Hachette et Cie (p. 70-80).

X

UNE NOUVELLE CONNAISSANCE



Le lendemain et les trois jours qui suivirent, nul incident ne vint troubler l’existence paisible des habitants des Gerbies.

Baude-Isart, du reste, ne se montrait nulle part où Liette se trouvait. Elle ne le voyait qu’à table, mais il semblait, lui, ne pas la remarquer.

Vers la fin des repas, il parlait politique d’une voix contenue, pour ne pas être entendu des domestiques, noyant ses idées dans un flot de paradoxes qu’il lançait non seulement à l’adresse du gouvernement, mais encore à ceux qui ne pouvaient arrêter cet impétueux torrent de paroles, d’une logique très discutable.

Son frère et sa sœur semblaient être de son avis pour ne point avoir à argumenter avec lui. Comme il voulait toujours avoir raison, on le laissait dire, jusqu’à ce qu’enfin au bout de son rouleau, il prit sa pipe et l’allât fumer n’importe où, pour ne reparaître qu’à l’heure du dîner.

Le matin, et puis encore l’après-midi, à moins qu’il ne plût, Liette était dehors, allant partout où son humeur la dirigeait, tantôt avec l’un ou l’autre, tantôt seule ou avec Botte, si cette dernière n’était pas retenue à la maison par quelque ouvrage pressé.

Botte avait accompagné Liette à la Voirette pour revoir ses parents, chez lesquels elle n’était pas retournée depuis qu’elle était au service de Mme Baude, et pour s’occuper de Liette, la suivre dans ses promenades, car la propriété était assez isolée du village.

Botte n’avait pas sensibiement grandi ; elle était demeurée à peu de chose près la géante lilliputienne des premiers jours ; mais dégrossie par son séjour à la ville, pas maladroïte du tout, elle était devenue assez habile dans l’art de confectionner certains plats, et dans les travaux du ménage elle n’avait pas son égale. Ses gages s’étaient élevés à mesure que ses aptitudes s’étaient développées.

Maintenant, en raison de ses qualités, elle possédait la confiance de ses maîtres et l’affection de sa petite maîtresse à laquelle elle était très attachée. Mme Minhet réclamait quelquefois ses services, et ces jours-là, Liette devait s’amuser seule dans les dépendances immédiates des Gerbies, et ne point s’éloigner sur les routes.

Dans les premiers temps de son séjour à la campagne, les distractions ne manquèrent pas à la fillette, c’est-à-dire celles qui avaient leur source dans la nouveauté, pour elle, des occupations journalières de la maison : comme la fabrication du beurre ou des fromages, la traite des vaches, les départs et les retours des bestiaux et des chevaux pour les pacages ; caravanes bien amusantes à voir, surtout quand une bête prise de peur, on ne savait pourquoi, filait comme le vent, suivie de quelques autres, et que tous les domestiques, depuis le plus vieux jusqu’au plus jeune, les pourchassaient, s’aidant de bâtons pour les ramener dans le troupeau.

Toutes ces nouveautés l’intéressèrent les premiers jours ; puis, par accoutumance, elle n’y prit plus garde, et son caprice la tourna vers la corde et le cerceau qu’elle avait dû négliger depuis son accident.

Un jour que Botte n’avait pas pu accompagner Liette dans sa promenade, celle-ci s’engagea seule dans une longue allée, bordée de cerisiers, qui de la maison descendait en pente vers un chemin vicinal. Une barrière, peinte en vert, la fermait à cette extrémité, afin d’empêcher les chemineaux et les chiens errants de monter jusqu’aux Gerbies, où, en dehors de cette barrière, toutes autres clôtures étaient les haies fleuries.

Les cerisiers, couverts de touffes de petites roses blanches et rouges, donnaient en ce moment à celle allée, par ce gai soleil d’avril, l’aspect d’un riant jardin.

Liette faisait courir son cerceau aussi vile que le permettaient ses jambes redevenues agiles. Le teint animé, la chevelure au vent, elle était bien jolie, Liette, en arrivant à l’extrémité de l’allée, et elle la remonta sans remarquer, à quelques pas de la haie, une roulotte de romanichels, arrêtée sous un ormeau de la route. Un pauvre âne, maigre et piteux, broutait l’herbe rare du chemin, tandis qu’une femme en haillons, un homme et un jeune garçon, assis à quelque distance, taillaient avec leurs couteaux de grands brins de joncs nouvellement coupés dans les fossés des environs.

Lorsque Liette, pour la seconde fois, apparut à la barrière, elle s’arrêta stupéfaite d’entendre à deux pas d’elle le braiment de l’âne, mis de bonne humeur, sans doute, par son modeste repas. Ses yeux se tournèrent vers le groupe qui parlait un langage incompréhensible. Son regard et celui de la femme se croisèrent, et l’œil de celle-ci était si perçant et si impérieux que l’enfant en prit peur. Elle s’esquiva au plus vite vers la maison, certaine histoire de Botte lui revenant subitement à la mémoire, où il était question d’une fillette, volée par des saltimbanques, et qui mourut de misère et de chagrin, sans avoir revu sa famille.

« J’ai bien fait, pensait-elle tout haut, de fuir ces brigands ; qui sait ce qu’ils m’auraient fait ? »

Mais, curieuse de caractère et se sentant, après tout, en sécurité derrière le clôture, elle redescendit à petits pas l’allée et vint, un peu craintive, considérer de près les bohémiens. Cette fois ils n’étaient plus seuls.

Un homme d’un certain âge, une meule de rémouleur passée dans un bâton qu’il portait sur l’épaule, causait avec eux.

Quel marché passaient-ils ensemble ?

Leurs couteaux ne coupaient sans doute pas bien, puisque le vieux rémouleur, mettant sa roue à terre, les prit l’un après l’autre et les fit glisser avec soin sur sa meule.

C’était une bonne idée qu’avaient ces gens ! Liette le pensa et trouva qu’il serait également bien de faire repasser le petit couteau de nacre que tante Minette lui avait donné ces temps derniers.

« C’est un souvenir de voyage, lui avait-elle dit, prends-le ; et

Liette assistait à la fabrication du beurre.


comme il est rond du bout, il ne te fera pas mal ; à la campagne, il faut toujours en avoir un. »

Liette avait voulu s’en servir, comme Sylvain le domestique se servait du sien pour faire des sifflets avec des branches de coudrier ; mais le petit instrument ne s’était pas prêté à cet ouvrage, ce dont elle avait été très contrariée.

Un autre jour qu’elle l’avait offert à Botte pour couper une cordelette, sa bonne n’avait pu y parvenir. Ces divers essais infructueux l’avaient dégoûtée, et elle avait enfoncé le couteau dans les profondeurs de sa poche, décidée à ne plus y toucher.

« C’est cependant bien commode un couteau qui coupe et fend ce qu’on lui donne à trancher », se dit-elle, en regardant attentivement le sien ! La circonstance lui semblent excellente pour le faire aiguiser, elle attendit que les trois couteaux fussent remis à leurs propriétaires, pour formuler gentiment et poliment au rémouleur son désir.

Le bonhomme regarda la mignonne et lui sourit en faisant une grimace, comme s’il avait le soleil dans les yeux. C’était sa manière de se montrer bon enfant, à ce vieux chemineau.

Par-dessus la barrière il tendit sa grosse main calleuse au couteau, qu’il examina ensuite dans tous les sens ; puis il mit un peu d’eau sur la roue, et le pied sur la planche, il fit tourner la meule.

Tout en aiguisant, il parlait à Liette :

« Faut pas faire un rasoir, pas vrai, mignonne ? Mais pour sûr qu’il avait besoin d’un tour de la roue du vieux père Malaquin, ce petit « châtellerault » à lame d’acier no 1… Il m’a tout l’air d’avoir jemais servi… Mais j’y donnerai pas le fil, rapport à vos petits doueis qu’il serait bien fâcheux, « bonnes gens », d’endommager… Mais craîgnez rien, je vas y faire au mieux ; y coupera suffisant pour vous… y vous rappellera, quand vous l’ouvrirez, que le père Malaquin y l’aime les petites demoiselles ben gentilles, ben polies comme vous ! »

Liette, fière du couteau et des compliments, sourit à son tour, quand le vieux le lui rendit.

« Voilà le couteau tout pimpant neuf du coup, dit le brave homme. Méfiez-vous-en cependant.

— Combien cela coûte-t-il ? demande l’enfant. }

— Oh ! dit le bonhomme, en plissant encore toute sa figure d’une façon comique, ça ne sera rien du tout pour le première fois. Mais pour la prochaine, nous verrons à deux sous.

— Je les ai ! je les ai ! dit Liette, dans la joie de pouvoir payer.

— Non, non, je ne veux rien, insista le vieux rémouleur ; ça sera pour une autre fois. Mais, demandez à vos parents s’ils n’auraient pas, par hasard, quelques méchants couteaux à repasser, des

Tont en aiguisant, il parlait à Liette.

ciseaux ou des instruments, enfin quoi, quelques petites choses qui me fassent, « bonnes gens », gagner ma pauvre vie.

— J’y vais voir, dit Lielle, en refermant son couteau, Restez là ; brave homme, je ne serai pas longtemps. »

Elle courut à la maison, mais n’y trouva personne. Elle appela tante Minette, Botte, Mélanie, la Thibaude, Brigitte, personne ne répondit. Seul grand-papa, assis dans son fauteuil, lisait son journal, dans l’embrasure d’une fenêtre.

Liette lui demanda si les couteaux n’avaient pas besoin d’être repassés.

« Je n’en sais rien, répondit : il, distrait ; demande à Mélanie ou à ta tante. »

Liette s’agitait, allait sans cesse de la cuisine à la salle à manger, très pressée de satisfaire le père Malaquin, qui devait s’impatienter là-bas,

Elle revint à grand-papa, tout entier à sa lecturr, et lui renouvela la question.

« Oui, peut-être », reprit-il, sans se déranger.

— C’est très vrai qu’ils ne coupent pas bien, appuya la fillette. Le rémouleur est là ; si on les lui donnait, dites ? répondez, grand-papa.

— Donne-les, et laisse-moi tranquille, »

Ah ! la bonne parole ! comme elle comble Liette de joie.

Sans hésiter maintenant, elle prend les couteaux qui roulent sur la table de la cuisine, ceux qui sont rangés dans le tiroir du buffet, et court, tout d’une haleine, les porter au bon vieux rémouleur, qui attend tranquillement assis auprès des bohémiens sur le bord de la route.

Liette avait emporté tous les couteaux, même le grand couteau à découper ; les ciseaux de sa tante et ceux de Botte.

En voyant autant d’ouvrage le père Malaquin grimaçant de plus belle, se mit hâtivement au travail ; mais, soucieux, il regardait le soleil baisser à l’horizon. Liette, sans le perdre de vue, ne dédaignait pas de faire un brin de causette avec le brave homme.

Plus il travaillait, plus ses doigts et son pied étaient agiles… la roue semblait tourner toute seule ; chauffée par l’acier des couteaux, aux rayons du soleil couchant, elle jetait des lueurs d’éclairs. Il ne fallait pas s’amuser.

Tout en faisant son ouvrage avec rapidité, il n’en finissait pas, le vieux rémouleur… Que c’était long !… Aussi il y en avait tant et tant de ces couteaux et de ces ciseaux… la bonne aubaine ! Comme sa femme et ses petits enfants, ce soir, seraient contents de tout l’argent qu’il rapporterait à la maison.

Et Liette, heureuse à cette pensée qui lui trottait en tête, crut devoir l’exprimer au bonhomme.

« Ma femme ! ah ! « bonnes gens », dit-il en riant, elle se moque bien de moi, ma bonne petite ; et moi aussi, du reste, je me moque d’elle et de Géromé, par-dessus le marché ! Elle m’a planté là, la gueuse ; qu’elle aille lui en demander à Géromé, maintenant ! »

Liette ne connaissait pas Gérômé. Elle ne s’en préoccupa pas ; mais en apprenant ainsi, tout à coup, que le père Malaquin était un abandonné, elle eut un serrement de cœur, comme si elle eût revu, en tableau vivant, l’abandon des petits de la chatte que la métayère de son parrain, Mme Pinteau, avait dû, devant elle, jeter un jour à la mer. Pour elle, tout abandonné devenait un être voué au malheur.

« Pauvre père Malaquin ! » fit-elle avec compassion.

Le père Malaquin comprit-il ce qui se passait dans l’âme de l’enfant ?

C’est peu probable ; mais ce qu’il pensait, lui, devait être très drôle, car il riait en plissant dans tous les sens sa vieille face jaunie.

À ce moment, une voix venant de la maison appela par trois fois : « Liettet Liette ! Liette ! »

« Je me sauve, dit-elle, on m’appelle.

— Dès que vous aurez fini l’ouvrage, vous le rapporterez, n’est-ce pas ! »

Liette revint à Ja maison, à présent remplie de monde. Les uns avaient été à la laiterie, les autres au poulailler, Tante Minette et Baude-Isart s’étaient enfermés avec les livres de comptes dans le cabinet de grand-papa, pendant que tonton Rigobert était descendu au village.

La séance de tante Minette avait dû être agitée, cela se voyait à sa figure et à ses yeux enfiévrés ; mais elle avait dû tenir tête à l’orage, car Baude-Isart ne disait mot en rôdant das les coins.

Maintenant, le jour baissait tout à fait. Le soleil étant couché, on commençait à mettre le couvert et à s’occuper du dîner, lorsqu’une voix partant de la cuisine demanda où étaient les couteaux.

« Je les cherche, reprit Mélanie, un peu en colère. Impossible d’en trouver un seul. »

Tante Minette ne sut que répondre, ni Botte, ni personne, du reste. LieTte regardait à travers la porte vitrée. Très ennuyée de ne pas voir venir le rémouleur, eT pour faire paTienter la cuisinière, elle Jui dit :

« Vous allez voir, Mélanie, comme ils vont couper, vos couteaux ! Le père Malaquin les repasse tous au bas de l’allée des cErisiers.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »

Il fallut s’expliquer.

Liette eut beau invoquer l’assentiment de grand-papa qui, perdant souvent la mémoire, assurait ne rien se rappeler, elle fut veriement grondée de cette ingérence dans les affaires du ménage.

Mais ce qui mit le comble à la colère de Mélanie, à la contrariété de tante Minotte et à l’autoritarisme déchaîné de son oncle Baude-Isart qui s’en mêle, ce fut la constatation que le rémouleur et les bohémiens étaient partis. Eh oui ! le père Malaquin avait disparu, lorsqu’on vint lui réclamer les couteaux.

Pauvre Liette ! pauvre petite Liette ! sa bonne grand’mère non plus n’était pas là pour défendre l’enfant contre la colère imbécile de Baude-Isart qui, seul avec elle, pendant que les autres cherchaient par les chemins, la menaçait bêtement du grand fouet de Rouillard et des morsures du chien Phanor, pour lui apprendre à se mêler de ce qui ne la regardait pas.

Il se dégonflait ; sa bile cumulée depuis quelques heures pouvait enfin se donner libre cours avec cette innocente, muette de terreur, dont le grand crime était d’ètre ignorante de la malice des humains.

Bientòt chacun revint après une recherche infructueuse.

Il était venu bien tranquillement rapporter son ouvrage.


Liette pleurait. Ce n’était pas seulement pour avoir été réprimandée, que son cœur était si remué.

Elle comprenait vaguement qu’elle avait eu tort, en effet, de s’être arrêtée à parler à des bohémiens, et d’avoir, sans permission, fait repasser son couteau au rémouleur. Sans s’en rendre bien compte, avec le germe de bon sens qui était le fond même de sa nature droite, elle considérait cependant son action comme un acte charitable, elle ne voyait pas en quoi il méritait autant de sévérité.

Mais son oncle l’avait insultée, et sa petite dignité d’enfant bien élevée se révoltait. Aussi, elle en concluait que Baude-Isart était un monstre dont maintenant elle devait avoir une peur bleue.

Il avait bien pu, étant tout seul avec elle, la menacer du fouet du père Rouillard, lui, le brave homme, qui ne touchait jamais Cocotte avec ! Ah ! si sa maman, si grand-papa seulement avaient vu cela ! Mais encore vouloir la faire mordre par Phanor, ce gros chien de ferme, a-t-on idée d’une menace pareille ?… Ce sale chien qui avale tout ce qu’il trouve… sans choisir ! À cette pensée, son cœur se souleva de dégoût, et cette horrible menace la rendit irréconciliable avec l’oncle Baude-Isart. Oh ! non, non, elle n’oublierait jamais.

Le soir, tout s’arrangea, lorsque le père Malaquin, sa roue sur l’épaule et son paquet de couteaux dans les mains, parut aux Gerbies. Il expliqua qu’il avait fait le grand tour, non sans avoir constaté qu’il n’y avait pas moyen de passer par la barrière de l’allée, et après avoir mis, « bonnes gens », sur leur route les bohémiens égarés dans le pays, il était venu bien tranquillement rapporter son ouvrage.

On n’en voulut plus à Liette. Ce fut fini, on l’embrassa, on déclara même, Mélanie la première, que c’était, somme toute, une bonne affaire d’avoir les couteaux repassés pour le bien modeste salaire qu’avait réclamé le brave rémouleur.

Alors, Liette se reprit à sourire à tous. Non pas à tous, car, à partir de ce soir-là, Baude-Isart eut une ennemie de plus dans le monde. Il est vrai que la qualité de cette ennemie lui importa peu, s’il eut seulement l’idée de la soupçonner.