Hachette et Cie (p. 5-11).


PREMIÈRE PARTIE


I

LIETTE MA CHÉRIE



Cest dans l’antique capitale de l’Aunis que nous allons entrer.
  Telle qu’elle se présente, la vieille cité rochelaise ne plaît pas à tous ceux qui la visitent.

Qui peut se flatter de réunir tous les suffrages ? Mais ceux qui y sont nés ou qui y ont vécu longtemps l’aiment d’un étrange amour, parce qu’elle n’est point la ville quelconque, banale, ouverte à tous.

Il est certain qu’entourée de ses anciens remparts, à l’ombre de ses vieilles tours en lanterne, de ses porches noircis par le temps, elle a conservé une antique et réelle empreinte des siècles passés ; et aussi le très particulier secret d’attacher fortement le cœur de quiconque a vu le jour sous ses longues et mystérieuses arcades.

À part le quai et les ports, pleins de lumière et de soleil, tout paraît sombre, vieux et triste au visiteur, mais non à l’habitant accoutumé au demi-jour des rues étroites, mal pavées de pierres et de galets apportés, comme lest des navires, de tous les coins du globe. Car La Rochelle a fait jadis un immense commerce avec le monde entier.

L’âme et l’esprit du Rochelais semblent être formés des parcelles de ce sol qui vient du large. C’est un être fier, libéral, peu accueillant peut-être ou paraissant tel à qui ne le connaît pas, mais toujours sérieux, bon et loyal. Apte aux hardies conceptions commerciales, assez tenace dans ses idées, l’habitant de cette vieille ville garde de la domination huguenote une sorte d’entêtement altier qui le rend prêt, en général, à soutenir les révoltes politiques, religieuses ou sociales, ou les idées humanitaires avancées. Très épris d’idéal artistique, il protège et cultive surtout la musique et la littérature.

L’aristocratie de la ville, sortie d’une population aux origines du plus ordinaire négoce, prise naturellement très fort la fortune et tient en honneur l’argent : non pour le vulgaire plaisir de la richesse, mais parce qu’il est la source du bien-être qu’elle aime.

Aussi, favorise-t-elle les aventureuses affaires commerciales, parce qu’elles le procurent, et caresse-t-elle la philanthropie pour l’orgueilleux bonheur de se sentir vivre au milieu de la prospérité.

Mais si le Rochelais avec sa volonté dominatrice a peut-être trop de morgue, s’il a, en un mot, les défauts des superbes, il faut se hâter d’ajouter qu’il en a toutes les qualités. Il a le cœur haut placé ; il n’est ni frivole, ni indiscret. Son désir de s’instruire, celui de posséder développent chez lui un réel savoir-faire et le tact nécessaire pour réussir.

La grosse horloge de La Rochelle est placée dans les flancs d’une arche de construction très ancienne, laid et triste reste d’un donjon disparu.

Cette arche semble diviser la ville en deux parties : la ville maritime ou le port, et la ville commerçante et bourgeoise.

Ceux qui vont du port à la ville, et vice versa, passent généralement sous ce massif monument ; et quand ils le franchissent pour la première fois, ils doivent avoir la perception d’entrer dans une cité du moyen âge.

En 1852, cette impression était plus saisissante encore ; la ville n’avait perdu ni son allure, ni ses coutumes d’autrefois. Les tramways ne sillonnaient pas alors les rues étroites où coulaient tout tranquillement dans les ruisseaux les eaux noires ou bigarrées des ménagères et des teinturiers.

On voisinait à cette époque, parce qu’on vivait plus simplement entre soi ; la morgue sotte du bourgeois riche n’avait pas encore trop déchaîné l’envie et la rancune du commerçant et du peuple.

Et comme on se parlait volontiers, on s’intéressait les uns aux autres. Après le dîner, en la belle saison, lorsque la grosse horloge sonnait la demie de six heures, pour faire la digestion ou pour échanger les nouvelles et les propos du jour, les petits commerçants se mettaient assez communément sur le pas de leur porte.

C’est ainsi que vers la fin d’une radieuse journée de mars, quelques bons citoyens s’interpellaient dans la rue du Pourtour.

« Dites donc ! criait Reydire, le chapelier, au coiffeur Lesombre, vous savez la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Mme Baude vient d’avoir une petite fille ! L’entrée en ville de la fillette a eu lieu aujourd’hui vers midi.

— Ce doit être une bien grande joie chez cette bonne Mme Baude, reprit le bottier Berteau. Depuis si longtemps qu’ils attendent un petit enfant.

— Ce n’est pas, en effet, une primeur, dit Lesombre. Voilà bien cinq ans que Mile Alice, leur fille, a épousé M. Verlet ; mais il est fâcheux que l’événement arrive pendant l’absence du jeune papa.

— On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, monsieur Lesombre, dit Reydire ; et à part ce contretemps, la petite Verlet a bien des chances à sa naissance. Songez donc que notre maire, M. Leypeumal, doit être son parrain !

— Vous me paraissez joliment bien informé, dit Berteau. De qui tenez-vous cette nouvelle ?

— De Mme Reydire, elle-même, à laquelle leur vieille bonne l’a contée ce matin.

— Et en quel honneur, ce parrainage ?

— Je tiens de la même source que M. le maire est parent à Mme Baude.

— Tiens ! Mais leur vieille bonne en perd la tête, reprit en riant le bottier ; à cela rien d’étonnant après des émois comme ceux de cette journée. Depuis un moment je la suis des yeux, la guettant pour l’interroger à mon lour. Tout à l’heure elle parlait sous les porches, et maintenant, sans être entrée nulle part, la voici qui revient vers nous. Hé ! Marie ! Marie !

— Que voulez-vous, monsieur Bertean ? demanda la vieille fille tout essoufflée.

— Tiens, pardienne : vous demander des nouvelles de chez vous !

— Tout va bien, merci, monsieur Berteau, répondit la bonne servante très émue. Notre petite chérie est mignonne au possible. Le docteur Rioux la trouve superbe. Tout le monde est content. Ah ! nous allons en faire une fête pour cette naissance !

— Cela se conçoit que vous soyez heureux, reprit sentencieusement le coiffeur. Mais est-ce vrai ce que nous raconte Reydire ? M. Leypeumal serait le parrain ?

— Eh ! pourquoi pas ? dit la vieille servante, en se rengorgeant. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Madame n’est-elle pas la petite-nièce de la grand’mère de M. Leypeumal ? »

Bien que M. Lesombre se trouvât en rapports journaliers avec les plus fortes têtes de la ville, il n’en avait acquis ni une grande vivacité d’esprit, ni une compréhension facile.

« Permettez, dit-il, cela me semble difficile à saisir comme parenté…

— Non, réplique le bottier, c’est très simple. C’est comme qui dirait : enfants de cousins germains.

— Vous y êtes, répondit à son tour Reydire ; et il ajouta avec une certaine condescendance, en se tournant vers la bonne : ellez ! allez ! ma brave fille, ne vous mettez pas en retard. »

Pendant que s’échangeaient tous ces propos, au premier étage êe la grande librairie qui faisait le coin de la rue, dans une chambre immense, garnie et meublée au goùt du jour, la bonne Mme Baude, ainsi que l’appelaient ses voisins, contemplait, attendrie, sa chère mignonne et, tout en l’emmaillotant avec mille soins délicats, déclarait que cette petite chérie, entrée chez elle par un brillant soleil de midi, serait certainement une enfant merveilleuse.

N’oublions pas ici que c’était une prédiction d’aïeule.

La suite montrera si la destinée de cette jolie petite fille répondra aux souhaits un peu intéressés de son heureuse grand’mère.

La charmante fillette qui venait de naître avait juste vingt-deux ans de moins que sa maman. Elle était venue au monde, comme l’avait fait du reste remarquer M. Reydire, cinq ans après le mariage de Mlle Alice Baude avec M. Émile Verlet, son père, officier d’administration coloniale, actuellement en résidence à Saint-Louis (Sénégal).

Ss naissance combla de joie sa famille, et ce fut une vraie petite « Désirée ». Ardemment souhaitée par sa maman, qui se trouvait bien seule chaque fois que son mari prenait la mer, elle le fut aussi, non moins vivement, par son papa, et pour la même raison.

Puis aussi per son grand-père, M. Baude, qui trouvait, comme ancien professeur de troisième, avoir eu assez de garçons dans sa vie et dans ses jambes ; et encore par sa grand’mère, Mme Baude, qui escomptait le bonheur de la garder et de l’élever, si sa fille se décidait à suivre son mari dans ses lointaines pérégrinations.

M. Leypeumal (Jules-Alfred), ancien négociant, aujourd’hui maire de la ville, déjà parrain de Mme Verlet, avait réclamé le faveur, si elle avait une fille, de tenir cette enfant sur les fonts baptismaux. On n’eut garde de ne pas satisfaire à cette très honorable demande. M. Leypeumal, veuf et fort riche, sans enfants, n’était pas un parrain à dédaigner.

De plus, on pensait chez M. Baude, et non sans raison, que l’affection très réelle qu’il portait à Mme Verlet, cimentée par ce nouveau titre, serait tout au profit de l’heureuse petite Désirée.

Le dimanche, qui suivit cette naissance, réunit autour de la table de M. Baude, outre M. Leypeumal et quelques bons amis, M. et Mme Delfossy, bisaïeuls maternels de l’enfant, plusieurs frères de M. Baude, en tout une quinzaine de personnes qui burent à la santé de la jeune enfant, à son heureux avenir, à son bonheur futur. :

Elle fut baptisée, en famille, du joli prénom de « Liette », diminutif de celui de Juliette, que son parrain lui avait définitivement octroyé.

Peu de temps après la naissance de sa fillette, Mme Verlet se vit obligée, par sa santé délicate, de donner une nourrice à son enfant. Ce furent de longues recherches pour trouver la solide et douce campagnarde à laquelle on la confia.

Quel sombre et triste jour pour toute cette famille, que celui du départ de ce petit rayon de soleil pour le village de Lagord, où la nourrice l’emporta et la garda plusieurs mois !

Pendant ce séjour champêtre, chacun fit et refit la route à tour de rôle, — comme on se rend à un pieux pèlerinage, — pour aller s’enquérir de sa santé, de ses progrès en grosseur et en longueur, de la pousse de ses dents, de ses premiers pas et de ses petits gazouillis. —

Lorsque le cabriolet de M. Leypeumal ou celui du bon docteur Rioux s’arrêtait devant la librairie, c’était l’indice du départ d’un des membres de le famille vers le petit coin perdu qui n’était desservi par aucune voiture publique, et que les jambes des uns et les occupations des autres trouvaient à bien grande distance. On profitait de toutes les occasions qui s’offraient pour aller voir Liette ; et Liette était si souvent visitée, qu’elle connaissait tous ses parents, savait leurs noms qu’elle prononçait à sa manière ; elle leur gardait un sourire très engageant, dès qu’elle les apercevait, et leur contait dans son petit jargon une foule de souvenirs du paradis.

M. Verlet revint quelques mois plus tard ; il repartit en emmenant sa jeune femme à Pondichéry, où il devait résider plusieurs années. Mme Baude, désolée de l’éloignement de sa fille, offrit de garder la mignonne Liette, d’une superbe santé, mais pour laquelle la longue traversée, en pleine crise de dentition, pouvait être funeste.

Après bien des hésitations, Liette resta.

À partir de ce jour, elle sembla appartenir complètement à cette grand’mère de quarante ans, qui l’aima et l’éleva avec la tendresse sérieuse d’une femme de cet âge, aidée souvent dans sa douce tâche par sa propre mère, Mme Delfossy, qui habitait avec son mari, le commandant en retraite, une gentille propriété aux portes de La Rochelle.