La Terreur en Macédoine/III/VII

Éditions Jules Tallandier (p. 367-380).

CHAPITRE VII


La rivière. — Un blessé. — Recommencement. — Le gué. — Poursuite acharnée. — Cernés. — Suicide héroïque. — Pied à terre ! — Sur le chemin de la forteresse. — Le repaire. — La porte de fer. — Le chant de Kossovo ! — L’envoyé du prophète. — Place prise. — Marko à la porte. — Résigné ?… — Non !

Joannès voulait d’abord remonter du Sud au Nord la plaine de Kossovo, puis, arrivé en face de Prichtina, se jeter dans les montagnes qui environnent la ville. Grâce aux intelligences qu’il a dans son voisinage immédiat, il lui aurait été facile d’y pénétrer la nuit.

La poursuite engagée par Marko empêche brusquement ce projet. L’alarme est donnée partout et la route est coupée vers le Nord.

Chacun ouvre tout grands les yeux au milieu des tourbillons de poussière soulevée par la course.

« Rien à l’Ouest ! dit brièvement Joannès ; piquons droit dessus ! »

On galope une demi-heure. La ligne du chemin de fer n’est pas loin. Déjà on aperçoit les poteaux télégraphiques tout grêles et tout rigides.

« Malédiction !… des fantassins ! » crie Soliman.

Une ligne de tarbouchs rouges surgit d’un fossé. Impossible de passer.

« À droite et à toute vitesse », dit Joannès dont le front se plisse.

En arrière, on entend des hennissements, des clameurs, des coups de feu. L’escadron lancé par Marko à la poursuite des Patriotes gagne ainsi quelques foulées. Par bonheur, les fantassins, ne comprenant rien à ces manœuvres, ne tirent pas.

« En avant !… en avant !… ne cesse de crier Joannès.

« Piquez !… piquez les chevaux… »

Lardés à coups de couteau, les nobles animaux s’emballent, affolés. Cet élan furieux dure un quart d’heure.

Une rivière apparaît derrière la voie.

« La Strénitza !… le gué !… il faut coûte que coûte atteindre le gué. »

Ainsi, un hasard prodigieux ramène les deux mortels ennemis vers ce cours d’eau où, l’année précédente, Joannès faillit succomber ! Le gué, bordé d’abîmes d’où le jeune homme sortit par un prodige d’énergie et de sang-froid ! Le gué près duquel Nikéa, dont la raison venait de sombrer, chantait de sa voix de démente le chant de Kossovo ! Les chevaux bondissent sur la voie et sautent par-dessus les rails. Quelques coups de feu éclatent. Les balles sifflent. Un cri de douleur retentit.

« Blessé ?… Qui est blessé ? demande Joannès.

— Rien !… ce n’est rien… un bras cassé… moi, Darnia.

« En avant !… en avant !… »

La poursuite continue, acharnée. Mais voici la rivière. Une ligne blanchâtre apparaît sous les couches d’eau glauques des abîmes. Nikéa montre cette mince chaussée sous-aquatique et dit au chef :

« Le gué !… mon ami, laisse-moi prendre la tête… je le connais pied par pied !

— Va ! mon enfant, et guide-nous !… Frères, suivons avec assurance ma chère femme… »

Le cheval de Nikéa renâcle et refuse d’avancer. Elle le talonne rudement et le pique à la croupe. Il finit par s’immerger, le flanc houleux, en s’ébrouant. Bientôt, il a de l’eau jusqu’à mi-flanc. Il pointe les oreilles avec inquiétude et trébuche. La jeune femme le soutient d’une main ferme, pendant que les autres suivent avec docilité.

Joannès, le dernier, se met à l’eau. Le temps s’écoule, et un frisson d’angoisse agite les plus braves en voyant combien est courte la distance qui sépare les deux troupes.

Les clameurs se rapprochent. On entend résonner comme un tonnerre les sabots sur le terreau noir de Kossovo. Par bonheur, quelques chevaux de tête glissent sur les rails et culbutent. Les cavaliers font panache. Les premiers rangs s’arrêtent. Les Patriotes gagnent ainsi une minute !…

On entend jurer et sacrer Marko dont la voix de métal arrive sur l’eau avec la netteté qu’elle aurait dans un cornet acoustique.

« Mille tonnerres ! quelles brutes vous faites !…

« Des cavaliers !… ça des cavaliers !… des pourceaux grimpés sur des ânes… oui, des pourceaux…

« Fils de truies ! je vous ferai empaler ! »

Un capitaine s’avance et dit en portant respectueusement la main à son tarbouch :

« Excellence, nous sommes à bonne portée… on pourrait faire tirer… je vous garantis que nous tuerions tout !

— Gardez-vous-en bien !… je défends de faire feu… Malheureusement je connais l’endroit et je me défie des cadavres qui s’en vont au fil de l’eau !

— La rivière est profonde et pas un n’échapperait.

— Tu es une brute ! Celui qui conduit cette petite troupe en est sorti, pieds et poings liés, à mon nez, à ma barbe !

« Comprends-tu, maintenant ? »

Tout en dialoguant d’une façon plutôt vive, ils se sont immergés à leur tour, Marko en tête, et toujours flanqué de son léopard.

Déjà le peloton des fugitifs, sorti tout ruisselant de la rivière, a repris son galop furieux. Rafraîchis et reposés, les chevaux filent comme le vent qui apporte les dernières paroles du pacha. Tout d’abord, ils gagnent de vitesse et augmentent notablement la distance qui sépare les deux troupes.

Cela ne semble guère émouvoir Marko. Il s’anime à cette chasse passionnante et semble d’ailleurs certain du succès. Son lucerdal bondit près de lui avec sa légèreté de fauve, excité, lui aussi, en vraie bête sanguinaire, par la pensée de la curée prochaine.

Du reste, il y a là deux cents hommes, les meilleurs cavaliers du corps d’armée, quoi que Marko ait pu dire au passage de la rivière. Pleins d’expérience, connaissant admirablement le cheval, ils savent obtenir de lui la plus grande somme de vitesse, avec le minimum de fatigue. Tout à coup, Marko s’aperçoit que les fugitifs obliquent, à droite, comme s’ils voulaient gagner la plaine.

Il s’écrie, goguenard et féroce :

« Ah ! mais non… pas de ça !… il faut les couper.

« Cinquante hommes sur la droite… cinquante sur la gauche et le reste au centre.

« Je veux les rabattre vers la montagne… les mener de gré ou de force chez moi !… chez nous, n’est-ce pas, Hadj… où nous leur offrirons une hospitalité de choix. »

En entendant son nom, le léopard gronde, comme s’il comprenait ces paroles cruelles de son redoutable maître.

« Le misérable ! dit Joannès en voyant cette manœuvre, il nous gagne de vitesse, et la plaine, c’était pour nous le salut ! Allons donc vers la montagne et quoi qu’il arrive ! »

Et la poursuite continue, dans les mêmes lieux et les mêmes conditions que l’année précédente, alors que Joannès, Michel et Panitza, montés sur les chevaux des gendarmes turcs, s’enfuyaient, poussés invinciblement vers le nid d’aigle où s’abrite le clan de Marko le Brigand.

« Crevons les chevaux, mais gagnons du terrain ! » hurle Joannès.

Le lit desséché du torrent s’ouvre devant eux. La petite troupe s’y engouffre d’un train d’enfer. Au bout de cinquante pas, un homme oscille sur sa selle et va tomber. C’est le blessé, Darnia, le patriote au bras cassé par la balle. Jusqu’alors il a pu se soutenir par un miracle d’énergie. Maintenant, il n’en peut plus… il sent la chute prochaine sous les pieds des chevaux affolés. Un de ses camarades le happe en quelque sorte au vol et le soutient. Et malgré tout, la fuite se ralentit.

— « Laisse-moi ! gémit le blessé ; laisse-moi… je le veux… vous… fuyez… moi, je suis perdu !

— Ça, jamais ! dit le camarade… je te sauverai… ou j’y laisserai ma peau !

— Tu ne vois donc pas… que je vous perds… et il faut que vous viviez… oui… tous !… pour la patrie. »

De son bras valide, il saisit son revolver, met ses dernières forces dans ce cri suprême :

« Vive la Macédoine libre ! »

En même temps il applique l’arme sur sa tempe et se fait sauter la cervelle.

Terrifié, le camarade maintient un moment le cadavre en selle, et murmure d’une voix hachée de sanglots :

« Pauvre Darnia !… il se sacrifie pour nous. »

Mais les vivants n’ont plus le temps de penser aux morts. Toutes leurs facultés se concentrent dans la fuite qui devient de plus en plus difficile. Ils arrivent au milieu des roches où la course des chevaux sera bientôt impossible. Par bonheur ils ont réussi à distancer Marko et son escadron. Le galop se maintient quelque temps. Puis il faut prendre le trot, et enfin marcher au pas.

Ce pas du cheval est infiniment moins rapide que celui des rudes montagnards de Macédoine.

« Pied à terre ! » commande Joannès.

Les combattants, réduits maintenant à dix-huit, quittent la selle et abandonnent résolument les chevaux au milieu du chaos des roches éboulées. Les cavaliers de Marko seront bientôt forcés de les imiter. Mais cela ne les gêne pas. Eux aussi sont d’intrépides piétons, habitués dès l’enfance à se jouer des plus terribles escarpements.

Toujours comme l’année précédente, le demi-cercle mouvant des soldats se resserre de façon à pousser les fugitifs sur cette pente abrupte qui conduit à l’aire de Marko.

« Et quand nous serons là-haut ? » dit à Nikéa Joaunès en montrant la forteresse.

La jeune femme, que la rude ascension n’essouffle même pas, souriant doucement d’un air un peu énigmatique, répond :

« Il faut espérer !

— Sur quoi ?… chère âme !… sur nous… sur nos bons fusils… Tenter une résistance désespérée… nous mettre à l’affût derrière chaque pointe de roc… massacrer en détail ces bandits !…

— Ils sont bien nombreux, et nos munitions seront vite épuisées.

— Alors, qu’espères-tu ?

« Ah ! si nous avions de hautes murailles… un solide abri… Si nous pouvions seulement pénétrer dans cette forteresse maudite… Oh ! oui, maudite et imprenable !

— Et pourquoi pas ?

Tout en échangeant ces paroles, ils grimpent vivement le chemin de casse-cou, suivis de leurs compagnons. La distance entre eux et l’ennemi a plutôt augmenté. Mais cela n’inquiète guère Marko, qui jubile et murmure :

« Il faudra bien qu’ils s’arrêtent devant la porte de fer… et alors, nous rirons de bon cœur ! »

Et Joannès ajoute, répondant à Nikéa :

« Tu sais bien, pourtant, que le brigand a encore fortifié son repaire… Tiens ! vois… regarde, maintenant que nous approchons.

— Il a fait dresser des blocs énormes sur d’autres blocs… et cela forme une muraille de cent pieds… une muraille à pic défiant l’escalade et le canon !

— Je vois aussi la poterne en fer… des plaques épaisses comme des pavés et sur lesquelles s’écraseraient des boulets !

— C’est là devant qu’il nous faudra combattre et mourir, pris entre deux feux et en vendant chèrement notre vie. »

Et pour la seconde fois, la jeune femme répond avec un soupir énigmatique :

« Qui sait ?

— Oh ! je t’en supplie… dis-moi quelle espérance folle te donne en ce moment la force de braver l’impossible… de me faire entrevoir le salut pour nous… pour ces braves… nos frères que la mort guette !

— Tu vas voir ! »

Le chemin tourne en colimaçon, au bord de l’abîme qu’il surplombe. Il arrive sur une esplanade assez vaste, que coupe la sombre muraille de roches accumulées. Au milieu et bien en face, la porte de fer peinte en rouge comme une plaque de sang étalée sur les pierres grises.

D’un geste rapide, Nikéa arrache de ses épaules son manteau albanais. Elle l’enroule autour de sa taille et en forme une longue jupe qu’elle agrafe solidement à la chaînette d’argent du col. Ainsi drapée, elle enlève son tarbouch et dénoue ses magnifiques cheveux blonds qui tombent en cascades sur ses épaules.

Joannès et les patriotes, interdits, la regardent sans comprendre. Étrange, sculpturale et réellement impressionnante sous cette longue traîne de pourpre, elle ramasse son fusil et lentement se dirige vers la porte.

De la crosse, elle frappe rudement le panneau de métal qui résonne avec des roulements de tonnerre. Au dedans rien ne bouge, et l’huis rébarbatif demeure obstinément clos.

Là-bas, Marko et ses cavaliers ont mis pied à terre. Ils s’avancent en gens que rien ne presse et sûrs d’arriver à temps.

Nikéa frappe un second, puis un troisième coup. La porte ne s’ouvre pas, mais une petite meurtrière, juste suffisante au passage d’un fusil, apparaît au milieu du panneau. Soudain, la voix de Nikéa s’élève dans le silence tragique, succédant aux coups bruyants de la crosse sur le fer. Cette voix admirable chante la terrible cantilène de Kossovo, que les Slaves ne peuvent entendre sans frissonner jusqu’aux moelles !

« Kossovo ! Kossovo sanglant !… »

« Tu es la Plaine où le sol ruissela… Tu as bu le sang généreux des héros !… des héros qui succombèrent en défendant le sol sacré… le sol rougi de la Patrie mourante. »

« Jean Korvin… Iskander… où êtes-vous ! »

Il y a un moment de silence poignant, pendant lequel les patriotes sentent leur cœur battre à défoncer leur poitrine.

Enfin, une voix cassée de vieillard demande, derrière la porte :

« Femme !… qui es-tu… toi qui chantes ainsi les malheurs de la patrie asservie, et qui mouilles nos yeux ?…

— Regarde-moi ! reconnais-moi !…

« Je suis celle qui exigea la vie et la liberté des trois hommes que Marko voulait fusiller… Je suis celle qui commande partout… parce que l’ange des ténèbres m’a ravi mon âme… Regarde-moi !… et reconnais Nikéa…

— Ah !… c’est toi… l’envoyée du Prophète… oui… c’est bien toi… Nikéa la Folle !…

« Femme !… que veux-tu ? »

Pour bien rester dans l’esprit de son rôle, Nikéa ne répond pas. Sa voix vibrante entonne la deuxième strophe :

« Kossovo !… Kossovo maudit !… »

« Le sang engraisse la terre… la terre produit le blé !… Oh ! sang généreux d’Iskander et de Korvin… fais croître des lances parmi les épis… Que le blé mûri par toi donne à nos jeunes hommes… vos vertus guerrières !…

« Kossovo sanglant ! Kossovo maudit !…

« Vengeons Kossovo ! »

Altérée au point d’être inintelligible, la voix cassée reprend :

« Encore une fois… que veux-tu ?… »

En bas, on entend de plus en plus distinctement les cris des brigands de Marko. Le bruit de leurs pas se rapproche. Ils montent le rude chemin d’accès… dans quelques minutes ils seront là… De la réponse de Nikéa, du caprice de ce mystérieux gardien dépend le salut des patriotes ! La jeune femme continue avec un calme superbe :

« Sous peine des plus grands malheurs, je veux que cette porte s’ouvre !… je veux le droit d’asile pour moi et ceux qui m’accompagnent… Tu entends !… je le veux ou je vous maudis tous !…

— Qu’il soit donc fait comme tu l’ordonnes et que Dieu me pardonne si je fais mal !…

En même temps, de lourdes barres de fer glissent en grinçant. Une serrure compliquée craque avec un bruit de déclic. La porte s’ouvre, lentement, comme à regret.

Nikéa la pousse et, avec un geste d’indicible autorité, fait signe aux patriotes d’entrer. Ils s’engouffrent avec une précipitation bien naturelle dans l’étroite ouverture…

Nikéa la dernière y pénètre, juste au moment où, sacrant, hurlant, gesticulant, arrivent les brigands et Marko ! D’un geste violent, la jeune femme repousse la porte qui se referme avec son fracas de tonnerre. Puis, avec son magnifique sang-froid, elle fait glisser les barres et les verrous.

Elle se trouve en face d’un vieillard gigantesque, à peine courbé par l’âge. Blanc comme neige de barbe et de cheveux, les yeux ternes, les dents usées, un burgrave !

Il la regarde avec une sorte d’effroi superstitieux et tend vers elle ses mains noueuses, sur lesquelles font saillie les arborescences des veines. Et ce vieux, qui fut un brigand impavide, un homme de sang, ignorant la crainte et la pitié, tremble devant elle. Et pendant qu’elle darde sur lui un regard de dompteuse, les patriotes se mettent, à tout hasard, en défense. Comme si chacun craignait de rompre le charme, nulle parole n’est prononcée.

Les carabines passées en bandoulière s’enlèvent en un clin d’œil, et l’on entend le craquement des baïonnettes vivement assujetties à l’extrémité des canons.

Chose étrange, la forteresse paraît presque déserte, du moins à première vue. On aperçoit seulement quelques vieillards, des femmes et des enfants qui arrivent, étonnés. Et cette réflexion traverse l’esprit de chacun :

« Tous les hommes en état de porter les armes ont suivi Marko-Pacha à l’armée. »

Brusquement, ce silence qui pesait si lourd sous la poterne est rompu. Des coups formidables résonnent sur la porte, et une voix impérieuse, qui sonne comme un clairon, profère des appels accompagnés de menaces.

C’est la voix de Marko…

« La porte !… mille tonnerres… ouvre la porte !…

« Eyoub !… tu es là ?… tu m’entends ?… »

— Je te défends d’ouvrir ! » fait Nikéa d’une voix basse et sifflante, en dardant sur le burgrave l’éclair de son regard.

Les coups sonnent de plus en plus fort et la fureur de Marko s’exhale en imprécations :

« Eyoub !… tu es là… si tu n’obéis, je ferai cuire à petit feu ta vieille carcasse… Ouvre vite !… mille tonnerres ! tu sais pourtant que je ne répète jamais un ordre.

— Elle ne veut pas… seigneur bey !…

« Par l’âme du prophète dont elle est inspirée… je vous jure qu’elle ne veut pas ! balbutie le vieux en chevrotant.

— Tu es fou, vieux gredin !… Ouvre, te dis-je ! ou par la barbe de mon père… je massacrerai tous ceux de ta famille !…

— Va !… retire-toi… disparais… rentre dans ta demeure, dit de sa voix basse Nikéa en le poussant du bout des doigts.

« Va !… l’ange l’ordonne… va… je le veux, et moi seule commande ici désormais… le bey est impuissant contre toi… contre tous… sa volonté doit céder devant la mienne… Va ! »

Il se retire à reculons, l’œil vague, pendant que deux patriotes, l’arme au pied, prennent la faction derrière la porte de fer sur laquelle s’escrime à tour de bras Marko le Brigand !

Les autres habitants de la forteresse aperçoivent Nikéa et la reconnaissent aussitôt.

« C’est elle !… c’est l’envoyée de Dieu !… »

Elle leur sourit, leur parle doucement, et tâche de les rassurer, pendant que les patriotes, baïonnette au canon, parcourent au pas gymnastique l’esplanade bordée de maisons pour la plupart désertes. Malgré son habituel sang-froid, Joannès est absolument stupéfait par cette étrange succession d’événements. Il résume d’un mot la situation à ses compagnons non moins ébahis et ravis :

« Pour l’instant, la sécurité me semble complète.

— Oui, répond un de ses hommes, et cela tient du prodige.

« Nous sommes les maîtres d’une forteresse imprenable, et pourvu qu’il n’y ait pas quelque entrée cachée communiquant avec le dehors, nous pouvons soutenir un siège.

— Tu m’y fais songer, Démètre.

« L’an passé, avec Panitza et mon pauvre Michel, nous avons pénétré ici par un souterrain qui s’ouvrait non loin du chemin d’accès. Il débouchait près du précipice qui borde l’esplanade.

« Viens avec moi et cherchons cet orifice. »

Nikéa se trouve au milieu des femmes et des enfants qui la contemplent avec une crainte respectueuse et osent à peine répondre à ses brèves questions.

« Oui, c’est vrai ! les hommes sont partis rejoindre le pacha qui les comble d’honneurs et de richesses… Seuls sont demeurés quelques vieux avec les femmes, et encore, bon nombre de celles-ci ont émigré vers la ville…

« De temps en temps les hommes font une rapide apparition… ils viennent enfouir leur or, faire une orgie de brigands et repartent. »

Tout en les écoutant, Nikéa les emmène vers ce grand bâtiment carré où elle était jadis prisonnière. Des portes rébarbatives en défendent l’entrée. Les rares fenêtres sont garnies de barreaux de fer, c’est une véritable prison.

Elles y pénètrent sans défiance. Mais comme elles sont nombreuses, intrépides, vigoureuses, comme elles peuvent avoir des armes, Nikéa, sans hésiter, les enferme à triple tour !

Cependant, les terribles coups frappés du dehors ont cessé de faire retentir la porte de fer. Les hommes de faction n’aperçoivent plus rien par la meurtrière. Partout sur l’esplanade extérieure, c’est le silence et la solitude.

Marko le Brigand se serait-il résigné ?… aurait-il abandonné la partie ?

Non !