Hachette et Cie (p. 63-69).

IX

LA MAISON DE FAMILLE



Mme Baude repartit seule quelques jours plus tard, quand elle fut assurée que Liette était bien habituée à sa nouvelle existence.

L’heure du départ fut un cruel moment pour la grand’mère et pour la petite-fille. L’une et l’autre se suivirent longtemps du regard. Liette envoyait des baisers auxquels Mme Baude répondait en agitant son mouchoir. Lorsque la voiture que conduisait Rouillard eût disparu au détour du chemin, la fillette prit son petit tablier pour s’essuyer les yeux.

Restée seule dans le grand pré qui s’étendait en gazon naturel devant la maison, Liette se déclara alors que décidément elle aimait mieux La Rochelle avec la mer, tantôt grise et houleuse, tantôt calme et bleue selon le temps, mais si brillante, si étendue, dont les flots bavards et agités comme ses pensées en ce moment, étaient plus agréables à regarder que ce grand pré vert qui ne changeait ni d’aspect, ni de couleur.

Elle ne se disait pas ces choses d’une façon aussi précise, mais elle les éprouvait ; et ses yeux, tout en regardant les bois silencieux, les allées intimes qui l’entouraient, se remplissaient de grosses larmes. Oh ! oui, elle se trouvait, ici, bien loin de sa maman et des bateaux du port !

« Pourquoi pleurer encore, mignonne ? lui dit affectueusement tante Minette, en passant auprès d’elle.

— Allons viens avec moi. Gitte va traire les vaches ; tu boiras du bon lait et tu verras danser les petits veaux. »

Prenant la main de la sensible enfant, tante Minette en coup de vent, partit vers les étables.

La maison des Gerbies était une vaste construction, datant du siècle passé, où les parents de grand-papa Baude avaient vu le jour et qu’ils avaient transmise à leur fils, après y avoir ajouté quelques communs en briques et un respectable lot de bois et de prairies.

À son tour, grand-papa l’avait restaurée, y avait ajouté, lui aussi, quelques arpents de terre, si bien qu’elle représentait aujourd’hui un domaine assez important.

Le vieillard, qui s’était livré presque toute sa vie à l’agriculture et à l’élevage, était d’une vieille famille bourgeoise. Il avait reçu une instruction complète au collège de Rochefort ; puis s’était mis en tête, à l’âge où l’on fait tant de bévues, de ne point continuer l’exploitation de ses terres, mais de faire son droit et devenir avocat.

Son père, qu’il avait contrarié, pensant, en raison de ses demandes réitérées d’argent, que sa poche devait être percée, accompagnait les envois d’écus de remontrances, d’observations, de menaces de couper les vivres, etc. Grand-papa trouvait, comme toujours, que son père avait tort. Il se remettait au travail, mais faisait mauvaise besogne, et finalement le Droit allait tout de travers.

Cela eût pu durer encore longtemps, si grand-papa Baude qui était un chançard, n’eût pas, un jour, rencontré sur le chemin de la vie une jeune et charmante orpheline, dont il s’éprit et qu’il épousa. Elle n’était pas excessivement riche, mais elle possédait plus qu’une fortune : un jugement très sain et un savoir-faire réel. À peine mariée, elle fit comprendre à son mari que sa situation était toute trouvée, et qu’il valait mieux prendre une propriété en plein rapport que poursuivre la chimère d’une carrière problématique ; elle lui affirma qu’elle habiterait la campagne avec plaisir. si son mari y faisait ses affaires, et même que son intelligence cultivée lui serait trés utile pour modifier certaines routines dans le rendement des Gerbies.

Grand-papa Baude ne comprit ce raisonnement, plein de sagesse, que parce qu’il venait d’une femme qu’il adorait. Il vint donc à la Voirette, se fit agriculteur, devint éleveur, gagna de l’argent, en acquérant dans son pays l’estime de tous, acquisition qui devait lui être bien sensible dans sa vieillesse. Il eut de nombreux enfants, tous honnêtes gens ; et, à l’époque que nous relatons, il lui en restait encore cinq.

Les journées passaient assez vite dans cette belle propriété où chacun avait son ouvrage tracé. Petits et grands s’occupaient tout le long du jour, non à causer, les deux mains dans les poches, comme Liette l’avait vu faire aux habitués de la librairie, ou bien les deux poings sur les hanches, comme le faisaient encore les bonnes et les commères à la fontaine, mais, presque silencieux, sans se presser, entièrement à l’ouvrage que leur indiquait le maître : tonton Rigobert, le troisième fils de grand-papa Baude.

Tonton Rigobert n’était plus un jeune homme. Quelques cheveux blancs se mêlaient aux épais cheveux noirs qui ornaient sa tête. Grand, fort et robuste, il remplaçait maintenant le vieillard, qui ne pouvait plus, en raison de son grand âge, être debout chaque matin à quatre heures, pour surveiller les travailleurs, soit dans les champs, soit dans les chais.

Tonton Rigobert avait l’allure décidée et martiale d’un militaire ; il savait commander sans hésitation, et tout marchait, sous sa direction, au doigt et à l’œil. Il avait eu autrefois, de graves déboires. Destiné par goût et par tempérament à la vie militaire, il avait franchi assez rapidement, tous les grades inférieurs, lorsqu’un malheureux duel mortel avec le fils d’un colonel avait brisé son avenir.

Il y avait longtemps que la chose était arrivée ; mais, aux Gerbies, on en parlait encore mystérieusement comme d’une histoire d’hier.

À la suite de cette aventure, Rigolert Baude avait laissé l’armée ; il était venu s’enfermer aux Gerbies et ne s’était pas marié. Plein d’entrain et de bonne humeur, il savait se faire aimer et obéir des domestiques et des ouvriers qui travaillaient sous ses ordres.

Tante Minette, de son vrai nom Mme Minhet, a peine agée de quarante ans, était la plus jeune des enfants de M. Baude.

Grande, élancée, au teint mat, elle cachait sous des dehors délicats et distingués, une santé de fer et une énergie peu commune. Comme elle portail toujours le deuil de son mari, ces vêtements sombres donnaient à sa physionomie un charme indéfinissable et faisaient valoir les restes d’une grande beauté, qui avait concouru à édifier le triste roman de sa jeunesse.

Mariée très jeune, et en dépit de ses parents qui voyaient plus loin qu’elle, à un peintre de talent, brave garçon, mais absolument bohème, qu’avait séduit sa figure de madone, elle n’avait connu dans le mariage que déboires et privations.

Elle traîna à Paris, en Italie, en Allemagne, partout enfin où le caprice du peintre la conduisit, une vie pénible et besogneuse ; et lorsque son mari mourut à la peine, elle ramassa ses toiles, en vendit le plus grand nombre et vint piquer les autres aux murs de la salle des Gerbies, demandant, en échange de ces petits chefs-d’œuvre, une place inamovible au foyer paternel. Grand-papa ouvrit bien grands les bras à cette charmante femme qui apporta, dans ce coin perdu, un peu de goût et de sens artistique, seul pécule qu’elle eût ramassé dans ses dix-huit ans de vie agitée.

Elle ne sortait que rarement des Gerbies, aimant cette solitude où, du moins, elle pouvait manger et dormir sans la crainte des histoires d’huissiers.

Les Gerbies, avec grand-papa Baude, Rigobert et tante Minette, eussent été le paradis, sans un quatrième personnage qui, fort heureusement, ne les habitait pas toujours. Cet éventuel habitant était Jean Baude-Isart, l’ainé de la famille.

Il avait fait son droit, s’était marié de bonne heure avec une jeune fille des environs d’Angoulėme, Mlle Isart, puis avait acheté une étude de notaire.

Jean Baude-Isart, comme il se faisait appeler, était devenu veuf, sans enfants. Très rusé, il s’était fait faire un contrat de mariage bien limé. Sous l’aspect du plus parfait désintéressement, la presque totalité de la fortune de sa femme lui était revenue à la mort de cette dernière.

Peu de temps après cet événement, il vint conter à son père ses rancœurs, ses ennuis avec les parents de sa femme, ses difficultés avec le tribunal, avec ses clients, avec ses amis et ses voisins ; et sur les conseils du vieillard, il repartit vendre son étude pour laquelle il n’avait décidément pas les qualités requises. Il revint aux Gerbies et s’y laissa vivre toute une année.

Cette vie rurale lui plaisant, il acheta une propriété dans l’Angoumois et partagea son temps entre cette terre et celle de son père. Il passait sa vie à critiquer, gronder, tempêter. Entre temps, il chassait le canard sauvage et s’occupait, quand il était aux Gerbies, au grand déplaisir de tonton Rigobert et de tante Minelle, des comptes et des rentrées d’argent.

C’était parfois entre eux le sujet de discussions bien vives ; elles rendaient tante Minette malade et faisaient fuir Rigobert, depuis longtemps et pour cause, ennemi des disputes.

Certes Baude-Isart n’était pas un homme agréable, sans être positivement un méchant cœur.

Mais il avait l’âme peu généreuse, le ton acerbe et autoritaire, et ne craignait pas assez de mettre cc qu’on appelle « les pieds dans le plat ». Cette aimable tournure d’esprit le rendait peu cher à tous. Son arrivée chez son père n’était saluée de personne ; son départ, au contraire, provoquait un contentement général. Lui parti, on s’empressait de fermer les portes pour se sentir bien chez soi, à l’abri de ses sarcasmes, de son sans-gêne gouailleur, il était de ceux qui, avec les poches pleines, ne s’embarrassent pas de ce que disent et pensent les autres.

Baude-Isart était le point noir, le seul, l’unique affreux point noir, qui apparût dans le ciel bleu des Gerbies.

Mme Baude était partie depuis une quinzaine de jours, et Liette jouissait de ce charmant séjour, lorsqu’un soir, au moment de se mettre à table, on entendit le roulement d’une voiture dans l’avenue.

L’oreille très exercée de tante Minette reconnut tout de suite quel était le visiteur.

« C’est Jean ! s’écria-t-elle.

— Déjà ! murmara tonton Rigobert.

— Il y a un moyen bien simple de s’en assurer, dit grand-papa, c’est de regarder.

— On le verra toujours assez tôt, reprit en soupirant tante Minette. Attendons-le les pieds sous la table. Mélanie ! servez-nous promptement. »

Mélanie apporta la soupière ; et chacun commençait son potage, lorsque la porte vitrée, donnant sur l’avenue, s’ouvrit soudain. Un homme de haute taille, comme tous les Baude, parut l’air autoritaire, barbu, vêtu d’une ample redingote. Il enleva son chapeau haut de forme en entrant, embrassa son père, sa sœur et son frère, et s’adressant à l’enfant qu’il n’avait vue que toute petite, il dit d’un ton bourru :

« C’est, sans doute, la petite fille de Pierre ? » et sur la réponse affirmative de tante Minette, il ajouta goguenard :

« Quelle idée de lui laisser les cheveux sur les épaules en Madeleine pleureuse ! Ce sont bien là les idées saugrenues de madame sa grand’mère, à laquelle, du reste, elle ressemble comme deux gouttes d’eau.

— Je ne suis pas de ton avis, reprit grand-papa. C’est le portrait vivant de ma pauvre femme.

— Ah ! non par exemple ! elle n’a rien, rien de ma mère, cette moujasse ficelée à quatre épingles, comme une poupée. Allons, mettons-nous à table. J’ai une faim de loup ! »

Liette eut le cœur tout gros de cette réception peu cordiale. Comme elle n’était pas habituée à se sentir rabrouée, quand elle disait bonjour, elle baissa le nez dans son assiette, tout intlimidée de ce ton tranchant.

Tante Minette s’en étant aperçue, passa sa main caressante dans les blonds cheveux de l’enfant, l’embrassa, l’appela ma petite reine », afin de détruire l’impression pénible qui perlait dans ses beaux yeux.

L’oncle Baude-Isart n’aimait pas sa maman ; cela était visible. Eh bien ! elle non plus n’aimerait pas ce vilain homme, peu poli, méchant et mal habillé. Elle ne lui parlerait jamais, elle ne le regarderait plus.

Après cette ferme résolution, Liette s’évertua à manger sans lever la tête, ce qui ne lui était pas habituel, et alla se coucher, sans renouveler à l’oncle Baude-Isart le bonsoir qu’elle lui avait gentiment souhaité, quand il était apparu dans la salle à manger. Mais celui-ci n’eut pas l’air de s’apercevoir du départ de l’enfant, qui avait présenté son front à la ronde, en ayant soin de le passer.

Baude-Isart devait avoir à dire à grand-papa et à son frère des choses intéressantes et passablement terribles, car longtemps encore, elle entendit sa grosse voix enrouée et « tourmenteuse » s’élever dans le silence de la nuit.

Tante Minette avait pris prétexte de garder l’enfant pour rester dans sa chambre et ne pas prendre part à l’émouvante conversation d’en bas ; elle n’en perdait pas une syllabe, assise dans son fauteuil, près de la lampe allumée, le front dans sa main. Il est à croire que ce qu’elle entendait lui faisait de la peine ; car elle se servit bien souvent de son mouchoir, même après qu’elle fut couchée et la lumière éteinte.