Calmann Lévy éditeur (p. 32-44).



IV


Quand mon fils eut achevé de parler, nous nous regardâmes fixement, car, tout en racontant, il m’avait suivi au salon.

— Je suis assez content de ton récit, lui dis-je, il n’est pas mal clair au premier abord. Pourtant si j’avais, comme juge, à tenir compte de la déposition détaillée d’un témoin, je lui ferais le reproche de n’avoir pas été bien clairvoyant ; je lui demanderais s’il est bien certain d’avoir surpris un homme chez Miette Ormonde.

— Je suis sûr des paroles que j’ai entendues. Est-ce à une femme qu’elle eût pu dire en parlant de moi : Il est là, ne vous montrez pas ! D’ailleurs l’aveu de Jacques…

— Présente à mon sens des ambiguïtés singulières.

— Lesquelles ? — Je ne puis pas le dire. Il me faut y réfléchir mûrement et faire une enquête sérieuse. Je me donnerai cette peine, s’il le faut, c’est-à-dire si tu y tiens. Y tiens-tu beaucoup ? Le trouble où je te vois est-il simplement le fait de l’orgueil blessé ? Es-tu offensé de voir Émilie si susceptible et si vite consolée ? Dans ce cas, ta raison et ta bonté reprendront vite le dessus. L’affaire s’éclaircira d’elle-même ; ou Émilie se justifiera, et vous vous aimerez encore, ou elle s’avouera engagée avec un autre, et tu iras philosophiquement à sa noce ; mais, si, comme je le crois, ton chagrin est assez profond, s’il y a de l’amour contristé et froissé dans ton cœur, il faut qu’Émilie revienne à toi et renvoie le prétendant qui s’est glissé auprès d’elle pour profiter de son dépit en ton absence.

— Émilie n’eût pas dû souffrir ce prétendant ! Elle eût dû se dire que je n’étais pas homme à disputer une femme qui se compromet et se livre par vengeance ! Je la regardais comme une espèce de sainte, elle n’est plus à mes yeux qu’une petite coquette de village sans consistance et sans dignité.

— Alors tu ne dois pas la regretter, et tu ne la regrettes pas ?

— Non, père, je ne la regrette pas. Je n’avais plus envie de me marier ; mais, si je l’eusse retrouvée telle que je la connaissais ou croyais la connaître, j’eusse engagé ma liberté par respect pour elle et pour vous. À présent je me réjouis de pouvoir rompre mon lien sans vous affliger et sans me soucier du regret qu’elle en pourra ressentir.

Je ne pus obtenir de mon fils un aveu attendri de sa douleur. Il fut raide et fier au point de m’ébranler et de me faire croire qu’il se consolerait facilement. Il était tard, nous convînmes de ne rien dire à ma femme et de remettre au lendemain notre jugement calme sur l’étrange événement de la soirée.

Le lendemain, il dormit tard, et je n’eus pas le loisir de causer avec lui. Dès les neuf heures, ma femme m’annonça la visite de madame la comtesse de Nives. J’étais en train de me raser et j’engageai madame Chantebel à tenir compagnie à cette cliente jusqu’à ce que je fusse prêt.

— Non, me dit-elle, je n’ose pas. Je ne suis pas assez bien mise. Cette dame est si belle, elle a l’air si noble ! un carrosse magnifique, des chevaux,… ah ! de vrais chevaux anglais, un cocher qui a l’air d’un grand seigneur, un domestique en livrée !

— Tout cela t’a éblouie, dame de Percemont !

— Ce n’est pas le moment de plaisanter, monsieur Chantebel. Que fais-tu là, à essuyer dix fois ton rasoir ? Dépêche-toi !

— Je ne peux pourtant me couper la gorge pour te faire plaisir. Comme te voilà pressée aujourd’hui de me voir courir auprès de cette comtesse ! Hier tu me blâmais d’accepter si vite sa clientèle !

— Je ne l’avais pas vue. Je ne pensais plus que c’était du si grand monde. Allons, voilà ta cravate blanche et ton habit noir.

— Ma foi non ! nous sommes à la campagne, je ne me mettrai pas en tenue à neuf heures du matin.

— Si fait, si fait, s’écria ma femme en me mettant malgré moi la cravate de cérémonie, je veux que tu aies l’air de ce que tu es !

Pour couper court, je dus céder et je passai dans mon cabinet, où m’attendait madame de Nives.

Je ne l’avais jamais vue que de loin, aux lumières, et ne m’attendais pas à la trouver si belle et si jeune encore. C’était une femme d’environ quarante ans, grande, blonde et mince. Ses manières étaient excellentes ; sauf le roman de sa vie, que je savais grosso modo, l’opinion ne lui reprochait rien.

— Je viens, monsieur, me dit-elle, vous demander conseil dans une affaire très-délicate, et vous me permettrez de vous raconter mon histoire, dont vous ne savez probablement pas tous les détails. Si j’abuse de vos moments…

— Mon temps vous appartient, — répondis-je, et, l’ayant installée dans un fauteuil, je l’écoutai.

— Je m’appelle Alix Dumont. J’appartiens à une famille honorable, mais pauvre, qui m’éleva dans l’amour du travail. J’ai été professeur dans divers pensionnats de jeunes filles. À vingt-huit ans, j’entrai comme institutrice chez la comtesse de Nives pour faire l’éducation de Marie, sa fille unique, alors âgée de dix ans.

Madame de Nives me témoigna beaucoup d’estime et de confiance. Sans ses bontés, je n’eusse pu supporter le caractère indiscipliné et l’humeur fantasque de Marie. C’était une enfant sans raison et sans cœur, que personne n’avait pu réduire. Cette triste besogne me fut très-pénible, et quand, deux ans plus tard, madame de Nives mourut en me recommandant sa fille, je suppliai le comte de Nives de m’épargner une tâche au-dessus de mes forces ; je voulus partir.

Il me retint, il me supplia, il me dit que sans moi sa vie était brisée et sa fille abandonnée aux hasards d’une éducation qu’il ne saurait pas diriger. Je dus céder. Il me mit à la tête de sa maison, et Marie, qui s’était vue menacée d’entrer dans un couvent si je la quittais, se contint davantage et me supplia aussi de rester.

» Au bout d’un an de veuvage, le comte de Nives me déclara qu’il voulait se remarier et qu’il m’avait choisie pour sa compagne. Je refusai à cause de l’enfant, dont je pressentais l’aversion toujours prête à éclater, et, voyant qu’il insistait, je pris la fuite sans l’avertir. Je restai cachée quelques mois chez d’anciens amis. Il découvrit ma retraite et vint me supplier encore d’accepter son nom. Il avait mis Marie au couvent. Elle m’accuse aujourd’hui de l’avoir séparée de son père. J’ai fait au contraire mon possible pour la ramener auprès de lui. C’est le comte qui a été inflexible jusque sur son lit de mort.

Obsédée par une passion que malgré moi je commençais à partager, pressée par mes amis d’accepter les offres si honorables de M. de Nives, je devins sa femme, et j’eus de lui une fille qui s’appelle Léonie, qui a aujourd’hui sept ans et qui est son vivant portrait.

» J’étais heureuse, car je nourrissais toujours l’espoir de réconcilier mon mari avec sa première fille, lorsqu’il fit à la chasse une chute à laquelle il ne survécut que peu de jours. Il laissait un testament par lequel il m’instituait tutrice de Marie, m’attribuant la jouissance de tous ses revenus, ma vie durant. Or, les revenus de M. de Nives sont bien médiocres. Sa fortune provenait de sa première femme. La terre que je gouverne et que j’habite avec ma fille appartient en totalité à Marie, et le moment approche où cette jeune personne va me demander des comptes de tutelle, contrairement aux intentions de son père, après quoi elle nous chassera de la maison.

Ici madame Alix de Nives se tut et me regarda pour m’interroger, sans émettre sa pensée.

— Vous voudriez connaître, lui dis-je, un moyen pour éluder cette triste nécessité. Il n’y en a pas. Si par testament M. de Nives vous a attribué l’usufruit de tous ses biens, s’en rapportant à votre caractère et à votre loyauté pour pourvoir aux besoins et à l’établissement de ses deux filles, il n’a pu s’attribuer le droit de disposer des biens de sa défunte femme. M’apportez-vous le testament et les deux contrats de mariage du comte de Nives ?

— Oui, monsieur, les voici.

Quand j’eus examiné les pièces, je vis que le défunt s’était bercé d’une illusion qu’il avait fait partager jusqu’à un certain point à sa femme. Il avait cru pouvoir lui assurer le revenu de la terre de Nives, sauf par elle à ne point entamer ni détériorer le bien-fonds qui revenait de droit à Marie.

— Mon mari a pourtant consulté avant de rédiger ce testament, dit la comtesse d’un air de doute en me voyant hausser les épaules.

— Il a pu consulter, madame, mais ce n’est pas un homme de loi qui l’a conseillé ainsi.

— Pardonnez-moi, c’est…

— Ne me dites pas qui, car je suis forcé de vous dire, moi, que cet homme de loi, si homme de loi il y a, s’est parfaitement moqué de lui.

La comtesse se mordit les lèvres avec dépit.

— M. de Nives, reprit-elle, a toujours regardé Marie comme une personne sans jugement et sans raison, incapable de gérer ses affaires. Il la destinait au cloître. S’il eût vécu, il l’eût obligée à se faire religieuse.

— M. de Nives pouvait se faire aussi cette illusion-là : les anciennes familles négligent quelquefois de se renseigner sur le temps présent, et j’ai ouï dire que M. de Nives ne tenait pas toujours compte de ce qui s’est introduit dans la législation depuis 89 ; mais vous, madame, qui êtes encore jeune et que votre éducation a dû affranchir de certains préjugés, admettez-vous qu’on puisse forcer une héritière légitime à donner sa démission et à prononcer le vœu de pauvreté ?

— Non, mais la loi peut la contraindre à entrer dans une maison de détention et prononcer son interdiction, si elle a donné des preuves de démence.

— Ceci est une autre question ! Mademoiselle Marie de Nives est-elle véritablement aliénée ?

— Ne l’avez-vous pas entendu dire, monsieur Chantebel ?

— J’ai ouï dire qu’elle était bizarre, mais on dit tant de choses !

— L’opinion a pourtant sa valeur !

— Pas toujours.

— Vous m’étonnez, monsieur ; l’opinion est pour moi, elle m’a toujours rendu justice, elle serait encore pour moi, si je l’invoquais.

— Prenez garde, madame la comtesse ! il ne faut pas jouer avec la bonne renommée qu’on a su acquérir. Je crois que, si vous tentiez de provoquer l’interdiction de mademoiselle de Nives, vous lui créeriez aussitôt des partisans qui seraient contre vous.

— Est-ce à dire, monsieur l’avocat, que vous êtes déjà prévenu contre moi ?

— Non, madame la comtesse. J’ai l’honneur de vous parler aujourd’hui pour la première fois et je n’ai jamais vu mademoiselle de Nives ; mais examinez votre situation. Pauvre et sans nom, mais belle et instruite, vous entrez dans une maison dont le chef, bientôt veuf, vous épouse après avoir écarté un témoin dont la présence hostile ne pouvait vous créer que des obstacles et des chagrins. Ce témoin n’est qu’un enfant, mais c’est sa propre fille qu’il éloigne de lui et qui vous attribue son exil. Vous avez, dites-vous, fait votre possible pour la ramener. Il est fâcheux que vous n’ayez pas réussi ; il est fâcheux aussi que le testament de votre époux révèle une préférence pour vous qui efface toute affection paternelle de son cœur. Certaines gens pourraient croire que le malheur de mademoiselle Marie est votre ouvrage et, si elle est folle, que vous avez tout fait pour qu’elle le devînt.

— Je vois, monsieur Chantebel, que vous avez l’oreille ouverte à des insinuations cruelles contre moi.

— Je vous jure que non, madame la comtesse, mes réflexions naissent de la situation où vous êtes et du conseil que vous me demandez. Voyons, quelles sont les preuves de démence que votre belle-fille a données ?

— Il y en a plus que je ne pourrais jamais dire. Dès l’âge de dix ans, elle a été rebelle à toute discipline, furieuse de toute contrainte. C’est une nature échevelée, capable de tous les égarements, je n’ose pas vous dire…

— Dites tout, ou ne dites rien.

— Eh bien ! je crois que, malgré la claustration du couvent, elle a trouvé moyen d’avoir plus d’une fois des relations coupables.

— Vous croyez ?

— Et vous, vous doutez ? Eh bien ! il faut que je vous confie un secret très-grave. Après avoir été chez les dames religieuses de Riom, où l’on s’était aperçu d’une intrigue avec une personne du dehors, elle a été transférée par mes soins chez les dames de Clermont, dont le monastère est plus sérieusement cloîtré. Savez-vous ce qu’elle y a fait ? Elle a disparu dernièrement en m’envoyant une lettre où elle me déclare qu’elle ne peut rester dans ce couvent et qu’elle part pour Paris, où elle entrera de son propre gré au Sacré-Cœur pour y rester jusqu’au jour de sa majorité.

— Eh bien ! il fallait la laisser faire !

— Oui, je ne demandais pas mieux, mais je devais m’assurer que ce prétendu changement de communauté ne cachait pas un enlèvement ou pis encore. J’ai d’abord supplié les dames de Clermont de dire que Marie ne s’était enfuie que pour revenir chez moi, et tout aussitôt je me suis rendue à Paris. Marie n’était pas au Sacré-Cœur, elle n’était dans aucun autre couvent de la ville ni des environs. Elle est évidemment en fuite et avec un homme, car on a vu, sur le sable du jardin par où elle s’est sauvée, des traces de bottines très-grandes.

— Ceci n’est pas de la folie comme on l’entend en médecine légale. C’est simplement de l’inconduite.

— Cette inconduite impose à la tutrice le devoir de rechercher la coupable et de la réintégrer dans une maison religieuse des plus sévères.

— D’accord ; y êtes-vous parvenue ?

— Non. J’ai passé tout un mois en vaines recherches, et, de guerre lasse, je suis revenue auprès de ma petite Léonie, dont je ne pouvais pas me séparer plus longtemps. Je n’ai encore voulu confier à personne le douloureux secret que vous venez d’entendre, mais il faut pourtant que j’agisse encore, et je venais vous demander ce que je dois faire. Faut-il m’adresser aux tribunaux, à la police, à qui de droit enfin, pour que Marie soit retrouvée et arrachée à l’infamie ? Ou bien dois-je me taire, cacher sa honte et souffrir qu’elle me ruine et me chasse de la maison de mon mari ? Dans le cas où cette fille avilie serait interdite, elle aurait encore à me savoir gré d’avoir mis son impudeur sur le compte de la folie. Dans le cas où je la laisserais impunie, aurais-je rempli mon devoir envers ma propre fille, qui va se trouver bannie et dépouillée sans que j’aie rien tenté pour la sauver ?

— Vous me permettrez de réfléchir et de bien rechercher les faits avec vous avant de me prononcer.

— Mais c’est que le temps presse, monsieur l’avocat ! Marie aura atteint sa majorité dans vingt-neuf jours. S’il y a quelque chose à tenter, il serait à propos de porter à la connaissance du tribunal et du public le fait de sa disparition avant qu’elle prenne l’avance pour faire valoir ses droits et entrer en possession.

— Si elle est prête à faire valoir ses droits et reparaît à l’heure dite, elle n’est pas folle, et personne ne doutera qu’elle ne jouisse de sa raison. Vous n’auriez donc contre elle, au besoin, que le grief d’inconduite. Il est nul du jour où cesse votre tutelle, aucun texte de loi ne peut priver de ses droits et de sa liberté une fille de vingt et un ans qui a fait une sottise ou un scandale un mois auparavant. Pour prouver qu’elle est privée de raison, il faudrait autre chose qu’une amourette à travers la grille et une évasion par-dessus les murs d’un couvent.