Éditions Jules Tallandier (p. 175-188).

CHAPITRE IV


Après le sauvetage. — Hélène. — Le cri des bachi-bouzouks. — L’ami de Soliman. — Le panier d’oranges. — Nouvelle attaque. — Défense héroïque. — La bombe. — Seuls contre cinq cents. — En attendant les canons. — Raté ! — Revanche. — Dévastation. — Sommeil d’enfant.

La nuit vient, l’effroyable journée s’achève. Aprèsle tumulte du massacre, il se fait un silence funèbre. Silence plein d’horreur que traverse de loin en loin la plainte suprême, le dernier râle d’un agonisant.

Deux mille chrétiens ont succombé ! Les quatre cinquièmes de la population !

Mutilés atrocement, deux mille cadavres jonchent les rues, encombrent les ruines. Partout des maisons qui croulent sous les flammes expirantes… partout des flaques de sang… partout de lamentables débris humains. La malheureuse ville n’est plus qu’un immense charnier.

Fatigués et affamés, les bandits se reposent et dévorent gloutonnement les provisions dont regorgeaient les demeures pillées. Ils veillent aussi et gardent étroitement la petite forteresse défendue avec tant d’héroïsme par Joannès et les siens. Marko va, vient, se multiplie, regarde et voit tout, en fumant son éternelle cigarette. Digne chef de ces monstres, il prépare sa vengeance, la savoure avec sa férocité de fauve et murmure :

« Je les tiens !… Ils ne m’échapperont pas ! »

Là-haut, sur la terrasse, les patriotes font bonne garde. Courbaturés par ce terrible effort, ils respirent largement, se regardent inquiets et ravis, ne pouvant se croire intacts après la ruée des massacreurs. Quelques paroles entrecoupées s’échangent… quelques mots d’affection et d’espoir.

La jeune fille sauvée par Michel s’éveille comme d’un cauchemar. Les yeux égarés, elle contemple ces bienfaiteurs inconnus, ces jeunes hommes à la face noire de poudre, ce doux visage de femme qui lui sourit.

En même temps elle aperçoit le bébé aux bras de Nikéa qui doucement le berce en fredonnant le terrible Chant de Kossovo. Mélodie sanglante qui endort le petit orphelin et engourdit sa compréhension obscure d’enfant déjà conscient des irrémédiables infortunes.

Et brusquement elle éclate en sanglots ! Toute jeune, dix-huit ans à peine, grande, élancée, avec une opulente chevelure brune, elle bégaye d’une voix entrecoupée :

« Merci !… oh !… du fond de mon pauvre cœur, merci ! Comme vous êtes braves !… comme vous êtes bons !

— Nous avons fait notre devoir », répond gravement Joannès.

Puis il ajoute, en désignant Michel tout confus :

« Voilà ton sauveur et celui de l’enfant. »

Elle saisit la main du jeune homme, la serre entre les siennes et balbutie, à travers ses larmes :

« Oh ! oui, je te reconnais… c’est bien toi que j’ai vu au milieu des flammes… des coups de feu… dans l’horreur du meurtre…

« J’étais folle… folle de terreur… ils avaient massacré notre père… puis notre frère… puis le mari de ma sœur… là… sous nos yeux… entre nos bras… Blessée à mort, ma sœur m’entraîne sur la terrasse… elle emporte, agonisante, son enfant… notre petit Paul… elle tombe morte !… elle !… ma sœur… ma seconde mère… mon amour… oh !… c’est trop de douleurs…

« Et sans toi, frère… j’allais être égorgée à mon tour… avec ce cher petit être…

« Oh ! frère !… frère… sois béni !… »

Et Michel, dont la confusion augmente, répond, attendri :

« Le chef l’a dit : c’est le devoir de sauver ceux de notre race et de notre foi !

— Ton nom ?

— Michel !

— Moi, je m’appelle Hélène…

«… Désormais je suis seule au monde… sans famille… sans appui… sans ressources… avec ce petit orphelin.

— L’enfant sera le nôtre, dit doucement Nikéa… et toi, tu seras notre sœur… Va, ne crains rien et espère…

— Qui êtes-vous donc, ô vous qui me tendez les bras, qui m’ouvrez votre cœur… après m’avoir arrachée à la mort ?

— Des malheureux comme toi… Des gens sans feu ni lieu, échappés à d’autres massacres… Mais nous sommes aussi des révoltés, prêts à lutter jusqu’au dernier souffle contre ces bourreaux… à verser notre sang goutte à goutte pour assurer au chrétien le droit de vivre… et délivrer la Patrie esclave.

— C’est beau, cela ! c’est beau et c’est grand !

« Frères ! et toi, sœur, je suis avec vous de cœur et d’esprit… Je combattrai près de vous… et je saurai donner, s’il le faut, pour votre noble cause, cette vie que vous avez sauvée. »

Un hurlement de bête à l’affût coupé ce touchant entretien. C’est une clameur sauvage qui éclate au loin, vibre de bouche en bouche, se rapproche et vient jaillir jusqu’au pied de la maison. Mourad et Soliman tressaillent et se penchent au-dessus du rempart.

« Qu’y a-t-il ? demande Joannès.

— C’est le cri de veille des bachi-bouzouks.

— Je croyais que nous avions affaire aux zaptiés.

— Oh ! bachi-bouzouks… gendarmes… c’est kif-kif ! c’est notre ancien escadron… il y a là des Kourdes venus d’Asie… de vraies bêtes féroces.

«… Tiens !… une idée… »

Obéissant à une soudaine inspiration, Soliman jette à son tour cet étrange appel. Un factionnaire caché au pied du mur lui répond, et un colloque s’échange entre eux. Quelques phrases rapides, proférées dans une langue inconnue. L’entretien est vite fini.

« Quel est cet homme ? demande, intrigué, Joannès.

— Yakoub ! le plus fieffé brigand de tout l’empire… mon meilleur ami.

— Que t’a-t-il dit ?

— Stupéfait de me trouver en vie, il m’a demandé ce que je faisais là.

« Je lui ai répondu que j’étais prisonnier, près d’être massacré, et que je voudrais bien m’enfuir. En bon camarade, il m’a proposé de favoriser mon évasion.

— Et tu as accepté ?

— Naturellement !

— Bravo ! sorti d’ici tu vas pouvoir nous sauver.

— Ah ! mon capitaine, je ferai l’impossible !

— Mais il nous faut au moins six à sept heures !… et nous allons être attaqués de tous côtés, je le sens.

« Ah ! si la nuit n’arrivait pas !… avec du jour, nous tiendrions vingt-quatre heures.

— Du jour ?… ça, c’est mon affaire, et je vais allumer un bec de gaz qui va éclairer, jusqu’à demain et à plus de deux lieues, le pays tout entier.

« Alors, mon capitaine, je m’évade.

— Mais tout de suite !

— Donne-moi la consigne.

— Voici : tu connais le village de Lopat ?

— Parfaitement ! je suis du pays… c’est à deux lieues.

— Tu prends tes jambes à ton cou et tu files à Lopat ?

— J’y serai dans une heure.

— Tu trouveras la deuxième maison à gauche de l’église, et tu frapperas trois coups à l’entrée. On viendra t’ouvrir… homme, femme ou enfant, peu importe, et tu remettras ce mouchoir. »

Joannès tire de sa poche un foulard noué aux quatre coins et au milieu, d’une façon particulière, et ajoute :

« On te fera descendre dans une cave après t’avoir bandé les yeux. Là, tu diras où nous sommes, et le danger qui nous menace.

— Et c’est tout ?…

— Oui, c’est tout ! et en faisant cela, mon brave Soliman, tu nous rends, à nous et à la cause, le plus immense des services.

— Tu es mon capitaine ! je t’obéis, par dévouement, par amitié… et puis, en vérité, vous êtes tous de dignes cœurs, et c’est une joie de travailler pour vous !

— Une bonne poignée de main… et merci !

— Je pars ! gardez ma carabine et mon revolver.

« Michel… un coup de main. »

Il déroule sa longue ceinture de laine, la laisse pendre dans le vide, et donne l’autre bout à Michel, en disant :

« Tiens bon ! »

Michel contracte ses muscles puissants. L’ancien gendarme lance le cri des bachi-bouzouks, enjambe le rempart, saisit la ceinture, et, vivement, se laisse glisser à terre.

Dix minutes s’écoulent. Il fait nuit. Chacun sent venir l’attaque et se prépare, en scrutant l’horizon noir.

« Ah ! nuit maudite ! » gronde Joannès.

Brusquement, une lueur apparaît, à quinze mètres de hauteur, rougeâtre et comme clignotante : elle grandit à vue d’œil, s’étend, court, gagne de proche en proche, comme une traînée de poudre.

« L’église !… l’église qui brûle ! »

C’est vrai ! Le monument, jusqu’alors épargné, est déjà en flammes. Sa voûte de bois, peinte en blanc, sa charpente en cèdre, tout cela s’embrase comme de l’étoupe et projette une lueur aveuglante.

« Soliman a tenu parole, s’écrie Michel, et voici le bec de gaz ! »

En même temps, éclatent de tous côtés des cris de fureur. Les brigands comptaient sur les ténèbres pour attaquer sournoisement, sans danger. Maintenant, la surprise manquée soulève une tempête de malédictions.

Loin de décourager Marko, ce contretemps le décide à brusquer l’attaque. Il réunit ces sacripants, et vocifère :

« En avant ! mes braves… de l’or !… vous aurez de l’or !… je vous gorgerai d’or !…

« Allons ! emportez-moi cette bicoque… ce trou à rats… où vous narguent et vous insultent quelques pouilleux de paysans… »

Du côté des patriotes, un silence menaçant. La froide intrépidité de gens décidés à tout. Nikéa saisit les armes de Soliman et prend son poste de combat.

« Et moi ? demande brièvement Hélène, calme et résolue.

— Sais-tu charger un fusil ? répond Nikéa.

— Non ! montre-moi.

— Tiens, regarde ! »

À la lueur des flammes qui se déroulent en volutes immenses, elle fait craquer le levier. Trois temps !… abaisser le levier avec le pouce de la main droite… introduire la cartouche… remettre le levier en place…

« Trois secondes… c’est fait !…

— Je sais !… je sais !…

— Tu nous passeras les fusils tout chargés.

« Tu n’as pas peur ?

— Après ce que j’ai vu… ce que j’ai souffert… Non !

— Bien ! cela, mes enfants, s’écrie Joannès, les narines dilatées, l’œil plein d’éclairs.

« Tout le monde à genoux… derrière le rempart ! »

Des clameurs sauvages retentissent dans la maison voisine.

« C’est là le danger ! ajoute le jeune chef.

« Mais nous avons de quoi répondre…

« Michel ! le panier d’oranges est en place ?

— Oui ! là… sous la voûte….. à portée de la main.

— Bon ! attention, mes enfants !… feu !… feu partout ! »

De nouveau les échelles se dressent au pied de la petite citadelle. En même temps un groupe surgit à côté sur la terrasse. Les cinq coups des martinis retentissent ! Pas une balle n’est perdue.

« Aux revolvers et ménagez vos cartouches ! » crie Joannès.

On tiraille, posément, comme à la cible ! Ah ! les braves gens ! quel calme !… quelle froide vaillance !

Hélène ramasse les fusils, les charge avec une prestesse qui l’étonne, court à chaque combattant, lui remet l’arme toute prête, va, vient, se multiplie.

Les effets de cette fusillade à bout portant sont terribles. Une seule balle traverse parfois deux et même trois hommes. Aussi de nouveau les cadavres s’amoncellent.

Mais les égorgeurs, au paroxysme de la rage, donnent leur suprême effort. Malgré ce feu d’enfer ils se hissent quand même. L’héroïque petite troupe va être débordée. Les mains ne peuvent plus étreindre les fusils brûlants.

Du côté de la maison voisine, le péril est plus effrayant encore. Sur la terrasse hurlent et s’agitent plus de quarante hommes. On les voit, comme en plein jour, sous la lumière crue de l’incendie qui dévore l’église.

Ils brandissent des échelles, puis les couchent pour relier, comme avec des ponts volants, les deux terrasses.

« Les oranges ? » demande Michel en ponctuant d’un coup de carabine ces deux mots.

— Oui ! » gronde Joannès.

Il s’élance vers l’escalier, disparaît une seconde sous la voûte, et revient, portant un couffin de sparterie.

« Ouf ! dit Michel, gare la casse ! »

Le couffin, très lourd, s’ouvre de lui-même et reste béant. Il est plein de masses rondes, grosses comme la tête d’un enfant, et pourvues chacune d’une boucle en ficelle.

Rien, d’ailleurs, qui ressemble moins aux fruits d’or des pays du soleil. Sinon comme forme. C’est une sphère irrégulière en métal et qui paraît formée de deux pièces martelées puis réunies au moyen d’une soudure ou de rivets. Probablement de la tôle épaisse.

Il y en a une quinzaine, et les patriotes les regardent avec une satisfaction mêlée d’une sorte d’effroi.

Mais les moments sont précieux et les gestes rapides.

Joannès saisit à pleines mains une des sphères, et passe autour de son poignet la boucle de chanvre. Bravant les carabines braquées sur lui, superbe, vengeur, il se dresse de toute sa hauteur et lance à la volée le globe de métal.

La ficelle s’arrache de l’intérieur et reste au poignet. Mais l’« orange » décrit une courbe rapide et tombe au milieu des gredins empilés sur la terrasse.

Vivement le jeune homme se baisse pour s’abriter, et murmure, le cœur battant :

« Pourvu qu’elle ne rate pas ! »

En même temps une détonation formidable retentit ; secouée comme par un tremblement de terre, la maison oscille. D’effroyables clameurs partent de la terrasse d’où jaillit à pic une colonne de fumée blanche. Une averse de débris tombe sur les autres qui, d’en bas, donnent l’assaut, et s’arrêtent terrifiés.

Et Joannès gronde :

« Bandits !… c’est la revanche…

« Et ce n’est pas fini !… »

Il saisit une autre boule, émerge au-dessus du rempart, et renouvelle ce geste dévastateur.

Boum ! on dirait un coup de canon. Mieux encore, l’explosion d’une mine. L’effet est terrible !

Saisis d’une ardente curiosité, les patriotes cessent le feu, se dressent et regardent.

La terrasse effondrée n’existe plus. Pulvérisés par une force inouïe, les matériaux se sont abattus, mêlés à des corps mutilés. Tout est disloqué, béant, anéanti. Il n’y a plus debout que les quatre murs et ils menacent ruine.

Au fond de cette cavité qui fut la maison, se tordentdes blessés atteints de ces lésions effroyables causées par les grandes explosions. Au milieu d’eux s’agitent, cherchant une issue, des gens sains et saufs par miracle. Et un lugubre concert de hurlements, de plaintes funèbres et de râles jaillit de ces décombres.

Hélène regarde avec épouvante les débris de la maison où s’abrita son enfance, où elle vécut heureuse, enveloppée de tendresse et d’amour.

Joannès lui dit doucement :

« C’est affreux et tu pleures ton nid dévasté, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oh ! je ne regrette rien ! s’écrie la jeune fille avec un accent de résolution farouche.

« Et pour ces maudits, vois-tu, frère, cette mort est encore trop douce ! »

Malheureusement ce n’est qu’un répit et si court ! Le danger menace, plus terrible et plus pressant que jamais.

Le nombre des assaillants s’est accru. Le réduit des patriotes est assailli par une foule devenue absolument folle de rage. Aux massacreurs embrigadés par Marko s’est jointe la population musulmane qui peu à peu s’est grisée de carnage.

Civils, zaptiés, sopadjis hurlent, s’agitent, menacent en brandissant des armes, en crachant l’insulte.

« À mort ! les chiens de chrétiens… à mort !… à mort !… »

Chacun s’excite à la lutte qui va précéder le carnage suprême, l’ivresse monstrueuse des supplices !

Pour ces gens qui flairent le sang, il y a non seulement une affaire d’amour-propre, mais surtout l’assouvissement des instincts monstrueux de la férocité musulmane.

Marko court de groupe en groupe et, sous les flammes de l’incendie, attise la fureur de ces énergumènes

Au fond, il n’est pas rassuré. Ah ! cette formidable riposte de Joannès !

Il songe :

« Ce n’est pas de la poudre !… non, jamais la poudre ne produirait de tels ravages !

« Alors quoi ?… des bombes chargées à la dynamite ?… oui, sans doute !… S’ils en ont une provision, nous ne les prendrons jamais.

« Il n’y a plus que le canon pour les réduire !

« Eh bien, soit !… va pour le canon !

« Je vais télégraphier à Prichtina d’envoyer deux pièces… Avec un train spécial, je les aurai au petit jour. »

Pendant qu’il monologue ainsi, la foule se rue aveuglément à un nouvel assaut, il y a là plus de cinq cents frénétiques tenus en échec par quatre hommes et deux femmes, et chacun veut en finir.

De nouveau tonnent les martinis et les balles creusent dans la foule quelques brèches sanglantes. Mais la folie a envahi tous ces cerveaux d’ordinaire si calmes. Nul ne fait attention au voisin qui tombe. On enjambe un corps, la foule passe et la vague humaine déferle avec furie.

D’aucuns se sont munis de pics et de barres de fer. Ils attaquent, sous les balles, les murailles. Ils essayent d’arracher quelques pierres, de commencer la brèche, d’ouvrir une plaie mortelle au flanc de la redoute.

« À nous, Michel ! crie Joannès ; il est temps.

— Oui, chef ! tapons dans le tas… ça me va ! »

Ils saisissent chacun une bombe, passent la ficelle à leur poignet et détendent leur bras. Les deux projectiles tombent au plus dru, en même temps. Mais c’est à peine si l’on remarque le geste, si l’on soupçonne la chute des terribles engins.

Rien ! l’explosion libératrice ne se produit pas.

« Raté ! s’écrie Michel avec un horrible serrement de cœur.

— Fusées mal réglées, dit froidement Joannès… fabrication trop rapide… matières premières défectueuses…

« Aux fusils !… aux revolvers… feu !… feu partout !… »

Cinq coups de carabine, vingt-cinq coups de revolver éclatent à la file… on ne s’entend plus dans le fracas des détonations… on ne se voit plus dans le nuage de poudre.

Les armes sont vides.

« Recommençons ! » crie Joannès en empoignant une autre bombe.

En bas, les clameurs redoublent, mêlées à des hurlements de joie. Quelques pierres viennent de s’arracher à une encoignure. La brèche est commencée.

La bombe s’échappe et tombe au milieu de ces faces crispées, hideuses sous la lueur sanglante des flammes.

Ô bonheur ! l’explosion retentit, assourdissante. Chose étrange, une seconde lui succède, puis une troisième. Trois colonnes de fumée blanche surgissent et montent au milieu d’un désarroi inouï.

« C’est la revanche ! hurle Michel.

— Allah nous devait bien cela ! dit gravement Mourad, pendant que les deux femmes terrifiées contemplent les ravages affreux des projectiles.

— La troisième bombe a fait éclater les autres par influence ! » s’écrie Joannès radieux.

En bas, c’est une destruction, un anéantissement, une dévastation ! Des corps sont lancés en l’air par une force irrésistible, et apparaissent contorsionnés, au milieu de la fumée. D’autres sont broyés sur place. D’autres, déchiquetés ou aplatis, sont projetés sur d’autres encore qu’ils effondrent.

De larges cercles de morts, de blessés, de gens foudroyés sans lésion apparente s’étalent au milieu de la foule épouvantée.

Une immense clameur d’effroi s’élève, aussitôt suivit d’un silence funèbre. Puis c’est la fuite éperdue, la débandade à toutes jambes de cette horde de massacreurs saisis d’une panique sans nom.

Maintenant, les abords de la maison, toute rouge sous les reflets de l’incendie, sont déserts.

Les quatre hommes échangent une vigoureuse poignée de main et Michel s’écrie, résumant la pensée de tous :

« Par le Dieu vivant qui nous a protégés, il était temps !

— Ah ! mon capitaine, ajoute Mourad, tu es un rude artilleur ! »

Hélène et Nikéa, pleurant d’attendrissement, se jettent dans les bras l’une de l’autre.

« Sauvés !… nous sommes sauvés !… »

Le bébé seul ne bouge pas, et pour cause. Étendu sur une couverture, il dort de son sommeil d’ange, à côté de la réserve de bombes à la dynamite.