Calmann Lévy éditeur (p. 18-31).

III


« — D’abord je dois te dire dans quelles dispositions d’esprit et de cœur je me trouvais en allant voir Émilie. Il est bien vrai qu’avant de quitter la vie de Paris j’ai eu un moment d’effroi en songeant au mariage. Cet idéal, rêvé dans la première jeunesse, avait pâli d’année en année dans l’atmosphère enfiévrée d’une capitale. Tu m’avais vu si épris de ma cousine quand j’ai commencé mon droit, que tu avais craint, je l’ai bien compris, de me voir retardé dans mes études par l’impatience de les terminer. Tu ne t’es pas dit, cher père, que cette ferveur d’amour et d’hyménée était le fait du collégien et trouvait sa place naturelle entre le baccalauréat et la première inscription de droit. Tu n’as peut-être pas assez prévu que l’impatience se calmerait bien vite, et peut-être, désirant ce mariage, eusses-tu mieux fait de me laisser revenir ici les années suivantes aux époques des vacances. Tu as cru devoir me distraire d’une anxiété que je n’éprouvais déjà plus après la première année d’absence. Tu es venu prendre tes propres vacances avec moi. Tu m’as fait voyager, tu m’as conduit à la mer, et puis en Suisse, et puis à Florence et à Rome ; bref tu as fait si bien qu’il y avait tantôt quatre ans que je n’avais vu Émilie. Il en est résulté que je craignais de la revoir et de ne plus la trouver aussi charmante qu’elle m’était apparue dans la splendeur de ses dix-huit ans.

» Je songeais à cela en galopant vers sa demeure au coucher du soleil, et j’étais tenté de modérer l’ardeur de Prunelle, qui dévorait l’espace. Force lui a été pourtant de se calmer aux approches de Vignolette et de monter au pas le raidillon de sable qu’il faut gravir pour apercevoir le toit de la maison, enfoui dans le feuillage. Là, mon esprit inquiet s’est calmé aussi, et j’ai senti je ne sais quel attendrissement me gagner. La soirée était admirable, il y avait de l’or dans le ciel et sur la terre. Les montagnes m’apparaissaient dans des brumes d’un violet rosé. Le chemin brillait sous mes pieds comme une poussière de rubis. Les vignes ondulaient follement sur les collines, et leurs grands rameaux pourprés, chargés de fruits déjà noirs, se dressaient et se penchaient en festons plantureux sur ma tête. Pardonne-moi, j’ai fait de la poésie ! Mes heureux jours d’adolescence me sont apparus. J’ai revu les scènes de mes pastorales oubliées. Je me suis cru transporté au temps où, dans mon habit de collégien, devenu trop court pour mes grands bras maigres, j’approchais, le cœur palpitant, de la demeure de ma petite cousine alors si jolie, si gracieuse et si confiante ! J’ai recommencé mes rêves d’amour, et il m’a semblé que ce qui avait bouleversé tout mon être d’espérances et de désirs ne pouvait pas être une illusion vaine. J’ai repris le galop, je suis arrivé haletant, fiévreux, craintif, amoureux comme à dix-sept ans !

» Ne t’impatiente pas, mon père. J’ai besoin de résumer ce qui était le passé il y a quelques heures, un passé déjà loin d’un siècle à présent.

» Je tremblais en sonnant à la porte, cette petite porte peinte en vert, toujours éraillée et raccommodée avec de gros clous comme autrefois. Je prenais plaisir à reconnaître chaque objet et à retrouver frais et touffu le gros buisson de chèvrefeuille sauvage qui ombrage cette rustique entrée. Autrefois un fil de fer tendu le long de ce berceau de pampres suffisait aux gens de la maison pour ouvrir sans se déranger ; mais cette confiance hospitalière a disparu : on me fit attendre au moins cinq minutes. Je me disais : Émilie est seule, et peut-être est-elle au bout de l’enclos. Il lui faut le temps de traverser sa vigne, mais elle a reconnu ma manière de sonner, elle va venir m’ouvrir elle-même comme autrefois !

» Elle n’est pas venue, c’est la vieille Nicole qui m’a ouvert et qui a pris la bride de mon cheval avec un empressement plein de trouble.

» — Entrez, entrez, monsieur Henri ! Oui, oui, mademoiselle va bien, elle est à la maison, monsieur Henri ; allez, allez, excusez-nous, c’est jour de lessive, tout notre monde est allé à la rivière pour ramener le linge ; on vous a fait attendre. C’est des jours comme ça où tout est sens dessus dessous, vous savez bien, monsieur Henri !

» J’ai franchi rapidement l’allée étroite et longue, du moins trop longue à mon gré ! Autrefois on reconnaissait ma voix de loin, et Jacques accourait. Jacques était absent. Le chien ne m’a pas reconnu et a jappé après moi. Émilie n’est venue à ma rencontre que jusqu’aux marches du perron. Elle m’a tendu la main la première ; mais dans sa surprise de me voir il y avait plus d’effroi que de joie. Elle était costumée comme autrefois, en demi-demoiselle, la robe de mousseline bien retroussée sur les hanches, le tablier de soie garni de dentelles, le petit chapeau de paille des paysannes, garni de velours noir et retroussé par derrière sur son magnifique chignon brun, toujours aussi jolie, plus jolie peut-être encore ! La rondeur de son frais visage a pris un peu plus d’ovale, les yeux sont plus grands et une expression plus sérieuse a rendu son regard plus pénétrant, son sourire plus fin. Je ne sais ce que nous nous sommes dit, nous étions émus tous deux. Nous nous demandions de nos nouvelles et nous n’entendions pas la réponse.

» J’ai enfin compris que Jacques, Jaquet, comme elle l’appelle toujours, faisait bâtir toute une ferme à deux lieues de là. Champgousse est sa part d’héritage. Depuis longtemps étables et granges menaçaient ruine. — Il n’a pas voulu confier ses travaux à un entrepreneur qui l’eût rançonné sans faire les choses à son gré. Il a été s’installer chez ses fermiers afin d’être là dès le lever du jour jusqu’à la nuit et de surveiller le travail de ses ouvriers.

» — Mais il vient te voir tous les jours ?

» — Non, c’est trop loin, ça le forcerait de se coucher trop tard. Je vais le voir le dimanche et m’assurer qu’il ne manque de rien.

» — Il doit s’ennuyer tout seul ?

» — Non, il est si occupé !

» — Mais toi, cette solitude doit t’attrister ?

» — Je n’ai pas le temps d’y songer. Il y a toujours tant à faire quand on s’occupe de son chez soi !

» — Tu aurais dû aller demeurer chez nous !

» — Ce ne serait pas possible.

» — Tu es donc toujours une femme de ménage modèle ?

» — Il faut bien !

» — Et tu te plais à cette vie austère ?

» — Comme toujours.

» — Tu ne songes pas…

» — À quoi ?

» — À être deux pour…

» Je crois que j’allais me livrer lorsque Émilie se leva brusquement en entendant crier la porte de la salle à manger qui touche au salon ; elle s’élança dans cette direction et j’entendis très-distinctement ces mots : il est là, ne vous montrez pas.

» Tu sautes de surprise, mon père ? Moi, je sentis comme une déchirure au cœur. J’entendis refermer la porte et Émilie rentra, très-distraite et très-gênée, pour me faire sur votre santé et vos occupations des questions oiseuses, car elle n’ignore rien de ce qui vous concerne, et c’eût été à moi de lui demander des nouvelles de chez nous. Je vis que ma présence la mettait au supplice et que ses yeux cherchaient la pendule malgré elle pour compter les minutes insupportables de ma présence. Je pris mon chapeau en lui disant que je vous avais à peine vus et que d’ailleurs je ne voulais pas la gêner.

» — Tu as raison, me répondit-elle. Tu ne peux plus venir comme autrefois, je suis seule à la maison, et ce ne serait pas convenable ; mais, si tu vas dimanche voir Jaquet à Champgousse, nous nous y rencontrerons.

» Je ne sais pas si j’ai répondu quelque chose. Je suis parti, courant comme un brûlé, j’ai été moi-même chercher Prunelle à l’écurie, j’ai repris ventre à terre le chemin qui devait me ramener ici. Et puis je me suis arrêté court en me demandant si je ne rêvais pas, si je n’étais pas fou. Miette Ormonde infidèle ou dépravée, cachant un amant dans sa maison ! Non, ce n’est pas possible, me disais-je ;… mais je veux savoir et je saurai ! J’irai voir Jacques. Je le questionnerai franchement. Il est honnête homme, il est mon ami, il me dira la vérité.

» J’ai donc pris le chemin de traverse qui mène à Champgousse. Je me suis un peu perdu, il faisait tout à fait nuit. Enfin j’arrive dans l’obscurité, j’entrevois la masse des bâtiments qui ne me paraît pas notablement changée. Je mets pied à terre au milieu des chiens furieux. Je cherche la porte du logis de maître, et tout à coup cette porte s’ouvre. Dans la lumière projetée de l’intérieur, je vois se dessiner la monumentale silhouette de Jacques Ormonde dans la tenue d’un homme qui sort de son lit.

» Il se jette dans mes bras, me serre vigoureusement dans les siens, s’écrie en riant qu’il était couché et qu’il s’en est fallu de peu qu’il ne prît son fusil pour me recevoir. Au vacarme que faisaient ses chiens, il avait cru à l’approche d’un voleur. Il s’empare de Prunelle, et, toujours à moitié nu, la conduit lui-même à l’écurie, où je le suis pour l’aider à la débrider.

» — Laisse, laisse-moi faire, me dit-il ; tu n’y verrais pas. Moi, je vois la nuit comme les chouettes, et puis je sais où tout se trouve. En effet il arrange tout dans les ténèbres, donne de l’eau, du grain, du fourrage à sa petite amie Prunelle, revient sans avoir éveillé personne, distribue de plantureux coups de pied à ses chiens qui grognent encore après moi, et me fait entrer dans son pavillon, dont le seul luxe consiste en fusils de tout calibre et pipes de toute dimension. Pas un livre, pas d’encrier, pas de plumes, absolument comme dans sa chambre d’étudiant au quartier latin.

» — Ah çà, depuis quand es-tu arrivé au pays ?

» — Depuis tantôt dans l’après-midi.

» — Et tu viens me voir tout de suite ? C’est gentil, ça ! et je t’en remercie. On va bien chez toi ? Ma foi, il y a bien un grand mois que je n’ai vu tes parents. J’ai tant à faire ici ! Je ne peux pas quitter ; mais ils savaient où je perche depuis ce temps-là, puisque tu viens m’y surprendre ?

» — Ils n’en savaient absolument rien, car ils m’ont envoyé à Vignolette, où je comptais te trouver.

» Ici la figure expressive de Jaquet s’altéra. Tu sais que le gros garçon rougit comme une demoiselle à la moindre surprise. Il s’écria sur un ton d’effroi et de détresse :

» — Tu viens de Vignolette ? Tu as vu… ma sœur ?

» — Rassure-toi, lui répondis-je, je n’ai vu qu’elle.

» — Tu n’as vu qu’elle ? Elle t’a donc dit…

» — Elle m’a tout dit, répondis-je avec aplomb, voulant à tout prix profiter de son émoi pour lui arracher la vérité.

» — Elle t’a dit,… mais tu n’as pas vu l’autre ?

» — Je n’ai pas vu l’autre.

» — Elle t’a dit son nom ?

» — Elle ne m’a pas dit son nom.

» — Elle t’a recommandé le secret ?

» — Elle ne m’a rien recommandé.

» — Eh bien ! je te le demande, moi, au nom de l’honneur, au nom de l’amitié que tu as pour nous. Pas un mot de ce que tu as surpris ! Tu le jures ?

» — Je n’ai pas besoin de jurer dès qu’il s’agit de l’honneur d’Émilie.

» — C’est juste ! Je suis un imbécile. Or donc tu vas te rafraîchir et allumer une pipe, un cigare… lequel veux-tu ? prends, choisis. Je descends à la cave.

» — Ne prends pas cette peine.

» — La peine n’est pas grande, reprit-il en ouvrant une trappe au milieu de sa chambre. J’ai toujours ma provision sous la main.

» Et en un instant il descendit deux marches et remonta portant un panier de bouteilles de tous les crus de ses vignes.

» — Je te remercie, lui dis-je, mais j’ai perdu l’habitude de boire du vin en guise de rafraîchissement. As-tu de l’eau piquante ?

» — Pardieu ! la source acidulée coule à ma porte. En voilà de toute fraîche, mets-y un peu d’eau-de-vie. Tiens, voilà de la fine champagne et du sucre, fais-toi un grog !

» Je vis qu’en me servant à ma guise il débouchait son vin pour se servir à la sienne, et, sachant comme le vin lui délie la langue, je feignis une grande soif pour l’exciter à boire de son côté. J’espérais la révélation du grand secret ; mais il eut beau engouffrer le vin de ses coteaux, il rompit toujours les chiens avec une adresse dont je ne l’aurais pas cru capable.

» D’ailleurs je me lassai vite du rôle d’agent provocateur. Qu’avais-je besoin de savoir le nom du monsieur qui me remplace dans le cœur d’Émilie ? J’aurais cru qu’elle me dirait avec franchise : Je ne t’aime plus, j’en épouse un autre. Jacques avait l’air de croire qu’elle me l’avait dit. Je voulus aller droit au fait, et je l’interrompis au milieu de ses digressions pour lui dire :

» — Parlons donc d’affaires sérieuses. À quand le mariage ?

» — Mon mariage ? répondit-il avec candeur, Ah ! voilà ! Qui sait ? J’ai encore un mois à attendre avant de pouvoir me déclarer ouvertement.

» — Tu as donc des projets de mariage pour ton compte ?

» — Oui, de grands projets ! mais permets-moi de ne te rien dire de plus, je suis très-amoureux et j’espère épouser, voilà tout. Dans un mois, c’est à toi le premier que j’ouvrirai mon cœur.

» — C’est-à-dire que tu ne me l’ouvriras jamais sur le présent chapitre, car, dans un mois, tu l’auras oublié, et tu en commenceras un autre.

» — Je suis un volage, c’est vrai. J’en ai donné trop de preuves pour le nier ; mais cette fois c’est sérieux, ma parole d’honneur.

» — Soit ; mais je ne te parlais pas de ton mariage. Ne fais pas semblant de te méprendre. Je te parlais du mariage d’Émilie.

» — Du mariage de ma sœur avec toi ? Ah ! voilà ! Il est remis en question, malheureusement, à mon grand regret, je te le jure !

» — Remis en question est une expression charmante ! m’écriai-je avec aigreur.

» Il ne me laissa pas continuer.

» — Eh bien oui, dit-il, c’est rompu. Tu ne peux pas t’en plaindre, c’est toi qui l’as voulu. N’as-tu pas écrit à Miette, il y a un mois ou six semaines, une espèce de confession voilée où tu doutais de la possibilité de son pardon et paraissais en prendre ton parti avec une douleur très-résignée ? J’ai bien compris, moi, et, interrogé par elle, je lui ai dit en riant que les plaisirs de la jeunesse n’étaient pas chose grave et n’empêchaient pas le véritable amour de redevenir sérieux. Elle n’a pas su ce que je voulais dire ; elle m’a fait un tas de questions, trop délicates pour qu’il me fût possible d’y répondre. Alors elle a été voir tes parents ; ton père n’y était pas. Elle a causé avec ta mère, qui ne lui a pas caché que tu menais là-bas joyeuse vie, et qui lui a ri au nez lorsqu’elle en a marqué de l’étonnement. Ma chère tante a la franchise brusque quand elle s’y met. Elle a fait clairement entendre à Miette que, si tes infidélités la scandalisaient, la famille se consolerait aisément de son dépit. On n’était pas en peine de te procurer un plus bel établissement. La pauvre Miette est revenue toute penaude et m’a raconté la chose sans faire de réflexions. J’ai voulu la consoler ; elle m’a dit : Je n’ai pas besoin qu’on m’apprenne mon devoir, — et, si elle a pleuré, je ne l’ai pas vu. Je crois qu’elle a eu un gros chagrin, mais elle est trop fière pour l’avouer, et, du moment que ta mère est contraire à votre mariage, je ne crois pas que ma sœur veuille jamais en entendre parler.

» Surpris et fâché de voir ma mère dans ces dispositions, mais ne voulant pas apprendre par ceux qu’elle a blessés leurs griefs contre elle, sentant d’ailleurs que le premier tort venait de moi, et que, dans ma vie d’étudiant, j’avais mis à ma fidélité une lacune trop apparente, j’ai demandé à Jacques de me laisser partir.

» — Je suis fatigué, lui ai-je dit, j’ai mal à la tête, et, si j’ai du dépit, je ne veux pas y céder en ce moment. Remettons l’explication à un autre jour… Quand viens-tu déjeuner avec moi ?

» — C’est toi, répondit-il, qui viendras passer la journée avec moi dimanche. Miette y sera, et vous pourrez tout vous dire. Tu auras consulté tes parents, tu sauras si la fierté de ma sœur a été volontairement blessée, et, comme je sais, moi, que tu le regretteras, vous redeviendrez bons amis.

» — Oui, nous redeviendrons frère et sœur, car je présume qu’elle me dira franchement ce qu’elle eut dû me dire ce soir.

» Là-dessus, nous nous sommes quittés, lui toujours gai, moi triste à mourir. J’avais en effet une migraine effroyable qui s’est dissipée à la fraîcheur de la nuit, et à présent je suis stupide et brisé comme un homme qui vient de tomber du haut d’un toit sur le pavé. »