La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre I/II

Chevalier & Rivière (p. 173-177).
§ II. — Quantité et mesure.

Cette question posée, la première réponse qui se présente à l’esprit est la suivante : Pour qu’un attribut que nous rencontrons dans les corps puisse s’exprimer par un symbole numérique, il faut et il suffit, selon le langage d’Aristote, que cet attribut appartienne à la catégorie de la quantité et non pas à la catégorie de la qualité ; il faut et il suffit, pour parler un langage plus volontiers accepté par le géomètre moderne, que cet attribut soit une grandeur.

Quels sont donc les caractères essentiels d’une grandeur ? À quoi reconnaissons-nous, par exemple, que la longueur d’une ligne est une grandeur ?

En comparant diverses longueurs les unes aux autres, nous rencontrons les notions de longueurs égales et de longueurs inégales, et ces notions présentent ces deux caractères essentiels :

Deux longueurs égales à une même longueur sont égales entre elles.

Si une première longueur en surpasse une seconde et celle-ci une troisième, la première longueur surpasse la troisième.

Ces deux caractères nous permettent déjà d’exprimer que deux longueurs et sont égales entre elles en faisant usage du symbole arithmétique = et en écrivant que  ; ils nous permettent d’exprimer que la longueur surpasse la longueur en écrivant ou . En effet, les seules propriétés des signes d’égalité ou d’inégalité que l’on invoque en arithmétique on en algèbre sont les suivantes :

1° Les deux égalités entraînent l’égalité  ;

2° Les deux inégalités entraînent l’inégalité .

Ces propriétés appartiennent encore aux signes d’égalité et d’inégalité lorsqu’on en fait usage dans l’étude des longueurs.

Mettons plusieurs longueurs , bout à bout ; nous obtenons une nouvelle longueur  ; cette longueur résultante surpasse chacune des longueurs composantes  ; elle ne change pas si l’on change l’ordre dans lequel on les met bout à bout ; elle ne change pas non plus si l’on remplace quelques-unes des longueurs composantes par la longueur obtenue en mettant celles-ci bout à bout.

Ces quelques caractères nous autorisent à employer le signe arithmétique de l’addition pour représenter l’opération qui consiste à mettre plusieurs longueurs bout à bout, et à écrire

En effet, d’après ce que nous venons de dire, nous pourrons écrire :

Or ces égalités et ces inégalités représentent les seuls postulats fondamentaux de l’Arithmétique ; toutes les règles de calcul imaginées en Arithmétique pour combiner les nombres vont s’étendre aux longueurs.

La plus immédiate de ces extensions est celle de la multiplication ; la longueur obtenue en mettant bout à bout n longueurs égales entre elles et égales à pourra être représentée par le symbole . Cette extension est le point de départ de la mesure des longueurs, qui va nous permettre de représenter chaque longueur par un nombre accompagné de la mention d’une certaine longueur-étalon choisie une fois pour toutes.

Choisissons, en effet, une telle longueur-étalon, par exemple le mètre, c’est-à-dire la longueur que présente, dans des conditions bien déterminées, une certaine barre métallique déposée au bureau international des poids et mesures.

Certaines longueurs pourront être reproduites en mettant bout à bout n longueurs égales à un mètre ; le nombre n accompagné de la mention du mètre représentera pleinement une telle longueur ; nous dirons que c’est une longueur de n mètres.

D’autres longueurs ne pourront être reproduites de la sorte ; mais elles pourront être reproduites en mettant bout à bout p segments égaux, tandis que q de ces mêmes segments, mis à la suite les uns des autres, reproduiraient la longueur du mètre ; une telle longueur sera alors entièrement connue lorsqu’on connaîtra la fraction accompagnée de la mention du mètre ; ce sera une longueur de mètres.

Un nombre incommensurable, toujours accompagné de la mention de l’étalon, permettra de figurer de même toute longueur ne rentrant pas dans l’une des deux catégories que nous venons de définir. En somme, une longueur quelconque sera parfaitement connue lorsque nous dirons que c’est une longueur de mètres, étant un nombre entier, fractionnaire ou incommensurable.

Alors, l’addition symbolique , par laquelle nous représentions l’opération qui consiste à porter bout à bout plusieurs longueurs, va pouvoir être remplacée par une véritable addition arithmétique. Il nous suffira de mesurer chacune des longueurs avec une même unité, le mètre par exemple ; nous obtiendrons ainsi des nombres de mètres La longueur que forment les longueurs mises bout à bout, mesurée elle aussi en mètres, sera représentée par un nombre qui sera la somme arithmétique' des nombres qui mesurent les longueurs égalité symbolique


entre les longueurs composantes et la longueur résultante sera substituée l’égalité arithmétique


entre les nombres de mètres qui représentent ces longueurs.

Ainsi, par le choix d’une longueur-étalon et par la mesure, nous donnons aux signes de l’Arithmétique et de l’Algèbre, créés pour représenter les opérations effectuées sur les nombres, le pouvoir de figurer les opérations exécutées sur les longueurs.

Ce que nous venons de dire des longueurs, nous le pourrions répéter touchant les surfaces, les volumes, les angles, les temps ; tous les attributs physiques qui sont des grandeurs présenteraient des caractères analogues. Toujours, nous verrions les divers états d’une grandeur présenter des relations d’égalité ou d’inégalité susceptibles d’être figurées par les signes =, >, < ; toujours, nous pourrions soumettre cette grandeur à une opération possédant la double propriété commutative et associative, et, par conséquent, susceptible d’être représentée par le symbole arithmétique de l’addition, par le signe +. Par cette opération, la mesure s’introduirait dans l’étude de cette grandeur et permettrait de la définir pleinement au moyen de la réunion d’un nombre entier, fractionnaire ou incommensurable, et d’un étalon ; une telle association est connue sous le nom de nombre concret.