La Timide/Première partie/I
I
QUI ÉTAIS-JE ET QUI ÉTAIT-ELLE ?
… Tant que je l’ai ici, tout n’est pas fini… Je m’approche d’elle et je la regarde à chaque instant. Mais demain on l’emportera. Comment ferai-je tout seul ? Elle est en cet instant dans le salon, sur la table… on a mis l’une contre l’autre deux tables à jeu ; demain la bière sera là, toute blanche, en gros de Naples… Mais ce n’est pas cela !… Je marche, je marche et je veux comprendre, m’expliquer… Voilà déjà six heures que je cherche, et mes idées s’éparpillent. Je marche, je marche et c’est tout. Voyons, comment est-ce ? Je veux procéder par ordre (ah ! par ordre !…) Messieurs ! Vous voyez que je suis loin d’être un homme de lettres… mais je raconterai comme je comprends.
Tenez, elle venait au début chez moi, engager des effets à elle pour payer une annonce dans le Golos… Telle institutrice consentirait à voyager et à donner des leçons à domicile etc., etc. Les premiers temps, je ne la remarquais pas ; elle venait comme tant d’autres, voilà tout. Plus tard, je l’ai mieux vue. Elle était toute mince, blonde, pas bien grande ; elle avait des mouvements gênés devant moi, sans doute devant tous les étrangers ; moi, n’est-ce pas, j’étais avec elle comme avec tout le monde, avec ceux qui me traitent comme un homme et non comme un prêteur sur gages seulement. Quand je lui avais remis l’argent, elle faisait vite volte-face et se sauvait. Tout cela sans bruit. D’autres chicanent, implorent, se fâchent pour obtenir plus. Elle, jamais. Elle prenait ce qu’on lui donnait… Où en suis-je ? Oui, elle m’apportait d’étranges petits objets ou bijoux : des boucles d’oreilles en argent doré, un méchant petit médaillon, des choses à 20 kopeks. Elle savait que ça ne valait pas plus, mais je voyais à sa figure que c’était précieux pour elle. En effet, j’ai appris plus tard que c’était tout ce que papa et maman lui avaient laissé. Une seule fois, j’ai ri de ce qu’elle voulait engager : Jamais je ne ris, en général, avec les clients. Un ton de gentleman, des manières sévères, oui sévères, sévères ! Mais ce jour-là, elle s’était avisée de m’apporter une vraie guenille, ce qui restait d’une pelisse en peaux de lièvres… Ç’a été plus fort que moi, je l’ai plaisantée. Dieu ! comme elle a rougi ! Ses yeux bleus, grands et pensifs, si doux à l’ordinaire, ont lancé des flammes. Mais elle n’a pas dit un mot. Elle a remballé sa « guenille » et s’en est allée. Ce n’est que ce jour-là que je la remarquai très particulièrement. Je pensai d’elle quelque chose… oui quelque chose. Ah oui ! qu’elle était terriblement jeune, jeune comme une enfant de quatorze ans : elle en avait seize en réalité. Du reste, non ! Ce n’est pas ça !… Le lendemain, elle revint. J’ai su plus tard qu’elle avait porté son reste de houppelande chez Dobronravov et Mayer, mais ceux-là ne prêtent que sur objets d’or et ne voulurent rien savoir. Une autre fois, je lui avais pris en nantissement un camée, une cochonnerie, et en étais resté tout étonné de moi-même. Moi je ne prête que sur bijoux d’or ou d’argent. Et j’avais accepté un camée ! C’était la seconde fois que je pensais à elle, je me le rappelle bien. Mais le lendemain de l’affaire de la houppelande, elle voulut engager un porte-cigare en ambre jaune, un objet d’amateur, mais sans valeur pour nous autres. Pour nous, or ou argent, ou rien ! Comme elle venait après la révolte de la veille, je la reçus très froidement, très sévèrement. Faible, je lui donnai tout de même 2 roubles, mais je lui dis, un peu fâché : « Ce n’est que pour vous que je fais ça. Allez voir si Moser vous donnera un kopek d’un pareil objet ! » Ce pour vous, je le soulignai particulièrement… J’étais plutôt irrité. Elle rougit en entendant ce pour vous, mais elle se tut, ne me jeta pas l’argent à la figure, le prit très bien, au contraire… Ah ! la pauvreté !… Elle rougit, mais rougit ! Je l’avais blessée. Quand elle fut partie, je me demandai : « Ça vaut-il 2 roubles la petite satisfaction que je viens d’avoir ? » Je me reposai la question à deux fois : « Ça vaut-il ça ? Ça vaut-il ça ? » Et tout en riant, je la résolus dans le sens affirmatif. Je fus très amusé. Mais je n’avais pas eu de mauvaise intention.
L’idée de l’éprouver me vint, parce que certains projets me passèrent par la tête. C’était la troisième fois que je pensais très particulièrement à elle.
… Eh bien ! C’est à ce moment que tout a commencé. Bien entendu, je me suis renseigné. Après cela, j’attendis sa venue avec quelque impatience. Je prévoyais qu’elle viendrait bientôt. Quand elle repartit, je lui adressai la parole, j’entrai en conversation avec elle, sur un ton d’infinie politesse. Je n’ai pas été trop mal élevé et j’ai des manières quand je veux. Hum ! Je devinai facilement qu’elle était bonne et douce. Les bons et les doux, sans trop se livrer, savent mal éluder une question. Ils répondent, ceux-là. Je ne sus pas tout sur elle alors, bien certainement. Ce ne fut que plus tard, que tout me fut expliqué : les annonces du Golos, etc. Elle continuait à publier des annonces dans les journaux à l’aide de ses dernières ressources. D’abord, le ton de ces notes était hautain : « Institutrice, hautes références, consentirait à voyager. Envoyer conditions sous enveloppe au journal. » Un peu plus tard c’était : « Consent à tout, donnera leçons, servira de dame de compagnie, surveillera ménage, sait coudre, etc. » Archi-connu, n’est-ce pas ! Puis à la dernière extrémité, elle fit insérer : « Sans rémunération, pour table et logement. » Mais elle ne trouva aucune place. Quand je la revis, je voulus donc l’éprouver. Je lui montrai une annonce du Golos ainsi conçue : « Jeune fille orpheline cherche place gouvernante pour petits enfants ; préférerait chez veuf âgé ; pourrait aider au ménage. »
— Là, voyez-vous ? lui dis-je, celle-ci, c’est la première fois qu’elle publie une annonce, et je parie qu’avant ce soir elle aura une place. C’est comme cela qu’on rédige une annonce !
Elle rougit et ses yeux s’enflammèrent de colère. Cela me plut. Elle me tourna le dos et sortit. Mais j’étais bien tranquille. Il n’y avait pas un autre prêteur capable de lui avancer un demi-kopek sur ses brimborions et autres porte-cigares. Et à présent, il n’y avait plus même de porte-cigares !
Le surlendemain, elle arriva toute pale et agitée. Je compris qu’il se passait en elle quelque chose de grave. Je dirai quoi tout à l’heure, mais je ne veux que rappeler comment je m’arrangeai pour l’étonner, pour me poser dans son estime. Elle m’apportait une icône (ah ! cela avait dû lui coûter !) et ce n’est qu’ici que tout commence ; car je m’embrouille… je ne puis rassembler mes idées ! C’était une image de la Vierge avec l’enfant Jésus, une image de foyer ; la garniture en argent doré valait bien, mon Dieu !… valait bien 6 roubles. Je lui dis : « Il serait préférable de me laisser la garniture et d’emporter l’image, parce que, enfin… l’image… c’est un peu… » Elle me demanda : « Est-ce que cela vous est défendu ? — Non, mais c’est pour vous-même ! — Eh bien ! enlevez-là ! — Non, je ne l’enlèverai pas. Savez-vous ? Je vais la mettre dans ma niche à icônes. (Dès l’ouverture de ma caisse de prêts, tous les matins j’allumais, dans cette niche, une petite lampe)… et je vais vous donner 10 roubles.
— Oh ! Je n’ai pas besoin de 10 roubles. Donnez-m’en cinq. Je vous rachèterai bientôt l’image.
— Et vous n’en voulez pas dix ? L’image les vaut, dis-je en observant que ses yeux jetaient des éclairs. Elle ne répondit pas. Je lui remis 5 roubles.
— Il ne faut mépriser personne, dis-je. Si vous me voyez faire un pareil métier, c’est que je me suis trouvé aussi dans des circonstances bien critiques ! J’ai bien souffert avant de m’y décider…
— Et vous vous venger sur la société, interrompit elle. Elle avait un sourire amer, assez innocent, du reste.
— Ah ! ah ! pensai-je, tu me révèles ton caractère et tu as de la littérature.
— Voyez-vous, dis-je tout haut, moi, je suis une partie de cette partie du tout qui veut faire du mal et produit du bien.
Elle me regarda curieusement et avec quelque naïveté :
— Attendez ! Je connais cette phrase. Je l’ai lue quelque part.
— Ne vous creusez pas la tête. C’est une de celles que prononce Méphistophélès quand il se présente à Faust. Avez-vous lu Faust ?
— Distraitement.
— C’est-à-dire que vous ne l’avez pas lu du tout. Il faut le lire. Vous souriez ? Ne me croyez pas assez sot, malgré mon métier de prêteur sur gages, pour jouer devant vous les Méphistophélès. Prêteur sur gages je suis, prêteur sur gages je reste.
— Mais je ne voulais rien vous dire de pareil !… Elle avait été sur le point de laisser échapper qu’elle ne s’attendait pas à pareille érudition de ma part. Mais elle s’était retenue.
— Voyez-vous, lui dis-je, trouvant un joint pour produire mon effet, dans n’importe quelle carrière on peut faire du bien.
— Certainement, répondit-elle, tout champ peut produire une moisson.
Elle me regarda d’un air pénétré. Elle était contente de ce qu’elle venait de dire, non par vanité, mais parce qu’elle respectait la pensée qu’elle venait d’exprimer. Ô sincérité des jeunes ! C’est avec cela qu’ils remportent la victoire !
Quand elle fut partie, j’allai compléter mes renseignements. Ah ! elle avait vu des jours si terribles que je ne comprends pas comment elle pouvait sourire et s’intéresser aux paroles de Méphistophélès ! Mais voilà, la jeunesse… L’essentiel c’est que je la regardais déjà comme mienne et ne doutais pas de mon pouvoir sur elle… Vous savez, c’est un sentiment très doux, très voluptueux, dirais-je presque, qu’on éprouve en s’apercevant qu’on en a fini avec les hésitations…
Mais si je vais comme cela, je ne pourrai plus concentrer mes idées… Plus vite, plus vite, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, ah ! mon Dieu ! non !