La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/I

Chevalier & Rivière (p. 295-300).

§ I. — Le contrôle expérimental d’une théorie n’a pas, en Physique, la même simplicité logique qu’en Physiologie.

La théorie physique n’a d’autre objet que de fournir une représentation et une classification des lois expérimentales ; la seule épreuve qui permette de juger une théorie physique, de la déclarer bonne ou mauvaise, c’est la comparaison entre les conséquences de cette théorie et les lois expérimentales qu’elle doit figurer et grouper. Maintenant que nous avons minutieusement analysé les caractères d’une expérience de Physique et d’une loi physique, nous pouvons fixer les principes qui doivent régir la comparaison entre l’expérience et la théorie ; nous pouvons dire comment on reconnaîtra si une théorie est confirmée ou infirmée par les faits.

Beaucoup de philosophes, lorsqu’ils parlent des sciences expérimentales, songent seulement aux sciences encore voisines de leur origine, comme la Physiologie, comme certaines branches de la Chimie, où le chercheur raisonne directement sur les faits, où la méthode dont il use n’est que le sens commun rendu plus attentif, où la théorie mathématique n’a point encore introduit ses représentations symboliques. En de telles sciences, la comparaison entre les déductions d’une théorie et les faits d’expérience est soumise à des règles très simples ; ces règles ont été formulées d’une manière particulièrement forte par Claude Bernard, qui les condensait en ce principe unique[1] : « L’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit. »

« La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l’investigation dans les phénomènes naturels, c’est de conserver une entière liberté d’esprit assise sur le doute philosophique. »

Que la théorie suggère des expériences à réaliser, rien de mieux ; « nous pouvons[2] suivre notre sentiment et notre idée, donner carrière à notre imagination, pourvu que toutes nos idées ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et féconds ». Une fois l’expérience faite et les résultats nettement constatés, que la théorie s’en empare pour les généraliser, les coordonner, en tirer de nouveaux sujets d’expérience, rien de mieux encore ; « si l’on est bien imbu [3] des principes de la méthode expérimentale, on n’a rien à craindre ; car tant que l’idée est juste, on continue à la développer ; quand elle est erronée, l’expérience est là pour la rectifier ». Mais tant que dure l’expérience, la théorie doit demeurer à la porte, sévèrement consignée, du laboratoire ; elle doit garder le silence et laisser, sans le troubler, le savant face à face avec les faits ; ceux-ci doivent être observés sans idée préconçue, recueillis avec la même impartialité minutieuse, soit qu’ils confirment les prévisions de la théorie, soit qu’ils les contredisent ; la relation que l’observateur nous donnera de son expérience doit être un décalque fidèle et scrupuleusement exact des phénomènes ; elle ne doit pas même nous laisser deviner quel est le système en lequel le savant a confiance, quel est celui dont il se méfie.

« Les hommes[4] qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font encore de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue et, quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. Ils défigurent ainsi l’observation et négligent souvent des faits très importants, parce qu’ils ne concourent pas à leur but. C’est ce qui nous a fait dire ailleurs qu’il ne fallait jamais faire des expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les contrôler… Mais il arrive encore tout naturellement que ceux qui croient trop à leurs théories ne croient pas assez à celles des autres. Alors l’idée dominante de ces contempteurs d’autrui est de trouver les théories des autres en défaut et de chercher à les contredire. L’inconvénient pour la science reste le même. Ils ne font des expériences que pour détruire une théorie, au lieu de les faire pour chercher la vérité. Ils font également de mauvaises observations parce qu’ils ne prennent dans les résultats de leurs expériences que ce qui convient à leur but en négligeant ce qui ne s’y rapporte pas, et en écartant bien soigneusement tout ce qui pourrait aller dans le sens de l’idée qu’ils veulent combattre. On est donc conduit ainsi par deux voies opposées au même résultat, c’est-à-dire à fausser la science et les faits. »

« La conclusion de tout ceci est qu’il faut effacer son opinion aussi bien que celle des autres devant les décisions de l’expérience ;… qu’il faut accepter les résultats de l’expérience tels qu’ils se présentent, avec tout leur imprévu et leurs accidents. »

Voici, par exemple, un physiologiste ; il admet que les racines antérieures de la moelle épinière renferment les cordons nerveux moteurs et les racines postérieures, les cordons sensitifs ; la théorie qu’il accepte le conduit à imaginer une expérience ; s’il coupe telle racine antérieure, il doit supprimer la motilité de telle partie du corps sans en abolir la sensibilité ; lorsqu’après avoir sectionné cette racine, il observe les conséquences de son opération, lorsqu’il en rend compte, il doit faire abstraction de toutes ses idées touchant la physiologie de la moelle ; sa relation doit être une description brute des faits ; il ne lui est pas permis de passer sous silence un mouvement, un tressaillement contraire à ses prévisions ; il ne lui est pas permis de l’attribuer à quelque cause secondaire, à moins qu’une expérience spéciale n’ait mis cette cause en évidence ; il doit, s’il ne veut être accusé de mauvaise foi scientifique, établir une séparation absolue, une cloison étanche, entre les conséquences de ses déductions théoriques et la constatation des faits que lui révèlent ses expériences.

Une telle règle n’est point aisée à suivre ; elle exige du savant un détachement absolu de son propre sentiment, une complète absence d’animosité à l’encontre de l’opinion d’autrui ; la vanité comme l’envie ne doivent pas monter jusqu’à lui ; comme dit Bacon, « il ne doit jamais avoir l’œil humecté par les passions humaines ». La liberté d’esprit qui constitue, selon Claude Bernard, le principe unique de la méthode expérimentale, ne dépend pas seulement de conditions intellectuelles, mais aussi de conditions morales qui en rendent la pratique plus rare et plus méritoire.

Mais si la méthode expérimentale, telle qu’elle vient d’être décrite, est malaisée à pratiquer, l’analyse logique en est fort simple. Il n’en est pas de même lorsque la théorie qu’il s’agit de soumettre au contrôle des faits n’est plus une théorie de Physiologie, mais une théorie de Physique. Ici, en effet, il ne peut plus être question de laisser à la porte du laboratoire la théorie que l’on veut éprouver, car, sans elle, il n’est pas possible de régler un seul instrument, d’interpréter une seule lecture ; nous l’avons vu, à l’esprit du physicien qui expérimente, deux appareils sont constamment présents : l’un est l’appareil concret, en verre, en métal, qu’il manipule ; l’autre est l’appareil schématique et abstrait que la théorie substitue à l’appareil concret, et sur lequel le physicien raisonne ; ces deux idées sont indissolublement liées dans son intelligence ; chacune d’elles appelle nécessairement l’autre ; le physicien ne peut pas plus concevoir l’appareil concret sans lui associer la notion de l’appareil schématique que le Français ne peut concevoir une idée sans lui associer le mot français qui l’exprime. Cette impossibilité radicale, qui empêche de dissocier les théories de la Physique d’avec les procédés expérimentaux propres à contrôler ces mêmes théories, complique singulièrement ce contrôle et nous oblige à en examiner minutieusement le sens logique.

À dire vrai, le physicien n’est pas le seul qui fasse appel aux théories dans le moment même qu’il expérimente ou qu’il relate le résultat de ses expériences ; le chimiste, le physiologiste, lorsqu’ils font usage des instruments de Physique, du thermomètre, du manomètre, du calorimètre, du galvanomètre, du saccharimètre, admettent implicitement l’exactitude des théories qui justifient l’emploi de ces appareils, des théories qui donnent un sens aux notions abstraites de température, de pression, de quantité de chaleur, d’intensité de courant, de lumière polarisée, par lesquelles on traduit les indications concrètes de ces instruments. Mais les théories dont ils font usage, comme les instruments qu’ils emploient, sont du domaine de la Physique ; en acceptant, avec les instruments, les théories sans lesquelles leurs indications seraient dénuées de sens, c’est au physicien que le chimiste et le physiologiste donnent leur confiance, c’est le physicien qu’ils supposent infaillible. Le physicien, au contraire, est obligé de se fier à ses propres idées théoriques ou à celles de ses semblables. Au point de vue logique, la différence est de peu d’importance ; pour le physiologiste, pour le chimiste, comme pour le physicien, l’énoncé du résultat d’une expérience implique, en général, un acte de foi en tout un ensemble de théories.

  1. Claude Bernard : Introduction à la Médecine expérimentale. Paris, 1865 ; p. 63.
  2. Claude Bernard, loc. cit., p. 64.
  3. Claude Bernard, loc. cit., p. 70.
  4. Claude Bernard, loc. cit., p. 67.