La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/IV

Chevalier & Rivière (p. 312-321).

IV. — Critique de la méthode newtonienne. — Premier exemple : La Mécanique céleste.

Il est illusoire de chercher à construire, au moyen de la contradiction expérimentale, une argumentation imitée de la réduction à l’absurde ; mais la Géométrie connaît, pour parvenir à la certitude, d’autres moyens que le procédé per absurdum ; la démonstration directe, où la vérité d’une proposition est établie par elle-même, et non par la réfutation de la proposition contradictoire, lui semble le plus parfait des raisonnements. Peut-être la théorie physique serait-elle plus heureuse dans ses tentatives si elle cherchait à imiter la démonstration directe. Les hypothèses à partir desquelles elle déroulera ses conclusions devraient alors être éprouvées une à une ; chacune d’elles ne devrait être acceptée que si elle présentait toute la certitude que la méthode expérimentale peut conférer à une proposition abstraite et générale ; c’est-à-dire qu’elle serait nécessairement, ou bien une loi tirée de l’observation par le seul usage de ces deux opérations intellectuelles que l’on nomme l’induction et la généralisation, ou bien un corollaire mathématiquement déduit de telles lois ; une théorie fondée sur de telles hypothèses ne présenterait plus rien d’arbitraire ni de douteux ; elle mériterait toute la confiance dont sont dignes les facultés qui nous servent à formuler les lois naturelles.

C’est une telle théorie physique que préconisait Newton, lorsqu’au Scholium generale qui couronne le livre des Principes, il rejetait si résolument hors de la Philosophie naturelle toute hypothèse que l’induction n’a point extraite de l’expérience ; lorsqu’il affirmait qu’en la saine Physique toute proposition doit être tirée des phénomènes et généralisée par induction.

La méthode idéale que nous venons de décrire mérite donc très justement d’être nommée méthode newtonienne. Newton, d’ailleurs, ne l’a-t-il pas suivie lorsqu’il a établi le système de l’attraction universelle, joignant ainsi à ses préceptes le plus grandiose des exemples ? Sa théorie de la gravitation ne se tire-t-elle pas tout entière des lois que l’observation a révélées à Kepler, lois que le raisonnement problématique transforme et dont l’induction généralise les conséquences ?

Cette première loi de Kepler : « Le rayon vecteur qui va du Soleil à une planète balaye une aire proportionnelle au temps pendant lequel on observe le mouvement de la planète », a, en effet, appris à Newton que chaque planète est constamment soumise à une force dirigée vers le Soleil.

La deuxième loi de Kepler : « L’orbite de chaque planète est une ellipse dont le Soleil est un foyer », lui a enseigné que la force sollicitant une planète déterminée varie avec la distance de cette planète au Soleil et est en raison inverse du carré de cette distance.

La troisième loi de Kepler : « Les carrés des durées de révolution des diverses planètes sont proportionnels aux cubes des grands axes de leurs orbites », lui a montré que diverses planètes, ramenées à une même distance du Soleil, subiraient de la part de cet astre des attractions proportionnelles à leurs masses respectives.

Les lois expérimentales établies par Kepler, transformées par le raisonnement géométrique, font connaître tous les caractères que présente l’action exercée par le Soleil sur une planète ; par induction, Newton généralise le résultat obtenu ; il admet que ce résultat exprime la loi suivant laquelle n’importe quelle portion de la matière agit sur n’importe quelle autre portion, et il formule ce grand principe : « Deux corps quelconques s’attirent mutuellement par une force qui est proportionnelle au produit de leurs masses et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare. » Le principe de l’universelle gravitation est trouvé ; il a été obtenu, sans qu’il soit fait usage d’aucune hypothèse fictive, par la méthode inductive dont Newton a tracé le plan.

Reprenons de plus près cette application de la méthode newtonienne ; voyons si une analyse logique un peu sévère laissera subsister l’apparence de rigueur et de simplicité que lui attribue cet exposé trop sommaire.

Pour assurer à cette discussion toute la clarté nécessaire, commençons par rappeler ce principe, familier à tous ceux qui traitent de la Mécanique : On ne saurait parler de la force qui sollicite un corps dans des circonstances données avant d’avoir désigné le terme, supposé fixe, auquel on rapporte le mouvement de corps ; lorsqu’on change ce terme de comparaison, la force qui représente l’effet produit, sur le corps observé, par les autres corps dont il est environné change de direction et de grandeur suivant des règles que la Mécanique énonce avec précision.

Cela posé, suivons les raisonnements de Newton.

Newton prend d’abord le Soleil pour terme de comparaison immobile ; il considère les mouvements qui animent les diverses planètes par rapport à ce terme ; il admet que ces mouvements sont régis par les lois de Kepler ; il en tire cette proposition : « Si le Soleil est le terme de comparaison auquel toutes les forces sont rapportées, chaque planète est soumise à une force dirigée vers le Soleil, proportionnelle à la masse de la planète et à l’inverse du carré de sa distance au Soleil. Quant à cet astre, étant pris pour terme de comparaison, il n’est soumis à aucune force. »

Newton étudie d’une manière analogue le mouvement des satellites et, pour chacun d’eux, il choisit comme terme de comparaison immobile la planète que le satellite accompagne, la Terre s’il s’agit d’étudier le mouvement de la Lune, Jupiter si l’on s’occupe des masses périjoviales. Des lois toutes semblables aux lois de Kepler sont prises pour règles de ces mouvements ; il en résulte que l’on peut formuler cette nouvelle proposition : « Si l’on prend comme terme de comparaison immobile la planète qu’accompagne un satellite, ce satellite est soumis à une force dirigée vers la planète et en raison inverse du carré de sa distance à la planète. Si, comme il arrive pour Jupiter, une même planète possède plusieurs satellites, ces satellites, ramenés à une même distance de la planète, éprouveraient de sa part des forces proportionnelles à leurs masses respectives. Quant à la planète, elle n’éprouve aucune action de la part du satellite. »

Telles sont, sous une forme très précise, les propositions que les lois de Kepler relatives aux mouvements des planètes, que l’extension de ces lois aux mouvements des satellites, autorisent à formuler. À ces propositions, Newton en substitue une autre qui peut s’énoncer ainsi : « Deux corps célestes quelconques exercent l’un sur l’autre une action attractive, dirigée suivant la droite qui les joint, proportionnelle au produit de leur masse et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare ; cet énoncé suppose tous les mouvements et toutes les forces rapportées à un même terme de comparaison ; ce terme est un repère idéal que le géomètre peut bien concevoir, mais dont aucun corps ne marque d’une manière exacte et concrète la position dans le ciel. »

Ce principe de la gravitation universelle est-il une simple généralisation des deux énoncés qu’ont fournis les lois de Kepler et leur extension aux mouvements des satellites ? L’induction peut-elle le tirer de ces deux énoncés ? Nullement. En effet, il n’est pas seulement plus général que ces deux énoncés ; il ne leur est pas seulement hétérogène ; il est en contradiction avec eux. S’il admet le principe de l’attraction universelle, le mécanicien peut calculer la grandeur et la direction des forces qui sollicitent les diverses planètes et le Soleil lorsqu’on prend ce dernier pour terme de comparaison, et il trouve que ces forces ne sont point telles que l’exigerait notre premier énoncé. Il peut déterminer la grandeur et la direction de chacune des forces qui sollicitent Jupiter et ses satellites lorsque l’on rapporte tous les mouvements à la planète, supposée immobile, et il constate que ces forces ne sont point telles que l’exigerait notre second énoncé.

Bien loin donc que le principe de la gravité universelle puisse se tirer, par la généralisation et l’induction, des lois d’observation que Kepler a formulées, il contredit formellement à ces lois. Si la théorie de Newton est exacte, les lois de Kepler sont nécessairement fausses.

Ce ne sont donc pas les lois tirées par Kepler de l’observation des mouvements célestes qui transfèrent leur certitude expérimentale immédiate au principe de la pesanteur universelle, puisqu’au contraire, si l’on admettait l’exactitude absolue des lois de Kepler, on serait contraint de rejeter la proposition sur laquelle Newton fonde la Mécanique céleste. Bien loin de se réclamer des lois de Kepler, le physicien qui prétend justifier la théorie de la gravitation universelle trouve, tout d’abord, dans ces lois, une objection à résoudre ; il lui faut prouver que sa théorie, incompatible avec l’exactitude de ces lois, soumet les mouvements des planètes et des satellites à d’autres lois assez peu différentes des premières pour que Tycho-Brahé, Képler et leurs contemporains n’aient pu discerner les écarts qui distinguent les orbites képlériennes des orbites newtoniennes ; cette preuve se tire de ces circonstances que la masse du Soleil est très considérable par rapport aux masses des diverses planètes, que la masse d’une planète est très considérable par rapport aux masses de ses satellites.

Si donc la certitude de la théorie de Newton n’est pas une émanation de la certitude des lois de Kepler, comment cette théorie prouvera-t-elle qu’elle est valable ? Elle calculera, avec toute l’approximation que comportent des méthodes algébriques sans cesse perfectionnées, les perturbations qui écartent, à chaque instant, chacun des astres de l’orbite que lui assigneraient les lois de Kepler ; puis elle comparera les perturbations calculées aux perturbations qui ont été observées au moyen des instruments les plus précis et les méthodes les plus minutieuses. Une telle comparaison ne portera point seulement sur telle ou telle partie du principe newtonien ; elle en invoquera toutes les parties à la fois ; avec lui, elle invoquera aussi tous les principes de la Dynamique ; en outre, elle appellera à son aide toutes les propositions d’Optique, de Statique des gaz, de Théorie de la chaleur, qui sont nécessaires pour justifier les propriétés des télescopes, pour les construire, pour les régler, pour les corriger, pour éliminer les erreurs causées par l’aberration diurne ou annuelle et par la réfraction atmosphérique. Il ne s’agit plus de prendre une à une des lois justifiées par l’observation et d’élever chacune d’elles, par l’induction et la généralisation, au rang de principe ; il s’agit de comparer les corollaires de tout un ensemble d’hypothèses à tout un ensemble de faits.

Si, maintenant, nous recherchons les causes qui ont fait échouer la méthode newtonienne, en ce cas pour lequel elle avait été imaginée et qui en semblait l’application la plus parfaite, nous les trouverons dans ce double caractère de toute loi mise en œuvre par la Physique théorique : cette loi est symbolique et elle est approchée.

Sans doute, les lois de Kepler portent très directement sur les objets mêmes de l’observation astronomique ; elles sont aussi peu symboliques que possible. Mais, sous cette forme purement expérimentale, elles restent impropres à suggérer le principe de la pesanteur universelle ; pour qu’elles acquièrent cette fécondité, il faut qu’elles soient transformées, qu’elles fassent connaître les caractères des forces par lesquelles le Soleil attire les diverses planètes.

Or, cette nouvelle forme des lois de Kepler est une forme symbolique ; seule, la Dynamique donne un sens aux mots force et masse qui servent à l’énoncer ; seule, la Dynamique permet de substituer les nouvelles formules symboliques aux anciennes formules réalistes, les énoncés relatifs aux forces et aux masses aux lois relatives aux orbites. La légitimité d’une telle substitution implique pleine confiance aux lois de la Dynamique.

Et, pour justifier cette confiance, n’allons pas prétendre que les lois de la Dynamique étaient hors de doute au moment où Newton en faisait usage pour traduire symboliquement les lois de Kepler ; qu’elles avaient reçu de l’expérience des confirmations suffisantes pour entraîner l’adhésion de la raison. En réalité, elles n’avaient été soumises jusque-là qu’à des épreuves bien particulières et bien grossières ; leurs énoncés mêmes étaient demeurés bien vagues et bien enveloppés ; c’est seulement au livre des Principes qu’elles se sont trouvées, pour la première fois, formulées d’une manière précise ; c’est en l’accord des faits avec la Mécanique céleste, issue des travaux de Newton, qu’elles ont rencontré leurs premières vérifications convainquantes.

Ainsi la traduction des lois de Kepler en lois symboliques, seules utiles à la théorie, supposait l’adhésion préalable du physicien à tout un ensemble d’hypothèses. Mais, de plus, les lois de Kepler étant seulement des lois approchées, la Dynamique permettait d’en donner une infinité de traductions symboliques différentes. Parmi ces formes diverses, en nombre infini, il en est une, et une seule, qui s’accorde avec le principe de Newton. Les observations de Tycho-Brahé, si heureusement réduites en lois par Kepler, permettent au théoricien de choisir cette forme ; mais elles ne l’y contraignent pas ; elles lui auraient également permis d’en choisir une infinité d’autres.

Le théoricien ne peut donc se contenter, pour justifier son choix, d’invoquer les lois de Kepler. S’il veut prouver que le principe qu’il a adopté est vraiment un principe de classification naturelle pour les mouvements célestes, il lui faut montrer que les perturbations observées s’accordent avec celles qui avaient été calculées d’avance ; il lui faut, de la marche d’Uranus, conclure l’existence et la position d’une planète nouvelle et, dans la direction assignée, trouver Neptune au bout de son télescope.