La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre V/II

Chevalier & Rivière (p. 274-280).

§ II. — Qu’une loi de Physique n’est, à proprement parler, ni vraie, ni fausse, mais approchée.

Une loi de sens commun est un simple jugement général ; ce jugement est vrai ou faux. Prenons, par exemple, cette loi que révèle l’observation vulgaire : à Paris, le soleil se lève chaque jour à l’orient, monte dans le ciel, puis s’abaisse et se couche à l’occident ; voilà une loi vraie, sans condition, sans restriction. Prenons, au contraire, cet énoncé : La lune est toujours pleine ; voilà une loi fausse. Si la vérité d’une loi de sens commun est mise en question, on pourra répondre à cette question par oui ou par non.

Il n’en est pas de même des lois que la science physique, parvenue à son plein développement, énonce sous forme de propositions mathématiques ; une telle loi est toujours symbolique ; or, un symbole n’est, à proprement parler, ni vrai, ni faux ; il est plus ou moins bien choisi pour signifier la réalité qu’il représente, il la figure d’une manière plus ou moins précise, plus ou moins détaillée ; mais, appliqués à un symbole, les mots vérité, erreur, n’ont plus de sens ; aussi, à celui qui demande si telle loi de Physique est vraie ou fausse, le logicien qui a souci du sens strict des mots sera obligé de répondre : Je ne comprends pas votre question. Commentons cette réponse, qui peut sembler paradoxale, mais dont l’intelligence est nécessaire à celui qui prétend savoir ce qu’est la Physique.

À un fait donné, la méthode expérimentale, telle que la Physique la pratique, fait correspondre non pas un seul jugement symbolique, mais une infinité de jugements symboliques différents ; le degré d’indétermination du symbole est le degré d’approximation de l’expérience en question. Prenons une suite de faits analogues ; pour le physicien, trouver la loi de ces faits, ce sera trouver une formule qui contienne la représentation symbolique de chacun de ces faits ; l’indétermination du symbole qui correspond à chaque fait entraîne, dès lors, l’indétermination de la formule qui doit réunir tous ces symboles ; à un même ensemble de faits, on peut faire correspondre une infinité de formules différentes, une infmité de lois physiques distinctes ; chacune de ces lois, pour être acceptée, doit faire correspondre à chaque fait non pas le symbole de ce fait, mais l’un quelconque des symboles, en nombre infini, qui peuvent représenter ce fait ; voilà ce qu’on entend dire lorsqu’on déclare que les lois de la Physique ne sont qu’approchées.

Imaginons, par exemple, que nous ne puissions nous contenter des renseignements fournis par cette loi de sens commun : à Paris, le soleil se lève chaque jour à l’orient, monte dans le ciel, puis descend et se couche à l’occident ; nous nous adressons aux sciences physiques pour avoir une loi précise du mouvement du soleil vu de Paris, une loi indiquant à l’observateur parisien quelle situation le soleil occupe à chaque instant dans le ciel. Les sciences physiques, pour résoudre le problème, vont faire usage non pas de réalités sensibles, du soleil tel que nous le voyons briller dans le ciel, mais des symboles par lesquels les théories représentent ces réalités ; le soleil réel, malgré les irrégularités de sa surface, malgré les immenses protubérances qu’elle porte, elles le remplaceront par une sphère géométriquement parfaite, et c’est la position du centre de cette sphère idéale qu’elles vont tâcher de déterminer ; ou plutôt, elles chercheront à déterminer la position qu’occuperait ce point si la réfraction astronomique ne déviait pas les rayons du soleil, si l’aberration annuelle ne modifiait pas la position apparente des astres ; c’est donc bien un symbole qu’elles substituent à la seule réalité sensible offerte à nos constatations, au disque brillant que notre lunette peut viser ; pour faire correspondre le symbole à la réalité, il faut effectuer des mesures compliquées, il faut faire coïncider les bords du soleil avec les fils d’un réticule muni d’un micromètre, il faut faire de multiples lectures sur des cercles divisés, à ces lectures il faut faire subir diverses corrections ; il faut aussi développer des calculs longs et complexes dont la légitimité résulte des théories admises, de la théorie de l’aberration, de la théorie de la réfraction atmosphérique.

Ce point, symboliquement nommé centre du soleil, ce n’est pas encore ce que nos formules vont saisir ; ce qu’elles saisiront, ce sont les coordonnées de ce point, par exemple sa longitude et sa latitude, coordonnées dont le sens ne peut être compris que si l’on connaît les lois de la cosmographie, dont les valeurs ne désignent, dans le ciel, un point que le doigt puisse montrer ou que la lunette puisse viser, qu’en vertu de tout un ensemble de déterminations préalables : détermination du méridien du lieu, de ses coordonnées géographiques, etc.

Or, à une position déterminée du disque solaire, ne peut-on faire correspondre qu’une seule valeur pour la longitude et une seule valeur pour la latitude du centre du soleil, les corrections d’aberration et de réfraction étant supposées faites ? Non pas. Le pouvoir optique de l’instrument qui nous sert à viser le soleil est limité ; les diverses opérations que comporte notre expérience, les diverses lectures qu’elle exige, sont d’une sensibilité limitée. Que le disque solaire soit dans telle position ou dans telle autre, si l’écart est assez petit, nous ne pourrons pas nous on apercevoir. Mettons que nous ne puissions connaître les coordonnées d’un point déterminé de la sphère céleste avec une précision supérieure à 1’. Il nous suffira, pour déterminer la position du soleil à un instant donné, de connaître la longitude et la latitude du centre du soleil à 1’ près. Dès lors, pour représenter la marche du soleil, bien que l’astre n’occupe à chaque instant qu’une seule position, nous pourrons donner à chaque instant non pas une seule valeur de la longitude et une seule valeur de la latitude, mais une infinité de valeurs de la longitude et une infinité de valeurs de la latitude ; seulement, pour un même instant, deux valeurs acceptables de la longitude ou deux valeurs acceptables de la latitude ne pourront différer de plus de 1’.

Cherchons maintenant la loi du mouvement du soleil, c’est-à-dire deux formules qui nous permettent de calculer, à chaque instant de la durée, la valeur de la longitude du centre du soleil et la valeur de la latitude du même point. N’est-il pas évident que nous pourrons adopter, pour représenter la marche de la longitude en fonction du temps, non pas une formule unique, mais une infinité de formules différentes, pourvu qu’à un même instant toutes ces formules nous conduisent à des valeurs de la longitude différant entre elles de moins de 1’ ? N’est-il pas évident qu’il en sera de même pour la latitude ? Nous pourrons donc représenter également bien nos observations sur la marche du soleil par une infinité de lois différentes ; ces diverses lois s’exprimeront par des équations que l’algèbre regarde comme incompatibles, par des équations telles que si l’une d’elles est vérifiée, aucune autre ne l’est ; elles traceront sur la sphère céleste des courbes distinctes, et il serait absurde de dire qu’un même point décrit en même temps deux de ces courbes ; cependant, pour le physicien, toutes ces lois sont également acceptables, car, toutes, elles déterminent la position du soleil avec une approximation supérieure à celle que comporte l’observation ; le physicien n’a le droit de dire d’aucune de ces lois qu’elle est vraie à l’exclusion des autres.

Sans doute, entre ces lois, le physicien a le droit de choisir et, en général, il choisira ; mais les motifs qui guideront son choix ne seront pas de même nature, ne s’imposeront pas avec la même nécessité impérieuse que ceux qui obligent à préférer la vérité à l’erreur.

Il choisira une certaine formule parce qu’elle est plus simple que les autres ; la faiblesse de notre esprit nous contraint d’attacher une grande importance aux considérations de cet ordre. Il fut un temps où les physiciens supposaient l’intelligence du Créateur atteinte de la même débilité ; où la simplicité des lois de la nature s’imposait comme un dogme incontestable, au nom duquel on rejetait toute loi qu’exprimait une équation algébrique trop compliquée ; où la simplicité, au contraire, semblait conférer à une loi une certitude et une portée transcendantes à la méthode expérimentale qui l’avait fournie. C’est alors que Laplace, parlant de la loi de la double réfraction découverte par Huygens, disait[1] : « Jusqu’ici cette loi n’était qu’un résultat de l’observation, approchant de la vérité dans les limites des erreurs auxquelles les expériences les plus précises sont encore assujetties. Maintenant, la simplicité de la loi d’action dont elle dépend doit la faire considérer comme une loi rigoureuse.» Ce temps n’est plus. Nous ne sommes plus dupes de l’attrait que gardent pour nous les formules simples ; nous ne prenons plus cet attrait pour la manifestation d’une certitude plus grande.

Le physicien préférera surtout une loi à une autre lorsque la première découlera des théories qu’il admet ; il demandera, par exemple, à la théorie de l’attraction universelle quelles formules il doit préférer parmi toutes celles qui pourraient représenter le mouvement du soleil ; mais les théories physiques ne sont qu’un moyen de classer et de relier entre elles les lois approchées auxquelles les expériences sont soumises ; les théories ne peuvent donc modifier la nature de ces lois expérimentales, elles ne peuvent leur conférer la vérité absolue.

Ainsi, toute loi physique est une loi approchée ; par conséquent, pour le strict logicien, elle ne peut être ni vraie, ni fausse ; toute autre loi qui représente les mêmes expériences avec la même approximation peut prétendre, aussi justement que la première, au titre de loi véritable ou, pour parler plus rigoureusement, de loi acceptable.


  1. Laplace : Exposition du système du monde l. IV, c. xviii ; « De l’attraction moléculaire. »