Éditions Jules Tallandier (p. 353-366).

CHAPITRE VI


En présence de l’insurrection. — Projets sanguinaires. — Pour l’extermination des hommes et de l’idée. — Vingt-cinq mille hommes mobilisés. — Après les funérailles. — Pour tuer Marko. — En file indienne. — Pour avoir des chevaux. — Massacre. — Devenus cavaliers. — L’alerte. — Poursuite. — Marko et l’escadron.

Jusqu’à présent, Marko a plutôt affecté un mépris hautain pour les Patriotes.

Cette rébellion, au début localisée dans quelques villages et sur quelques points isolés de son vilayet, l’a d’abord amusé.

Tiens !… tiens !… ces paysans qui prétendent changer l’ordre — d’aucuns diraient le désordre — depuis si longtemps établi. Ces rustres qui voudraient se soustraire à l’usage séculaire qui fait d’eux la bête humaine taillable et corvéable !… qui les rend depuis le berceau jusqu’à la tombe les humbles tributaires de la race guerrière !… Ces moutons qui s’essayent à manger le loup !

En vérité, voilà qui est du dernier bouffon !

En homme pratique, Marko a su tirer un parti merveilleux des événements. D’abord il en a profité pour décupler l’impôt et faire suer à la région tout ce qu’elle possédait. Or, argent, produits de la terre ou de l’industrie locale, il a tout extrait des réserves les plus secrètes. Imaginez une cuvée de raisin sous le pressoir !

Et, tout en satisfaisant sa légendaire rapacité, il a partout institué le règne de la terreur. Puis, après avoir ruiné les paysans, il a eu la joie sauvage de les massacrer. Et plus que jamais, ces nouvelles tueries lui ont procuré les faveurs et les richesses.

Et c’est ainsi que ce prince d’opérette et de mélodrame, ce bey famélique, vrai chevalier de grandes routes, et, pour tout dire, ce bandit rapace et féroce est devenu un des plus hauts dignitaires d’un grand empire.

Aussi, Marko le Brigand, métamorphosé en Marko-Pacha, avec le titre d’Excellence, trouve que cela va très bien et que tout est pour le mieux dans le meilleur des vilayets.

Mais à une condition, c’est que la révolte n’aille pas plus loin, ne fasse pas de proche en proche la tache d’huile, ou plutôt, la tache de sang. Et voilà que tout à coup cette révolte menace de devenir une révolution ! Ces soulèvements locaux, qui servaient de prétexte à d’énormes déploiements de forces militaires, à d’abominables extorsions, à d’effroyables massacres, ces émeutes de villages se généralisent, ces petits foyers gagnent, s’étendent, se réunissent et vont former un immense incendie.

Les patriotes ne se contentent plus de résister passivement, de faire quelques rapides randonnées pour inquiéter les postes, ils osent attaquer face à face, en nombre, avec un armement perfectionné, les troupes d’élite commandées par Marko lui-même !… Oui, les soldats albanais de Marko-Pacha !

Il sent qu’il y a là une direction jusqu’alors insoupçonnée. Une organisation puissante, résultant d’une volonté forte, d’une intelligence hors de pair, d’une individualité supérieure, servies par une bravoure à toute épreuve et une entente singulière des choses de la guerre. Oui ! Marko a devant lui un homme ! Et un nom vient éclore sur ses lèvres qui se crispent de fureur :

« Joannès ! »

Et c’est en vain qu’il affecte de ricaner, de hausser les épaules et de vouloir rabaisser les mérites réellement extraordinaires de cet adversaire. Le nom siffle entre ses dents comme un coup de cravache :

« Joannès ! »

De gré ou de force, il lui faut reconnaître que cet homme lui a toujours échappé. Musculairement il lui est égal, puisque lui, Marko, n’a pas pu le faire plier, et cela l’enrage. Le sabre à la main, Joannès ne le craint pas, oh ! non… et cela l’exaspère. Avec cela, savant, rusé, tacticien !…

Avec des ressources minimes, il démolit des trains militaires, attaque des forces vingt fois supérieures, anéantit des bataillons et résiste victorieusement à un corps d’armée. Et de jour en jour, ses coups de main stupéfiants augmentent sa popularité. On accourt de tous côtés à son appel. Ses effectifs grossissent. En vérité, si on le laisse faire, il va constituer pour la région un danger formidable, mettre en péril l’autorité musulmane, libérer la Macédoine… chasser les Turcs des kazas, des sandjaks, des vilayets !

À la pensée de perdre cette opulente prébende, ce pouvoir illimité, Marko frémit, jusqu’aux moelles, se crispe et rugit :

« Ah ! non… cela ne sera pas !… il faut en finir… à tout prix, de l’homme et de la rébellion !

« Quand je devrais mettre vingt-cinq mille rédifs sur pied, je veux l’avoir, d’ici huit jours, pieds et poings liés !

« Et je l’aurai !… Foi de Marko ! »

En homme qui veut la fin, Marko veut les moyens. Séance tenante, les ordres se succèdent. Sans relâche le télégraphe fonctionne, commandant des levées de soldats, infanterie, cavalerie, artillerie, comme s’il s’agissait de combattre une armée.

Dix mille vont partir séance tenante d’Usküb. Quinze mille de Prichtina. Les premiers fileront jusqu’à la frontière bulgare et les autres jusqu’à la frontière serbe. Ils s’étendront en occupant tous les passages, tous les sentiers de montagne, tous les villages, de façon, comme disent les dépêches, « à ne point laisser passer une souris ».

Ces troupes se mettront en marche de l’Est à l’Ouest, en rabattant, tous les rebelles sur la ligne Prichtina-Uskub, qui sera gardée par des forces considérables. En même temps il est enjoint aux chefs de détachement, officiers ou sous-officiers, de faire massacrer sans pitié tous les chrétiens en état de porter les armes, et de raser leurs demeures.

Ils devront tenir un état régulier des personnes tuées et le remettre au fur et à mesure à leurs supérieurs. En l’absence de tout document relatif à l’individualité des morts, les têtes seront coupées, et expédiées au chef-lieu du vilayet. Il y aura récompense.

Alors si, par impossible, les patriotes arrivent à percer la double ligne de troupes interposées entre eux et la frontière, ils ne trouveront plus, dans les villages ravagés, que des musulmans fanatiques. Naturellement, ces derniers leur refuseront asile et les livreront, morts ou vifs, contre argent, à l’autorité.

Ainsi repoussés de partout, les malheureux patriotes seront enfermés dans un cercle de fer absolument infranchissable.

Donc, pour Marko qui dispose de moyens immenses, leur perte certaine est seulement une question de jours. Tous ces mouvements, combinés avec une habileté diabolique, s’exécutent avec une précision inouïe.

Ah ! Marko sait se faire obéir ! Il est vrai qu’il peut employer à propos — à tout propos — deux auxiliaires dont la puissance est irrésistible : l’or et la terreur !

Tout officier, sous-officier ou soldat coupable d’avoir laissé échapper un rebelle en armes sera pendu ! Les officiers et sous-officiers sont responsables des actes de leurs subordonnés. Quiconque capturera un rebelle en armes recevra cent livres. Si c’est un simple soldat, son chef immédiat touchera une somme égale. On juge si une pareille consigne doit stimuler le zèle de ces hommes cupides, faméliques et féroces.

..........................

Revenons à Joannès.

Désolé, le jeune chef vient de faire à ses malheureux amis de rapides et touchantes funérailles. Une faille dans la montagne a reçu les tristes fiancés de la mort, enlacés dans leur suprême étreinte. Une cartouche de dynamite a fait crouler sur leur sépulture un énorme quartier de roche qui la rendra pour jamais inviolable.

Avec les yeux pleins de larmes, Joannès grave sur la roche, avec la pointe de son poignard, leurs noms : Michel-Hélène, surmontés d’une croix grecque. Alors, tous les patriotes à genoux, tête nue, se signent dévotement et poussent un cri formidable :

« Vengeance !… Vengeance !…. Mort à Marko !

— Oui, mes amis, c’est bien cela ! Mort à Marko !… dit Joannès en serrant nerveusement sa carabine.

« Il faut supprimer ce brigand qui semble résumer en lui le fanatisme et la férocité des musulmans, et cela, c’est mon affaire !

— Et nous !… et nous !… Que ferons-nous ?

— Vous allez, pour un temps, disparaître… vous terrer !

— Voyons ! tu n’y penses pas… nous voulons nous battre… nous sommes des soldats ! répond, au lieu et place de ses camarades, Rislog désappointé.

— Patience, amis !… car vous aurez, avant peu, une terrible revanche.

« Mais, aujourd’hui, devenez invisibles… Il en est temps encore… la prudence le veut… et moi, je l’ordonne… au nom de la Patrie… au nom de l’avenir même de la Révolution.

« Vous êtes soldats !… obéissez !

— Bien ! nous allons exécuter ton ordre… quoi qu’il nous en coûte.

« Mais toi !… notre chef, notre conseiller… toi qui es l’âme de la Révolte, que vas-tu faire ?

— Courir à Prichtina, m’y cacher avec vingt hommes résolus, attendre Marko, le guetter patiemment de jour, de nuit, à toute heure, et le poignarder !

« Mais assez causé !

« Rislog, prends le commandement à la place de notre pauvre Michel… rejoins au plus vite Panitza, et regagnez de suite les souterrains du Kara-Dagh… vous aurez trois mois de vivres… et je compte ne vous y laisser que quinze jours.

« Vous emploierez ce temps à fabriquer des bombes.

« Partez !… partez vite !… j’ai le pressentiment d’un danger terrible qui nous menace et va fondre sur nous. »

Le temps de désigner les vingt hommes qui doivent l’accompagner et Joannès, que l’inquiétude dévore, s’enfonce dans la montagne. En cinq minutes les deux troupes, suivant une direction différente, se sont perdues de vue, peut-être pour toujours !

La nuit vient et déjà, dans le lointain, commence l’exécution des ordres sauvages donnés par Marko. Du point élevé où ils se trouvent, Joannès et ses hommes voient s’allumer, dans la nuit, de multiples brasiers.

Le jeune homme frémit et gronde :

« Oh ! ne pas avoir dix mille hommes à lancer sur ces brigands !… ne pas pouvoir protéger ces malheureux qu’on égorge… être forcé d’attendre… d’assister, impuissants, à ces horreurs !

« Oh ! Marko !… Marko !… quel compte terrible tu as à me rendre ! »

Mais Joannès, pour le moment, ne fait qu’entrevoir la vérité. Elle va lui apparaître seulement le lendemain, dans toute son horreur. Avec cet instinct prodigieux qui fait de lui un véritable homme de guerre, il devine cet énorme mouvement de troupes ordonné par Marko. La houle humaine, qui déferle depuis la frontière, sème partout l’incendie et la mort, ne laissant derrière elle que des débris calcinés et des cadavres mutilés.

Cependant les Patriotes se dirigent aussi vite que possible vers Prichtina. Marchant sans trop se cacher, évitant les agglomérations, ils suivent des sentiers abrupts et ne rencontrent personne. Ils sont, comme l’on sait, vingt combattants, y compris Joannès et Nikéa. Chacun d’eux porte quatre bombes et quatre cartouches de dynamite, dans le sac-musette dont on ne se sépare jamais. Ils se sont uniformément coiffés du tarbouch rouge à gland noir, sage précaution qui, avec leur tenue moitié civile, moitié militaire, peut à la rigueur les faire prendre pour des rédifs[1].

Ce projet d’aller à Prichtina et d’y demeurer caché peut de prime abord sembler insensé. Surtout avec la police turque, si habile. Mais il faut savoir que les patriotes ont partout des amis dévoués jusqu’à la mort à l’œuvre de libération. Ils trouveront certainement là-bas un concours efficace et une sécurité complète.

Le difficile est d’y arriver. La distance n’est guère que de soixante kilomètres. Elle n’a rien d’effrayant pour ces intrépides marcheurs, qui comptent bien la franchir en douze ou quinze heures, sauf, bien entendu, le cas d’événements contraires.

La plus grande partie se passe sans incidents, et déjà Joannès croyait avoir partie gagnée, quand, aux environs de Janiero, en pleine montagne, ils tombent sur une troupe importante.

L’ancien gendarme Soliman, qui marche en éclaireur, s’arrête et revient en rampant.

« Des Albanais ! dit-il tout bas à Joannès : mauvaise rencontre…

— Combien sont-ils ?

— Au moins deux cents ! et armés jusqu’aux dents… les meilleures troupes de ce brigand de pacha.

— Ils ne t’ont pas vu ?

— Non, capitaine !… ils ne soupçonnent rien.

— Bon ! il faut obliquer à gauche et nous rapprocher du chemin de fer. »

En file indienne et habilement dissimulée, la petite troupe se glisse dans un ravin, s’insinue sous des massifs de châtaigniers nains, et attend un bon quart d’heure.

Rien ! solitude complète. On repart. Trois kilomètres plus avant, commence la plaine de Kossovo. On aperçoit de loin Prichtina, dont les mosquées brillent au soleil.

Tapis sous les broussailles, les Patriotes inspectent la plaine tragique. Impossible d’aller plus loin. Des postes sont établis de tous côtés et des sentinelles avancées sont embusquées tout près, à moins de cinq cents mètres.

Joannès hoche gravement la tête et dit :

« Nous avons là plus de trois cents hommes… Et il nous faut absolument passer !

« Demeurer longtemps est impossible… nous allons être découverts d’un moment à l’autre !

« Si seulement nous avions des chevaux !

— Ça pourrait se trouver, dit gravement l’ancien gendarme.

« Voulez-vous que j’aille en découverte ?

— Va et sois prudent. »

Il s’éloigne en rampant, le poignard aux dents, ayant laissé son mannlicher qui l’embarrasserait.

Une longue demi-heure s’écoule. Crispés par l’attente, immobiles, respirant à peine, les Patriotes commencent à désespérer. Ils perçoivent un léger froissement de brindilles… La face balafrée par les épines, les vêtements en lambeaux, les mains saignantes, Soliman reparaît.

« As-tu réussi ? demande Joannès d’une voix que l’émotion fait trembler.

— Oui, capitaine ! c’est-à-dire, je sais où sont les chevaux… seulement, il faut les conquérir.

— C’est la moindre des choses ! allons-y donc…

— Suivez-moi ! »

De nouveau, la troupe reprend la file indienne. Elle se glisse comme un reptile énorme sous les basses branches, ondule, s’arrête et repart dans un silence absolu, sans un faux pas, sans un craquement de branche, sans un froissement de métal.

La descente est rude. On arrive près d’un petit plateau sur lequel se dressent une cinquantaine d’habitations.

Une trentaine de chevaux sellés, mais débridés, ayant en guise de litière du foin jusqu’au ventre, mangent avidement. Quatre hommes, vautrés à terre au milieu de débris de victuailles, les gardent en somnolant.

Tout semble en désarroi dans ces maisons. Les portes claquent, les fenêtres s’ouvrent, les gens s’enfuient avec des cris d’épouvante. Le bétail affolé détale, poursuivi par des soldats vêtus de rouge…

« Les Albanais !… encore ces bandits, gronde Joannès en serrant les poings… Oh ! finissons-en ! »

C’est une razzia de moutons, de porcs et de vaches, sans doute pour l’alimentation des troupes mobilisées. Les soldats hurlent, il y a un pêle-mêle affreux de gens, de bêtes, de débris… le sang commence à couler… les maisons commencent à flamber…

Les ordres de Marko s’exécutent : l’incendie, le pillage, l’assassinat.

Les Patriotes se groupent pour écouter Joannès.

« Baïonnette au canon… à l’arme blanche… pas un coup de feu !… massacrons tout… et puis, à cheval !

« Vous êtes prêts ?…

— Nous sommes prêts !

— Eh bien ! en avant ! »

Ils s’avancent jusqu’à l’extrême limite du couvert, et sans un mot, sans un cri, s’élancent. Les quatre hommes qui gardent les chevaux n’ont pas le temps d’ébaucher un mouvement, de proférer un appel. Quatre coups de baïonnette, et les bandits sont cloués au sol comme des bêtes malfaisantes !

Les pillards aperçoivent les Patriotes qui arrivent en tempête. Trompés par leur coiffure et leur armement, ils les prennent pour des fantassins réguliers. Du reste, qui donc irait soupçonner la présence d’un peloton de vingt rebelles au milieu d’une division turque ?

Joannès se trouve en face d’un géant qui lève son sabre sur un pauvre vieux à cheveux blancs. Les deux bras du jeune chef se détendent comme un ressort. La baïonnette mannlicher s’enfonce jusqu’à la poignée dans le poitrail de l’assassin.

« Ah ! brigand !… tu ne tueras plus ! »

Un furieux corps à corps se produit. Excités par ce pillage abominable et par ce massacre qui leur rappelle des deuils inconsolables, les Patriotes sont envahis par une véritable frénésie de meurtre. Les Albanais surpris, n’ayant à la main que leurs poignards, sont massacrés en un clin d’œil.

La sanglante exécution est si rapide que c’est à peine s’ils peuvent tenter un faux semblant de défense.

Jusqu’alors, pas un coup de feu n’a été tiré. Malheureusement, un blessé, réfugié derrière une porte, a encore la force de saisir son revolver. Il fait feu à bout portant sur un Patriote qui s’abat, le crâne fracassé.

Joannès pousse un cri de douleur et de colère. Encore une victime ! et puis la détonation va donner l’alarme !… attirer un bataillon, un régiment.

« Aux chevaux ! commande Joannès ; aux chevaux ! »

Vite on court brider les bêtes qui hennissent et s’ébrouent en flairant du sang. Puis, au moment de monter en selle, une idée vient à Joannès. Une idée simple et géniale :

« Prenez tous un manteau ! »

Chacun ramasse à la hâte un de ces vastes manteaux rouges si chers aux Albanais, et s’en couvre les épaules. C’est le meilleur déguisement pour passer.

« À cheval ! commande encore le chef qui s’élance sur un grand cheval noir, à tous crins, l’œil en feu.

En écuyer consommé, Nikéa saute sur une autre bête qui piaffe, puis retentit le cri :

« En avant ! »

Le peloton, diminué d’un combattant, s’élance au triple galop dans la plaine de Kossovo. Malheureusement, le coup de revolver a été entendu par les vedettes. L’éveil est donné. De tous côtés on crie : « Aux armes ! » Les fantassins se groupent, les cavaliers s’affermissent en selle, prêts à prendre la poursuite.

On aperçoit ce peloton qui file manteaux au vent, en désordre, et quelqu’un, regardant attentivement ces étranges cavaliers, s’écrie :

« Mais ils n’ont pas de sabre ! »

On s’étonne. On s’inquiète. Puis, d’instinct, des chefs vocifèrent de leur plus belle voix de commandement :

« Halte !… halte !… arrête… arrête ! »

Un trompette sonne la halte et la fanfare porte à une demi-lieue. D’instinct, les chevaux tentent d’obéir. Mais les cavaliers les talonnent durement, et ils détalent de plus belle.

Il y a là rébellion, désertion ou trahison. Brusquement, les chefs ordonnent le feu. Des coups de martini éclatent en salves serrées.

Déjà le peloton est à plus de quatre cents mètres. Oh se presse trop, comme toujours, et pas une balle ne porte.

Tout à coup, un géant chamarré sur toutes les coutures apparaît, flanqué d’un léopard apprivoisé, et suivi d’un brillant état-major.

Des cris d’enthousiasme retentissent :

« Vive le pacha !… vive le bon pacha !… vive Marko !… »

Il voit le peloton qui file bride abattue. À l’aspect des manteaux albanais, un doute lui vient, rapide et lancinant comme une brûlure.

« On ne se sauve pas ainsi sans motif ! si c’était donc lui !… »

Et sans plus de réflexion, il commande :

« Vite !… ici, un escadron !… suivez-moi et en avant ! Il nous faut ces gens-là… morts ou vifs ! »



  1. Soldats de la réserve, dont l’uniforme se compose parfois de haillons pittoresques, d’un tarbouch, d’un sac et d’un fusil.