La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre I/I

Chevalier & Rivière (p. 5-8).


§ I. — La théorie physique considérée comme explication.


La première question que nous rencontrions est celle-ci : Quel est l’objet d’une théorie physique ? À cette question, on a fait des réponses diverses qui, toutes, peuvent se ramener à deux chefs principaux :

Une théorie physique, ont répondu certains logiciens, a pour objet l’explication d’un ensemble de lois expérimentalement établies.

Une théorie physique, ont dit d’autres penseurs, est un système abstrait qui a pour but de résumer et de classer logiquement un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois.

Nous allons examiner successivement ces deux réponses et peser les raisons que nous avons d’admettre ou de rejeter chacune d’elles. Nous commencerons par la première, par celle qui regarde une théorie physique comme une explication.

Qu’est-ce, d’abord, qu’une explication ?

Expliquer, explicare, c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face.

L’observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n’ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps.

Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous avons écoutés attentivement, que nous avons entendus se renforcer ou s’affaiblir, monter ou descendre, se nuancer de mille manières, produisant en nous des sensations auditives, des émotions musicales : voilà des faits acoustiques.

Ces sensations particulières et concrètes, notre intelligence, suivant les lois qui président à son fonctionnement, leur a fait subir une élaboration qui nous a fourni des notions générales et abstraites : intensité, hauteur, octave, accord parfait majeur ou mineur, timbre, etc. Les lois expérimentales de l’Acoustique ont pour objet d’énoncer des rapports fixes entre ces notions et d’autres notions également abstraites et générales. Une loi, par exemple, nous enseigne quelle relation existe entre les dimensions de deux cordes de même métal qui rendent deux sons de même hauteur ou deux sons à l’octave l’un de l’autre.

Mais ces notions abstraites, intensité d’un son, hauteur, timbre, figurent seulement à notre raison les caractères généraux de nos perceptions sonores ; elles lui font connaître le son tel qu’il est par rapport à nous, non tel qu’il est en lui-même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très rapide ; que l’intensité et la hauteur ne sont que les aspects extérieurs de l’amplitude et de la fréquence de ce mouvement ; que le timbre est l’apparente manifestation de la structure réelle de ce mouvement, la sensation complexe qui résulte des divers mouvements pendulaires en lesquels on le peut disséquer ; les théories acoustiques sont donc des explications.

L’explication que les théories acoustiques donnent des lois expérimentales qui régissent les phénomènes sonores atteint la certitude ; les mouvements auxquels elles attribuent ces phénomènes, elles peuvent, dans un grand nombre de cas, nous les faire voir de nos yeux, nous les faire toucher du doigt.

Le plus souvent, la théorie physique ne peut atteindre ce degré de perfection ; elle ne peut se donner pour une explication certaine des apparences sensibles ; la réalité qu’elle proclame résider sous ces apparences, elle ne peut la rendre accessible à nos sens ; elle se contente alors de prouver que toutes nos perceptions se produisent comme si la réalité était ce qu’elle affirme ; une telle théorie est une explication hypothétique.

Prenons, par exemple, l’ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l’analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l’Optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d’autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l’intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l’épaisseur de cette lame et à l’angle d’incidence des rayons qui l’éclairent.

De ces lois expérimentales, la théorie vibratoire de la lumière donne une explication hypothétique. Elle suppose que tous les corps que nous voyons, que nous sentons, que nous pesons, sont plongés dans un milieu, inaccessible à nos sens et impondérable, qu’elle nomme éther ; à cet éther elle attribue certaines propriétés mécaniques ; elle admet que toute lumière simple est une vibration transversale, très petite et très rapide, de cet éther, que la fréquence et l’amplitude de cette vibration caractérisent la couleur de cette lumière et son éclat ; et, sans pouvoir nous faire percevoir l’éther, sans nous mettre à même de constater de visu le va-et-vient de la vibration lumineuse, elle prouve que ses postulats entraîneraient des conséquences conformes de tout point aux lois que nous fournit l’Optique expérimentale.