La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre V/IV

Chevalier & Rivière (p. 284-290).

§ IV. — Que toute loi de Physique est provisoire parce qu’elle est symbolique.

Ce n’est pas seulement parce qu’elle est approchée qu’une loi de Physique est provisoire ; c’est aussi parce qu’elle est symbolique ; il se rencontre toujours des cas où les symboles sur lesquels elle porte ne sont plus capables de représenter la réalité d’une manière satisfaisante.

Pour étudier un certain gaz, l’oxygène, par exemple, le physicien en a créé une représentation schématique, saisissable au raisonnement mathématique et au calcul algébrique ; il a figuré ce gaz comme un des fluides parfaits qu’étudie la Mécanique, ayant une certaine densité, porté à une certaine température, soumis à une certaine pression ; entre ces trois éléments, densité, température, pression, il a établi une certaine relation, qu’exprime une certaine équation ; c’est la loi de compressibilité et de dilatation de l’oxygène. Cette loi est-elle définitive ?

Que ce physicien place de l’oxygène entre les deux plateaux d’un condensateur électrique fortement chargé ; qu’il détermine la densité, la température et la pression du gaz ; les valeurs de ces trois éléments ne vérifieront plus la loi de compressibilité et de dilatation de l’oxygène. Le physicien s’étonne-t-il de trouver sa loi en défaut ? Va-t-il mettre en doute la fixité des lois de la nature ? Point. Il se dit simplement que la relation défectueuse était une relation symbolique, qu’elle portait non pas sur le gaz réel et concret qu’il manipule, mais sur un certain être de raison, sur un certain gaz schématique que caractérisent sa densité, sa température et sa pression ; que, sans doute, ce schéma était trop simple, trop incomplet, pour représenter les propriétés du gaz réel placé dans les conditions où il se trouve actuellement. Il cherche alors à compléter ce schéma, à le rendre plus apte à représenter la réalité ; il ne se contente plus de représenter l’oxygène symbolique au moyen de sa densité, de sa température, de la pression qu’il supporte ; il lui attribue un pouvoir diélectrique ; il introduit dans la construction du nouveau schéma l’intensité du champ électrique où le gaz est placé ; il soumet ce symbole plus complet à de nouvelles études et il obtient la loi de compressibilité de l’oxygène doué de polarisation diélectrique ; c’est une loi plus compliquée que celle qu’il avait obtenue tout d’abord ; elle renferme celle-ci comme cas particulier ; mais, plus compréhensive, elle sera vérifiée dans des cas où la loi primitive tomberait en défaut.

Cette nouvelle loi, cependant, est-elle définitive ?

Prenez le gaz auquel elle s’applique ; placez-le entre les pôles d’un électro-aimant ; voilà la nouvelle loi démentie à son tour par l’expérience. Ne croyez pas que ce nouveau démenti étonne le physicien ; il sait qu’il a affaire à une relation symbolique et que le symbole qu’il a créé, dans certains cas image fidèle de la réalité, ne saurait lui ressembler en toutes circonstances. Il reprend donc, sans se décourager, le schéma par lequel il figure le gaz sur lequel il expérimente ; pour permettre à ce dessin de représenter les faits, il le charge de nouveaux traits ; ce n’est plus assez que le gaz ait une certaine densité, une certaine température, un certain pouvoir diélectrique, qu’il supporte une certaine pression, qu’il soit placé dans un champ électrique d’intensité donnée ; il lui attribue, en outre, un certain coefficient d’aimantation ; il tient compte du champ magnétique où le gaz se trouve et, reliant tous ces éléments par un ensemble de formules, il obtient la loi de compressibilité et de dilatation du gaz polarisé et aimanté ; loi plus compliquée, mais plus compréhensive que celles qu’il avait d’abord obtenues ; loi qui sera vérifiée dans une infinité de cas où celles-ci recevraient un démenti, et, cependant, loi provisoire. Un jour, le physicien le prévoit, des conditions seront réalisées où cette loi, à son tour, se trouvera en défaut ; ce jour-là, il faudra reprendre la représentation symbolique du gaz étudié, y ajouter de nouveaux éléments, énoncer une loi plus compréhensive. Le symbole mathématique forgé par la théorie s’applique à la réalité comme l’armure au corps d’un chevalier bardé de fer ; plus l’armure est compliquée, plus le métal rigide semble prendre de souplesse ; la multitude des pièces qui s’imbriquent comme des écailles assure un contact plus parfait entre l’acier et les membres qu’il protège ; mais, si nombreux que soient les fragments qui la composent, jamais l’armure n’épousera exactement le modelé du corps humain.

J’entends ce que l’on va m’objecter. On me dira que la loi de compressibilité et de dilatation formulée tout d’abord n’a nullement été renversée par les expériences ultérieures ; qu’elle demeure la loi selon laquelle l’oxygène se comprime et se dilate lorsqu’il est soustrait à toute action électrique ou magnétique ; les recherches du physicien nous ont enseigné seulement qu’à cette loi, dont la valeur était maintenue, il convenait de joindre la loi de compressibilité du gaz électrisé et la loi de compressibilité du gaz aimanté.

Ceux-là mêmes qui prennent les choses de ce biais doivent reconnaître que la loi primitive nous pourrait conduire à de graves méprises si nous l’énoncions sans précaution ; que le domaine où elle règne doit être délimité par cette double restriction : le gaz étudié est soustrait à toute action électrique et à toute action magnétique ; or, la nécessité de cette restriction n’apparaissait point tout d’abord ; elle a été imposée par les expériences que nous avons relatées. Ces restrictions sont-elles les seules qui doivent être apportées à son énoncé ? Les expériences qui seront faites dans l’avenir n’en indiqueront-elles point d’autres, aussi essentielles que les premières ? Quel physicien oserait se prononcer à cet égard et affirmer que l’énoncé actuel est non point provisoire, mais définitif ?

Les lois de la Physique sont donc provisoires en ce que les symboles sur lesquels elles portent sont trop simples pour représenter complètement la réalité ; toujours il se trouve des circonstances où le symbole cesse de figurer les choses concrètes, où la loi cesse d’annoncer exactement les phénomènes ; l’énoncé de la loi doit donc être accompagné de restrictions qui permettent d’éliminer ces circonstances ; ces restrictions, ce sont les progrès de la Physique qui les font connaître ; jamais il n’est permis d’affirmer que l’on en possède l’énumération complète, que la liste dressée ne subira aucune addition ni aucune retouche.

Ce travail de continuelles retouches, par lequel les lois de la Physique évitent de mieux en mieux les démentis de l’expérience, joue un rôle tellement essentiel dans le développement de la Science, qu’on nous permettra d’insister quelque peu à son endroit et d’en étudier la marche sur un second exemple.

De toutes les lois de la Physique, la mieux vérifiée par ses innombrables conséquences est assurément la loi de l’attraction universelle ; les observations les plus précises sur les mouvements des astres n’ont pu, jusqu’ici, la mettre en défaut. Est-ce, cependant, une loi définitive ? Non pas, mais une loi provisoire, qui doit se modifier et se compléter sans cesse pour se mettre d’accord avec l’expérience.

Voici de l’eau dans un vase ; la loi de l’attraction universelle nous fait connaître la force qui agit sur chacune des particules de cette eau ; cette force, c’est le poids de la particule ; la Mécanique nous indique quelle figure l’eau doit affecter : Quelles que soient la nature et la forme du vase, l’eau doit être terminée par un plan horizontal. Regardez de près la surface qui termine cette eau ; horizontale loin des bords du vase, elle cesse de l’être au voisinage des parois de verre ; elle se relève le long de ces parois ; dans un tube étroit, elle monte très haut et devient tout à fait concave ; voilà la loi de l’attraction universelle en défaut. Pour éviter que les phénomènes capillaires ne démentent la loi de la gravitation, il faudra la modifier ; il faudra regarder la formule de la raison inverse du carré de la distance non plus comme une formule exacte, mais comme une formule approchée ; il faudra admettre que cette formule fait connaître avec une précision suffisante l’attraction de deux particules matérielles éloignées, mais qu’elle devient fort incorrecte lorsqu’il s’agit d’exprimer l’action mutuelle de deux éléments très peu distants ; il faudra introduire dans les équations un terme complémentaire qui, en les compliquant, les rendra aptes à représenter une classe plus étendue de phénomènes et leur permettra d’embrasser, dans une même loi, les mouvements des astres et les effets capillaires.

Cette loi sera plus compréhensive que celle de Newton ; elle ne sera pas, pour cela, sauve de toute contradiction ; en deux points différents d’une masse liquide, que l’on plonge, comme l’a fait Draper, des fils métalliques issus des deux pôles d’une pile : voilà les lois de la capillarité en désaccord avec l’observation. Pour faire disparaître ce désaccord, il faudra reprendre la formule des actions capillaires, la modifier et la compléter en tenant compte des charges électriques que portent les particules du fluide et des forces qui s’exercent entre ces particules électrisées. Ainsi se continuera indéfiniment cette lutte entre la réalité et les lois de la Physique ; à toute loi que formulera la Physique, la réalité opposera, tôt ou tard, le brutal démenti d’un fait ; mais, infatigable, la Physique retouchera, modifiera, compliquera la loi démentie, pour la remplacer par une loi plus compréhensive, où l’exception soulevée par l’expérience aura, à son tour, trouvé sa règle.

C’est par cette lutte incessante, c’est par ce travail qui, continuellement, complète les lois afin d’y faire rentrer les exceptions, que la Physique progresse ; c’est parce qu’un morceau d’ambre frotté de laine mettait en défaut les lois de la Pesanteur que la Physique a créé les lois de l’Électrostatique ; c’est parce qu’un aimant soulevait le fer en dépit de ces mêmes lois de la Pesanteur qu’elle a formulé les lois du Magnétisme ; c’est parce qu’Œrstedt avait trouvé une exception aux lois de l’Électrostatique et du Magnétisme qu’Ampère a inventé les lois de l’Électrodynamique et de l’Électromagnétisme. La Physique ne progresse pas comme la Géométrie, qui ajoute de nouvelles propositions définitives et indiscutables aux propositions définitives et indiscutables qu’elle possédait déjà ; elle progresse parce que, sans cesse, l’expérience fait éclater de nouveaux désaccords entre les lois et les faits et que, sans cesse, les physiciens retouchent et modifient les lois pour qu’elles représentent plus exactement les faits.