répondit-il, un peu embarrassé. N’entrez pas à la maison en même temps que moi ; laissez-moi préparer votre arrivée, causer seul avec not’vieux monsieur, lui raconter not’rencontre, puis l’engager à vous recevoir sans que M. Baude-Isart s’en mêle ; car je crains de sa part une fâcheuse réception. Voyez-vous ! Il trouve qu’en ce moment il y a déjà bien trop de monde à la propriété. Mme Joseph Baude est arrivée avec deux de ses fils, ainsi que la famille de M. Philippe Minhet, qui combat à Paris. Tous les jours, il parle de ce surcroît de dépenses ; il faut vraiment que tout ce monde soit de bonne composition pour rester là quand même. Alors me voyez-vous à c’t’heure amener, sans sa permission, une autre bouche à nourrir ! Ah ! je serais bien reçu !

— Alors, dit Liette, si je comprends bien votre pensée, au milieu de toute cette histoire, vous avez l’intention de me laisser sur la route ?

— Oui, répondit Rouillard, vous arriverez une petite heure après moi, le temps de faire à pied les trois kilomètres qui restent et me donner celui de parler à Monsieur. Faut pas m’en vouloir, « boune demoiselle ». C’est dans vot’intérêt, pardienne ! et pour nous éviter à tous les deux des ennuis. M. Baude-Isart est un si chéti particulier.

— C’est bien, dit Liette docile ; je vais descendre. Indiquez-moi la route à suivre. »

Visiblement soulagé d’une grosse préoccupation, Rouillard continua :

« Vous n’avez qu’à marcher tout dret jusqu’à la Voirette que vous laisserez sur votre gauche, et vous prendrez à droite une allée de grands peupliers qui conduit au portail des Gerbies. »

Sans plus un mot Liette descendit.

Rouillard alors fouetta sa bete qui partit au galop.

Une fois seule, la situation parut très nette à la jeune fille : Le vieux domestique ne voulait pas se compromettre dans le cas où sa reconnaissance serait discutée ; alors elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de revenir sur ses pas, de passer la nuit dans le dernier petit village qu’elle venait de traverser, et dès le lendemain de retourner à la métairie du Moüet près de la bonne maîtresse Châlin. Là, elle écrirait à sa grand’mère, et, en attendant la réponse, elle s’offrirait pour aider Élisa.

Son entrée aux Gerbies était impossible par suite de la mauvaise volonté qu’elle lisait dans le ceur de ceux sur lesquels elle comptait ; et le courage lui manquait pour affronter de nouvelles épreuves, inutiles peut-être.

C’était décidément un bien triste calvaire à gravir que toutes les stations de ce retour !

Elle consulta l’horizon. Le jour baissait, mais habituée à la marche, elle calculait qu’elle serait de retour au village avant la nuit.

En montant sur le talus du chemin, elle aperçut au loin la carriole de Rouillard qui disparaissait dans la brume du soir. Derrière elle se dressait le clocher de l’église, lui indiquant la direction qu’elle devait prendre.

Elle revint sur ses pas, marchant résolument sur la route encore humide des pluies récentes, s’enveloppant dans son tartan pour résister aux frissons fiévreux qui la secouaient par instants.

Personne ne paraissait sur cette route solitaire.

Tout en marchant elle pensait à sa vie marquée du sceau néfaste du malheur.

Plus de douces pensées ne se pressaient dans son cerveau, mais, au contraire, de ces idées mauvaises qu’on n’avoue à personne : semences des amères déceptions, qui germent aux heures de découragement. Ainsi, elle a pu croire naïvement à la bonté et à la tendresse durables de tous ces êtres chéris par sa petite enfance, et dans l’ingénuité de son âme, elle a pensé les retrouver tels que son souvenir les avait conservés.

Folle ! ne voit-elle pas qu’ici, comme ailleurs, les hommes sont partout les mêmes : égoïstes, indifférents, dominés par le bien ou le mal, selon les circonstances ou le courant d’idées qui les agitent.

En ce moment de carnage, une pitié froide, un perpétuel soupçon d’espionnage dominent les cœurs des habitants de ce pays non envahi, et les deuils dont souffre chaque famille emprisonnent la bonté généreuse. Elle est donc accourue de l’île de Man pour constater encore et toujours la même préoccupation égoïste. Que ce soit Mrs Moore, que cè soit la tante Rivault ou le bonhomme Rouillard, tous s’inquiètent d’abord de mettre à l’abri leur responsabilité ou leur bien-être, sans s’inquiéter de sa détresse. Oh ! la maudite humanité…

Puis, tout à coup, en son âme droite et juste s’élève une protestation :

A-t-elle bien le droit de juger et de maudire, avant d’avoir retrouvé le cœur qu’elle est venue chercher ? Si celui-là lui fait défaut, s’il se dérobe, elle pourra alors se plaindre ; mais jusqu’à cette épreuve douloureuse et finale, elle ne doit pas murmurer. Est-ce que les actes de sa vie, à elle, n’ont pas été parfois en désaccord avec ses sentiments ? N’a-t-elle pas abandonné Lottie et Harris ? Harris !… cet ami incomparable, ne l’a-t-elle pas volontairement laissé inconsolable dans son profond chagrin ? Non, elle ne s’abandonnera pas encore à la défaillance et refoulera à plus tard les plaintes de son âme.

Liette en était là de mes pensées, lorsqu’un gémissement prolongé, non loin d’elle, parvint à son oreille. Elle s’arrêta, regarda de tous côtés et aperçut, à quelques pas sur le bord du chemin qu’elle suivait, un pauvre vieux couché à terre, comme une loque

Elle aperçut un pauvre vieux couché à terre.
humaine. La tête dans les mains, il pleurait, il se lamentait. Les

gémismements ont toujours trouvé un écho dans cette âme généreuse ; elle s’approcha du malheureux désespéré et l’interrogea avec intérêt.

« Je suis bien a plaindre, lui répondit le vieillard d’une voix douloureuse, car depuis hier je me traîne sur cette route sans pouvoir avancer, fatigué du moindre effort. Je suis tombé ces temps derniers, et cette chute qui m’a presque démoli, m’empêche de marcher, chargé de toute ma fortune : cette roue de rémouleur que vous voyez couchée près de moi. Elle pèse à ma vieille échine ; mes épaules ne peuvent plus la soutenir.

« Il serait temps de a’en aller, reprit-il d’une voix résignée, mais je n’ai pas le courage de hater ce départ. La vieillesse devient cruelle, quand on ne peut plus travailler. Dites-moi donc, bonne dame, pourquoi les pauvres gens perdent leurs forces ?… Et penser que ceux qui s’en vont à c’t’heure sont tous jeunes et pleins de vie, et que je me puis mourir à la place d’aucun.

— Vos peines sont cruelles, dit Liette, mais vus désirs sont vains. Nous portons tons notre croix ici-bas, et nous devons à la vie notre tribut de larmes. Croyez-mui, pauvre vieux, il y en a parmi les jeunes d’aussi profondément malheureux que vous.

— Nenni, nenni, ma bonne dame, le pire des malheurs, c’est d’être agé. Si j’étais encore jeune, je ne me plaindrais pas. J’ai eu vingt ans, moi aussi ; « bonnes gens », et je ne craignais rien alors. La vie avec la pauvreté et toutes ses misères ne m’effrayaient pas parce que, sans souci, j’avais de la jeunesse et de la gaieté au cœur. »

Liette réfléchil que le vieillard devait avoir raison.

« Où alliez-vous, mon brave, demanda-t-elle avec commisération.

— À un kilomėtre de la Voirette, au petit hameau des Brettaux. Main je ne suis pas fichu de m’y rendre ce soir, ni demain peut-être, avec cette maudite roue à porter. »

La jeune fille se pencha. Vite se réveillait en elle sa vaillance de charité. Elle souleva la roue de grès, montée sur deux planchettes passées elles-mêmes dans un baton, et constatant que cet échafaudage n’était pas trop lourd, elle le posa assez facilement sur son épaule ; les fardeaux n’effrayaient pas cette robuste jeune fille, habituée depuis sa jeunesse aux pénibles labeurs.

« Allons ! du courage, mon pauvre vieux, dit-elle, en tendant la main au chemineau ; essayons à nous deux de faire ce chemin. »

Et pour l’encourager, pour lui donner l’exemple, elle se détourna de sa route et prit celle de la Voirette.

La détresse du vieillard l’avait instantanément fait changer d’avis.

À la vue d’une si touchante compassion, le pauvre bonhomme, tout confus, essaya de se lever.

« Est-il bien possible, bonnes gens », que vous me secouriez d’une façon aussi généreuse ? s’écria-t-il, plein d’admiration. C’est le ciel qui vous envoie vers moi. Vous devez être sûrement un de ses anges, bonne dame !… Dites-moi comment vous remercier, oui, dites-le-moi ? répétait-il… Mettez cette roue à terre… Ce fardeau, bien trop lourd pour vous, n’est pas fait pour vos épaules. »

Et de ses yeux tombaient sur sa figure ridée de grosses larmes de reconnaissance.

Liette lui souriait et lui donnait la main pour l’aider à se relever :

« Ne vous préoccupez pas de ma charge, je suis forte, j’ai porté souvent, hélas ! des faix plus pesants. »

Une fois debout et tout près d’elle, la jeune fille regarda mieux le vieillard… Était-ce possible… Cette figure ridée et grimaçante, pareille à un vieux jouet de caoutchouc, qui était restée gravée dans son souvenir, comme la dernière qu’elle eût vue sur le port, en laissant sa patrie, étail-elle bien devant elle ? Elle lui demanda d’une voix étranglée par l’émotion :

« Ne seriez-vous pas, par hasard, le vieux père !…

— Le pêre Malaquin pour vous servir, ma bonne dame.

— Oui, c’est bien cela, reprit Liette, le père… Malaquin !

— Vous me connaissez donc ?

— Oui, dit-elle gravement. Je vous ai connu jadis. Vous rappelez-vous la petite fille des Gerbies qui vous donna un jour à repasser tous les couteaux de la maison ?

— Ah ! que me dites-vous là ! s’écria le vieux chemineau en s’arrêtant, presque suffoqué par la surprise. C’est vous cette bonne et charmante enfant qu’on a crue noyée ou volée, il y a une dizaine d’années ?

— C’est bien moi, vous l’avez dit — Comme ils vous ont pleurée, reprit-il ému, et comme ils doivent être heureux aux Gerbies et là-bas à La Rocholle !… Moi, je n’y suis plus retourné, je n’y ai plus remis les pieds parce qu’on m’a lachement accusé d’avoir peut-ctre bien prèté la main à votre disparition. Oui, il y a cu des gens assez vils pour accuser un pauvre diable, qui ne pouvait se défendre, d’un crime aussi abominable. Comme si le misérable gueux que je suis était capable de cette infamie !

— Consolez-vous, père Malaquin, dit Liette, avec douceur, vous voici à jamais lavé de toutes ces malveillances. J’arrive ; on va savoir la vérité. »

Alors Liette, en présence de cette vieille épave de son passé, de ce passé qui lui tenait encore tant au cœur, raconta son histoire, et le vieux, l’écoutant attentivement, s’attendrissait au récit de ses misères et pleurait sur ses angoisses d’enfant.

Pauvre vieux ! lui, du moins croyait en elle !

« Que de fois, dans ma vie, j’ai pensé à vous, chère demoiselle ! Il fait nėgre, à neut, mais sans vous voir, je vous reconnais bien, allez ! Il n’y avait que vous pour vous arrêter devant ma grande misère, pour me consoler et me donner courage. Ah ! « bonnes gens », que la vie vous rende en bonheur tout le bien que vous venez de faire ! »

Tout à la joie de ce retour miraculeux, il voulut ce soir même accompagner Liette aux Gerbies, afin de voir la figure que feraient ses anciens accusateurs. « Marchons maintenant sans nous arrêter, et laissez-moi me charger de mon ustensile… Que c’est donc lourd une accusation ! C’est plus lourd que cette manivelle, bien sûr. »

À tour de rôle cependant ils portèrent la roue. La nuit était complètement venue, tandis qu’ils gravissaient l’allée des peupliers.

Les quelques gens qu’ils avaient rencontrés, très étonnés de voir ce couple étrange porter alternativement la roue de rémouleur, s’étaient retournés sur leur passage. Mais Liette ne prêtait nulle attention à l’étonnement des paysans, ni à sa propre fatigue.

Il voulut méme accompagner Liette aux Gerbies,

Très préoccupée de ce que venait de lui apprendre le père Malaquin, elle avait hate de le disculper auprès de sa famille, et elle marchait avec l’idée arrêtée de monter aux Gerbies pour se faire reconnaître.

Le grand portail de l’avenue n’était pas encore fermé, et le chien qui avait remplacé Phanor, fidèle gardien, n’était guère plus accommodant. Ses aboiements bruyants contre les deux visiteurs firent sortir une femme de la maison. Elle demanda ce qu’ils voulaient.

Pendant qu’elle leur parlait, la porte ouverte laissait voir la grande cuisine, tout éclairée par une belle flambée de sarments nouvellement jetés dans l’âtre, et, sur des bancs autour d’une longue et massive table de chêne, les serviteurs assis, attendant le dîner. L’un d’eux se leva et vint au-devant des visiteurs. Liette reconnut Rouillard. Avec mystère le vieux domestique referma la porte derrière lui, et entraîna la jeune fille dans un pré voisin ; tout en marchant, il lui avoua avoir échoué dans ses bons offices.

« J’ai eu du flair, savez-vous, de ne pas vous avoir amenée ici ; et j’ai reçu défense expresse de vous introduire. M. Baude-Isart ne vous est pas favorable ; il soutient que votre retour est machiné en vue du testament. Il prétend que c’est une « histouère », quasiment un conte que j’ai eu tort d’écouter, et not’vieux monsieur, très ennuyé de toutes ces « manigances », préfère ne pas vous voir… Mais faut pas vous désespérer ; si vous n’êtes pas une menteuse, tout pourra s’arranger, quand Mme Baude et M. Verlet seront ici. C’est l’espace d’une quinzaine de jours à attendre. En tout cas, s’ils vous savaient en cette compagnie, ça n’arrangerait point vos affaires… Vous n’avez guère eu une riche idée de revenir, accompagnée de ce vieux misérable ; et en disant cela, Rouillard indiquait le père Malaquin, qui marchait péniblement à quelques pas d’eux.

— J’ai pensé, répondit Liette, réhabiliter le pauvre rémouleur, accusé à tort de ma disparition. Rien de ce que j’espère ou désire n’arrive. Oh ! que je suis malheureuse ! »

Et l’infortunée jeune fille éclata en sanglots. Rouillard, qui l’entendait pleurer, ne trouvait pas de mots pour la consoler. Il la regardait avec pitié, sans avoir le courage de lui dire de partir.

Ce fut Liette qui en parla.

« Avant que je ne disparaisse, lui dit-elle, expliquez-moi ce que signifie ce testament auquel vous venez de faire allusion.

— Vous n’en savez rien ? lui demanda-t-il, incrédule. Eh mais ! c’est le testament de M. Leypeumal, pardienne !

— Je ne comprends pas, répondit la jeune fille ; non, je ne saisis pas ce que vous voulez dire.

— Ils vous l’expliqueront tout au long plus tard, s’ils le veulent ; mais sachez, dès ce souer, que par ce testament Mlle Liette, la disparue, hérite de presque toute la fortune de son parrain. »

À ces mots Liette s’arrêta subitement : « Ah ! je comprends maintenant, dit-elle, mélancolique. On suppose de ma part une supercherie.

— C’est ça, vous y êtes, lui répondit le père Rouillard. Apres un moment de silence, il reprit : Mais qu’allez-vous devenir, en attendant la fin de ces explications ?

— Je n’en sais rien….

— Vous ne pouvez cependant pas courir les chemins avec ce vieux rémouleur ?… Tenez, restez à la Voirette chez le père Saugis, l’aubergiste. J’irai lui parler dès ce « souer », après dîner. Mais descendez d’ici seule… de ma part il vous recevra….

— Merci, Rouillard, interrompit Liette, merci de vos bonnes intentions. Du moment que grand-papa Baude et son fils refusent de recevoir l’enfant perdue et ne veulent même pas s’assurer qu’elle existe, c’est qu’ils ne l’aiment plus ou l’ont complètement oubliée. Soyez sans inquiétude, je n’insisterai plus pour entrer aux Gerbies. Si le découragement ne me fait pas mourir comme une vagabonde, j’attendrai avec patience l’arrivée de ma grand’mère bien-aimée ; mais je ne l’attendrai pas au seuil de cette maison inhospitalière. J’irai plus loin, si je le puis. Dès ce soir, je vais retourner au Moüet chez matresse Chalin dont je vous ai parlé.

— En route, père Malaquin, reprit-elle avec autorité. Pauvre père Malaquin ! ma douleur n’a d’égale que votre lassitude ! »

Une fois au bas de l’allée des peupliers, qui formait l’avenue des Gerbies, elle se retourna vers la maison qu’on distinguait à peine.

« Façade de mensonges ! s’écria-t-elle, dans un sanglot. Pourquoi m’y avoir tạnt aimée, quand j’étais petite fille ? pourquoi y avoir pris et gardé mon cœur et mes sourires, pour me rejeter aujourd’hui avec mon amère douleur ? »

Tout en murmurant son désespoir, Liette suivait le père Malaquin dont elle avait repris la roue.

Morfondu, marchant pesamment, harassé, le malheureux pleurait aussi. Il supplia la jeune fille d’accepter le gîte qu’il lui offrait chez ses parents des Brettaux.

« Allons, un peu de courage à votre tour, bonne demoiselle, lui disait-il, de sa voix enrouée par l’émotion et la fatigue. C’est encore un petit quart d’heure de marche. Les vieux Tourneur sont de bien pauvres gens, mais ce sont de riches ceurs ; vous verrez comme vous serez accueillie ! croyez-moi, ne partez pas ce soir plus loin, vous tomberiez vous aussi sur le bord de la róute ; et m’est avis que vous ne trouveriez pas un autre ange pour vous relever. Avant vous, je n’en avais jamais vu dans ma vie. Allons ! venez, « bonnes gens », suivez-moi encore un petit moument. » Et Liette, brisée de lassitude, découragée, sans volonté et la bourse vide, se laissant convaincre, suivit machinalement son vieux protecteur.