Hachette et Cie (p. 12-18).


II

PREMIERS PAS — PREMIÈRES EXPLORATIONS



Liette a pris sa volée.
  Liette a maintenant deux ans. Elle marche seule, donnant la main à sa bonne, une grande villageoise haute de 1 m. 40, toute carrée, qu’elle s’obstine spirituellement à appeler « Botte ».

Pour se garantir d’un ardent soleil, Botte est rentrée sous les porches. C’est là, du reste, que, chaque matin, se fait la promenade qui précède le déjeuner.

Lorsque ces deux géantes passent devant M. Lesombre, qui attend le client sur sa porte, le coiffeur fait d’innocentes agaceries à la petite fille, tout en admirant les jolies boucles blondes de ses cheveux, qui lui promettent, songe-t-il, de beaux succès plus tard.

Berteau, lui, contemple ses tout petits pieds ronds, qui, pour le quart d’heure, trébuchent à tout instant sur l’asphalte.

Les voisins de Liette lui sont affables. C’est à qui la choiera. Elle est devenue, depuis son retour de nourrice, le petite chérie du quartier. Tons ces braves gens l’aiment, car son mignon sourire s’adresse indistinctement à tous ; ils veulent oublier même la : réserve de Mme Baude qui, par éducation, ne voisine pas.

Le coiffeur fait d’innocentes agaceries à la jeune fille

Mais, comme madame n’a pas défendu de parler aux voisins, Botte, qui ne déteste pas les petits cancans, fait des poses devant chaque boutique, répondant, avec sa simplicité de paysanne, aux demandes souvent indiscrètes qui lui sont faites.

Elle n’est cependant pas bête, Botte, mais elle est bavarde ; et l’amour de parler fui fait dire des sottises ou commettre des indiscrétions dont elle se repent aussitôt.

Rien de plus simple en apparence et de plus innocent que l’entrée en matière.

« Eb bien ! ma petite, disait par exemple jovialement, un jour, M. Reydire, commencez-vous à vous habituer à la ville ? On est bien ici, hein ! chez de bons maîtres, peu d’ouvrage ; peut-être vêtue per eux ? cela doit valoir mieux que de biner les vignes.

— Oh. bien sûr ! monsieur, mais si ce n’était pas tout de même pour cette petite chérie que j’aime, je serions mieux, à neut, à la Voirette.

— Alors, vous regrettez la Voirette. Quel est-il ce pays ?

— Celui du père de M. Baude, pardienne !

— Ah ! très bien. Je ne croyais pas M. Baude natif de la campagne.

— Monsieur n’est pas un campagnard. J’ignore s’il est né à la Voirette, mais je sais bien que son père y demeure tout près du mien, dans une belle propriété qui s’appelle les Gerbies. C’est parce qu’ils se connaissent que je suis venue ici.

— Le père de M. Baude habite près de chez vous ? Alors, vous connaissez, sans doute, toute sa famille ?

— Mais certainement. Ils sont cinq ou six enfants bien bons et pas méprisants ; mais le mieux de tous, c’est encore le vieux père. Ah ! quel brave homme ! »

Mme Reydire, petite personne un peu précieuse, vint prendre part à la conversation, et, avec détachement, demanda à Botte si tous ces gens-là étaient riches.

« Je n’en sais rien ; je n’ai pas compté avec eux, répondit la jeune paysanne. Seulement, depuis l’année passée, ils ont renvoyé deux de leurs domestiques, et M. Rigobert, le cadet des fils, s’occupe maintenant de la propriété. On prenait autrefois mon père en journée plus souvent qu’aujourd’hui. Le vieux M. Baude dit parfois : que les temps sont devenus bien durs.

— Certes ! reprit à son tour Mme Reydire en pinçant les lèvres et en retroussant machinalement les manchettes de sa robe, comme pour se disposer à cuisiner, les temps sont durs pour M. Baude, comme ils le sont pour d’autres qui ne peuvent avoir de domestiques. Vous devez gagner un gros gage chez les parents de cette petite, car porter une enfant aussi forte n’est pas un mince ouvrage.

— Oh ! pas bien gros le prix, dit Bolle ; madame m’a promis de m’augmenter, quand la chérie aura ses trois ans. À neut, je gagne cinquante francs par an, deux tabliers et un foulard.

— Cinquante francs ! eh bien, ma fille, c’est un beau gage ! Où est-il le temps, grand Dieu ! ajouta Mme Reydire, où l’on donnait quinze écus à une bonne cuisinière ? Je ne suis cependant pas bien vieille, mais j’ai vu ce temps-là.

— C’est pitié d’abuser ainsi du pauvre monde, prononça avec emphase M. Reydire. Comment voulez-vous que les gens soient heureux, si on ne les paie pas ce qu’ils valent ? Quand on ne peut payer une domestique selon l’équité, on ne se donne pas le luxe d’en avoir. C’est ce qui nous arrive, n’est-ce pas madame Reydire ? Si nous nous passons de servante, du moins ne faisons-nous pas travailler les malheureux pour rien. »

La femme disait blanc, le mari disait noir. Botte n’y comprenant plus rien, raconta le soir à le vieille servante, Marie, les propos des voisins.

Cette dernière, depuis trente ans dans la famille de Mme Baude, n’admettait pas toutes ces observations au sujet de ses maîtres.

Elle avait de la logique sans s’en douter, la vieille Marie : « Ne bavarde pas avec tous ces jaloux, disait-elle à Botte. Si madame savait que tu racontes ses affaires, elle te renverrait. Fais, comme moi, la sourde oreille ; aime ceux chez lesquels tu es, attache-toi à eux ; c’est du bon monde. Ce n’est pas de courir les maisons qui vaut le mieux, car les bonnes places ne pleuvent guère ; celles qui les ont les gardent ».

Il y avait dans la cuisine de Marie deux belles grandes buies (cruches) en grès, émaillées extérieurement d’un ton vert clair.

Ces buies charmaient tellement les yeux de Liette, qu’elle faisait devant elles de longues stations, cherchant ou à plonger se petite main par l’ouverture, ou à jeter, quand on ne pouvait la voir, de petits morceaux de papier qu’elle regardait ensuite surnager.

Ces vases contenaient l’eau à boire, parce que la pompe dans la cour en fournissait une mauvaise, saumâtre, comme l’eau d’une grande partie des maisons de La Rochelle.

Deux fois par jour, pour aider la vieille bonne, Botte prenait ces buies, et allait les remplir à une fontaine publique située de temps immémorial sur une place, à peu de distance de la maison.

Cette archaïque fontaine était, pour les domestiques du quartier, un lieu de réunion.

On y jasait ferme, on y riait, on s’y donnait même des rendez-vous qui n’avaient rien de très offensant pour la morale, puisqu’ils avaient lieu au plein soleil.

Liette, qui aimait à accompagner sa bonne un peu partout, en prenant le coin de son tablier, avait une prédilection très marquée pour ces petits voyages, parce qu’ils lui procuraient deux plaisirs : celui de patauger dans l’eau et celui d’essayer, d’ailleurs toujours inutilement, de faire marcher le balancier de la pompe.

Ses deux mains sur la barre, elle appuyait de toutes ses forces, sans parvenir à lui imprimer le moindre mouvement, ni à faire tomber la plus petite gouttelette.

Tous ces efforts, non couronnés de succès, la mettaient en nage. Désolée, elle demandait alors à Botte, qui riait à se tordre devant son impuissance, de bien vouloir l’aider, persuadée ensuite, lorsque l’eau coulait, qu’elle avait réussi toute seule.

Une fois les cruches remplies, et pendant que Botte faisait la causette, Liette ne perdait pas son temps. Elle se penchait sur les buies, et par le petit goulot aspirait quelques gorgées bien fraîches. Puis, faisant le tour du massif monument, elle allait voir le gros « Sylvain » aux longues oreilles qui, tout au haut de la fontaine, laissait tomber, par sa large bouche, une nappe liquide blanche et brillante dans les tonneaux des marchands d’eau. Elle était curieuse, cette vieille fontaine. Liette l’avait bien remarquée ; et elle ne se lassait pas de la regarder du haut en bas.


Liette cherchait à plonger sa petite main par l’ouverture.


Il y avait bien certaines choses écrites sur la pierre, mais elle ne les supposait pas intéressantes, puisque personne ne s’arrêtait pour les lire. Ce n’était pas comme sur les affiches de la librairie et de l’imprimerie de son grand-père, l’écriture n’était pas nette, mais, tout au contraire, barbouillée, à moitié effacée. Elle était décidée, quand elle serait plus grande, à demander à M. Leypeumal, toujours disposé à lui répondre, de lui dire ce qui pouvait bien être écrit là.

En attendant, elle regarda les sculptures, les dryades, dont les visages tout effrités semblaient galeux, et elle regrettait, elle, qui aimait tant à toucher l’eau, de ne pouvoir débarbouiller un peu tous ces vieux personnages.

Pourquoi étaient-ils aussi sales ? L’eau ne manquait pourtant pas antour d’eux. :

Lorsqu’elle s’en ouvrit à Botte, celle-ci lui expliqua que ces figures étaient trop vieilles pour êtres propres. Réflexion qui jeta Liette dans une étrange perplexité. Elle était bien sûre, cependant, que les vieilles figures se lavaient, ayant assisté une fois à la toilette de grand’maman Delfossy.

Se bonne avait parfois des réponses qui ne la satisfaisaient pas, et Liette se demandait pourquoi les grandes personnes ne disaient pas la même vérité sur chaque chose.

Ainsi, par exemple, le soir, quand par hasard elle n’était pas au lit à neuf heures, pourquoi son grand-père lui disait-il, en entendant sonner le couvre-feu, que c’était l’heure où les honnêtes gens rentraient chez eux pour se coucher, alors que, juste à ce moment-là, M. Leypeumal, M. et Mme Piron ou la famille Metremoy arrivaient pour passer la soirée.

Pourquoi encore appelait-on cette cloche le couvre-feu, puisque à l’heure même où on la sonnait, elle avait remarqué que sa grand’mère demandait invariablement à Marie de mettre une nouvelle bûche dans l’âtre, pour activer la flamme ?

Il faudrait pourtant s’entendre, pensait la petite Liotie, qui savait déjà raisonner très intelligemment.

Son esprit toujours en contact avec des gens sérieux, bons et indulgents pour ses petits défauts, se développait sans contrainte. Elle grandissait, admirée et surtout aimée par tous, joyeuse et insouciante, à l’âge heureux où un baiser maternel et une tartine de confiture font tont le bonheur.

Chaque courrier parlant pour les Indes emportait une longue lettre de Mme Baude, détaillant à sa fille la vie tout en rose de sa Liette chérie.

Et ainsi, peu à peu, la mignonne atteignit sa sixième année.