La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/VIII

Chevalier & Rivière (p. 342-349).

§ VIII. — Certains postulats de la théorie physique sont-ils inaccessibles aux démentis de l’expérience ?

On reconnaît qu’un principe est exact à la facilité avec laquelle il démèle les embarras compliqués où nous engageait l’emploi de principes erronés.

Si donc l’idée que nous avons émise est exacte, si la comparaison s’établit forcément entre l’ensemble de la théorie et l’ensemble des faits d’expérience, nous devons voir s’évanouir, à la lumière de ce principe, les obscurités où nous nous égarerions en prétendant soumettre isolément chaque hypothèse théorique au contrôle des faits.

Au premier rang des affirmations dont nous chercherons à dissiper l’apparence paradoxale, nous en placerons une qui, en ces dernières années, a été souvent formulée et commentée. Énoncée d’abord par M. G. Milhaud[1] au sujet du corps pur de la Chimie, elle a été longuement et fortement développée par M. H. Poincaré[2] à propos de principes de la Mécanique ; M. Édouard Le Roy l’a également formulée[3] avec une grande netteté.

Cette affirmation est la suivante :

Certaines hypothèses fondamentales de la théorie physique ne sauraient être contredites par aucune expérience, parce qu’elles constituent en réalité des définitions, et que certaines expressions, usitées du physicien, ne prennent leur sens que par elles.

Prenons un des exemples cités par M. Ed. Le Roy : Lorsqu’un corps grave tombe librement, l’accélération de sa chute est constante. Une telle loi peut-elle être contredite par l’expérience ? Non, car elle constitue la définition même de ce qu’il faut entendre par chute libre. Si, en étudiant la chute d’un corps grave, nous trouvions que ce corps ne tombe pas d’un mouvement uniformément accéléré, nous en conclurions non pas que la loi énoncée est fausse, mais que le corps ne tombe pas librement, que quelque cause en entrave le mouvement, et les écarts entre la loi énoncée et les faits observés nous serviraient à découvrir cette cause et à en analyser les effets.

Ainsi, conclut M. Ed. Le Roy, « les lois sont invérifiables, à prendre les choses en toute rigueur…, parce qu’elles constituent le critère même auquel on juge les apparences et les méthodes qu’il faudrait utiliser pour les soumettre à un examen dont la précision soit susceptible de dépasser toute limite assignable ».

Reprenons plus en détail, à la lumière des principes précédemment posés, cette comparaison entre la loi de la chute des corps et l’expérience.

Nos observations quotidiennes nous ont fait connaître toute une catégorie de mouvements que nous avons rapprochés les uns des autres sous le nom de mouvements des corps graves ; parmi ces mouvements se trouve la chute qu’éprouve un corps grave lorsqu’il n’est gêné par aucun obstacle. Il en résulte que ces mots : « chute libre d’un corps grave » ont un sens pour l’homme qui fait appel aux seules connaissances du sens commun, qui n’a aucune notion des théories physiques.

D’autre part, pour classer les lois des mouvements dont il s’agit, le physicien a créé une théorie, la théorie de la pesanteur, application importante de la Mécanique rationnelle ; en cette théorie, destinée à fournir une représentation symbolique de la réalité, il est également question de « chute libre d’un corps grave » ; par suite des hypothèses qui supportent tout ce schéma, une chute libre doit être nécessairement une chute uniformément accélérée.

Les mots « chute libre d’un corps grave » ont maintenant deux sens distincts. Pour l’homme ignorant des théories physiques, ils ont leur signification réelle signifient ce que le sens commun entend en les prononçant ; pour le physicien, ils ont un sens symbolique, ils signifient « chute uniformément accélérée ». La théorie n’aurait pas rempli son but si le second sens n’était point le signe du premier, si une chute, regardée comme libre par le sens commun, n’était pas également une chute d’accélération uniforme, ou à peu près uniforme, les constatations du sens commun étant essentiellement, nous l’avons dit, des constatations dénuées de précision.

Cet accord, faute duquel la théorie eût été rejetée sans plus ample informé, se produit ; une chute que le sens commun déclare à peu près libre est aussi une chute dont l’accélération est à peu près constante. Mais la constatation de cet accord, grossièrement approximatif, ne nous contente pas ; nous voulons pousser plus loin et dépasser le degré de précision auquel peut prétendre le sens commun. À l’aide de la théorie que nous avons imaginée, nous combinons des appareils propres à reconnaître avec sensibilité si la chute d’un corps est ou n’est pas uniformément accélérée ; ces appareils nous montrent qu’une certaine chute, regardée par le sens commun comme une chute libre, a une accélération légèrement variable. La proposition qui, dans notre théorie, donne son sens symbolique au mot « chute libre » ne représente pas avec une exactitude suffisante les propriétés de la chute réelle et concrète que nous avons observée.

Deux partis s’offrent alors à nous.

En premier lieu, nous pouvons déclarer que nous avons eu raison de regarder la chute étudiée comme une chute libre, d’exiger que la définition théorique de ces mots s’accorde avec nos observations ; dans ce cas, puisque notre définition théorique ne satisfait pas à cette exigence, elle doit être rejetée ; il nous faut construire une autre Mécanique sur des hypothèses nouvelles. Mécanique en laquelle les mots « chute libre » signifieront non plus « chute uniformément accélérée », mais « chute dont l’accélération varie suivant une certaine loi ».

En second lieu, nous pouvons déclarer que nous avons eu tort d’établir un rapprochement entre la chute concrète que nous avons observée et la chute libre symbolique définie par notre théorie ; que celle-ci était un schéma trop simplifié de celle-là ; que, pour représenter convenablement la chute sur laquelle nos expériences ont porté, le théoricien doit imaginer non plus un grave tombant librement, mais un grave gêné par certains obstacles tels que la résistance de l’air ; qu’en figurant l’action de ces obstacles au moyen d’hypothèses appropriées, il composera un schéma plus compliqué que le grave libre, mais plus apte à reproduire les détails de l’expérience ; en résumé, selon le langage que nous avons précédemment fixé (ch. iv, § 3), nous pouvons chercher à éliminer, au moyen de corrections convenables, les causes d’erreur, telles que la résistance de l’air, qui influaient sur notre expérience.

M. Le Roy affirme que nous prendrons le second parti et non le premier ; en quoi il a assurément raison. Les causes qui nous dicteront cette détermination sont aisées à apercevoir. En prenant le premier parti, nous serions obligés de détruire de fond en comble un très vaste système théorique, qui représente d’une manière très satisfaisante un ensemble très étendu et très complexe de lois expérimentales. Le second parti, au contraire, ne fait rien perdre du terrain déjà conquis à la théorie physique ; de plus, il a réussi dans un si grand nombre de cas que nous sommes fondés à escompter un nouveau succès. Mais dans cette confiance accordée à la loi de la chute des graves, nous ne voyons rien d’analogue à la certitude que la définition géométrique tire de son essence même, à cette certitude par laquelle on serait insensé si l’on allait douter que les divers points d’une circonférence ne fussent tous équidistants du centre.

Nous ne trouvons ici qu’une application particulière du principe posé au § 2. Un désaccord entre les faits concrets qui composent une expérience, et la représentation symbolique que la théorie substitue à cette expérience, nous prouve que quelque partie de ce symbole est à rejeter. Mais quelle partie ? C’est ce que l’expérience ne nous dit pas, ce qu’elle laisse à notre sagacité le soin de deviner. Or, parmi les éléments théoriques qui entrent dans la composition de ce symbole, il en est toujours un certain nombre que les physiciens d’une certaine époque s’accordent à accepter sans contrôle, qu’ils regardent comme hors de conteste. Dès lors, le physicien qui doit modifier ce symbole fera sûrement porter sa modification sur des éléments autres que ceux-là.

Mais ce qui pousse le physicien à agir ainsi, ce n’est point une nécessité logique ; en agissant autrement il pourrait être maladroit et mal inspiré ; il ne marcherait pas, pour cela, sur les traces du géomètre assez insensé pour contredire à ses propres définitions ; il ne ferait rien d’absurde. Il y a plus ; un jour peut-être, en agissant autrement, en refusant d’invoquer des causes d’erreur et de recourir à des corrections pour rétablir l’accord entre le schéma théorique et le fait, en portant résolument la réforme parmi les propositions qu’un commun accord déclarait intangibles, il accomplira l’œuvre de génie qui ouvre à la théorie une carrière nouvelle.

En effet, ces hypothèses, qui sont devenues des conventions universellement acceptées, dont la certitude semble briser la contradiction expérimentale et la rejeter sur d’autres suppositions plus douteuses, il faudrait bien se garder de les croire à tout jamais assurées. L’histoire de la Physique nous montre que, bien souvent, l’esprit humain a été amené à renverser de fond en comble de tels principes, regardés d’un commun accord, pendant des siècles, comme des axiomes inviolables, et à rebâtir ses théories physiques sur de nouvelles hypothèses.

Fut-il, par exemple, pendant des millénaires, principe plus clair et plus assuré que celui-ci : Dans un milieu homogène, la lumière se propage en ligne droite ? Non seulement cette hypothèse portait toute l’Optique ancienne, Catoptrique et Dioptrique, dont les élégantes déductions géométriques représentaient à souhait un nombre immense de faits, mais encore elle était devenue, pour ainsi dire, la définition physique de la ligne droite ; c’est à cette hypothèse que devait faire appel tout homme désireux de réaliser une droite, le charpentier qui vérifie la rectitude d’une pièce de bois, l’arpenteur qui jalonne un alignement, le géodésien qui relève une direction au moyen des pinnules de son alidade, l’astronome qui définit l’orientation des étoiles sur lesquelles il raisonne par l’axe optique de sa lunette. Cependant, un jour vint où l’on se lassa d’attribuer à quelque cause d’erreur les effets de diffraction observés par Grimaldi, où l’on se résolut à rejeter la loi de la propagation rectiligne de la lumière, à donner à l’Optique des fondements entièrement nouveaux ; et cette audacieuse résolution fut, pour la théorie physique, le signal de progrès merveilleux.


  1. G. Milhaud : La Science rationnelle (Revue de Métaphysique et de Morale, 4e année, 1896, p. 280). — Le Rationnel, Paris, 1898, p. 45.
  2. H. Poincaré : Sur les Principes de la Mécanique (Bibliothèque du Congrès international de Philosophie. iii. Logique et Histoire des Sciences. Paris, 1901 ; p. 457). — Sur la valeur objective des théories physiques (Revue de Métaphysique et de Morale, 10e année, 1902, p. 263). — La Science et l’Hypothèse, p. 110.
  3. Édouard Le Roy : Un positivisme nouveau (Revue de Métaphysique et de Morale, 9e année, 1901, p. 143-144).