Éditions Jules Tallandier (p. 160-174).

CHAPITRE III


Ceux qu’on n’attendait pas. — Deux recrues. — La petite armée de l’Indépendance. — En prêchant la guerre sainte. — Réveil en plein massacre.— La forteresse. — Premier coup de feu. — Assaut repoussé. — Friture. — La maison voisine. — L’échelle. — Héroïsme. — Dévouement. — Assiégés.

On se souvient des deux gendarmes seuls survivants du peloton massacré par Joannès, Michel et Panitza, quand ils couraient éperdus à la recherche de Nikéa.

Généreusement, noblement, les trois jeunes gens avaient fait grâce de la vie aux deux zaptiés. Ils s’étaient contentés de s’emparer, pour s’en revêtir, de leurs uniformes, de les désarmer et de leur laisser en échange leurs vêtements civils.

On n’a point oublié non plus que, craignant d’être pendus s’ils rentraient à leurs corps, ils avaient prié Joannès de les garder avec lui, le prenant, d’ailleurs, pour un chef de brigands.

Le jeune patriote les détrompa et leur dit d’aller l’attendre au village de Salco.

Ils obéirent avec docilité, arrivèrent au village, se réclamèrent de Joannès et patiemment exécutèrent l’ordre. Les Turcs vinrent sur ces entrefaites et saccagèrent la malheureuse bourgade. Les anciens zaptiés se cachèrent pendant le massacre, le pillage et l’incendie, puis, les Turcs partis, s’installèrent sur les ruines, attendant toujours.

Que l’on juge de l’étonnement éprouvé par Joannès en les retrouvant accroupis devant un pan de mur noirci par l’incendie, et fumant d’innombrables cigarettes.

Ils le reconnaissent d’emblée, se lèvent, saluent militairement, s’inclinent avec respect devant Nikéa, et disent, avec leur gravité musulmane :

« Bonjour, capitaine !… bonjour, madame !… bonjour, camarades… c’est nous !…

— Bonjour, mes amis, répond Joannès en leur tendant la main ; alors, vous me nommez capitaine ?

— Le chef qui commande à Soliman et à Mourad doit être au moins capitaine, dit le plus âgé, un solide gaillard d’environ trente-cinq ans, barbu, moustachu, l’air résolu.

« Soliman, c’est moi !

— Et moi, je suis Mourad, ajoute le second, grand, sec, agile et paraissant une trentaine d’années.

— Je ne m’attendais pas à vous revoir et j’en suis heureux.

« Notre connaissance avait été un peu brusque…

— Tu pouvais nous tuer… tu nous as accordé la vie… nous nous sommes donnés à toi et nous te serons dévoués jusqu’à la mort…

« Et tes amis seront les nôtres ! »

En disant ces mots, ils serrent cordialement les mains de Michel et de Panitza, qui les contemplent ébahis. Et Soliman, qui semble avoir la langue mieux pendue que son camarade, ajoute :

« Alors, nous sommes tes soldats, n’est-ce pas, mon capitaine ?

— Je le veux bien ! Mais je dois vous prévenir que nous sommes des rebelles,… que nous sommes en hostilité déclarée avec les Albanais et l’autorité turque…

— Voilà qui nous est bien égal !

— Je n’ai point de solde à vous donner…

— Le gouvernement nous payait à coups de trique et nous laissait mourir de faim…

« Il est vrai que nous avions la ressource de vivre sur l’ennemi… le paysan…

— Mais l’ennemi, le paysan, c’est nous…

— Alors, nous vivrons sur les gens de l’autre côté.

— Enfin, nous sommes chrétiens et vous êtes musulmans ?

— Oui, mais nous sommes de Macédoine… nous avons des parents chrétiens et nous ne sommes pas des sectaires…

— Oh ! non… pas des sectaires, opine gravement Mourad.

— Ma foi ! je n’ai plus aucune objection à vous faire…

— Vous êtes à vous quatre ma compagnie… mon régiment… mon armée…

— Oui, interrompt Michel, nous sommes cinq, plus une femme… mais bientôt nous serons cinquante… cinq cents… cinq mille… peut-être cinquante mille… ardents, convaincus, aimant la patrie et la liberté !

— Bien dit, Michel ! répond Joannès.

« Oui, nous serons une grande armée… une véritable armée… celle des patriotes, qui arrachera enfin à la misère, à l’esclavage, au martyre notre Macédoine !

« Et maintenant, mes amis, à l’œuvre ! »

Sans plus tarder, ils rassemblent les derniers habitants de Salco et leur prêchent la révolte, la guerre sainte. N’ayant rien à perdre, ne possédant plus que les haillons sous lesquels ils grelottent, désespérés, les malheureux écoutent passionnément l’ardente parole qui les pousse à la résistance.

Leur ancienne et passive résignation se fond au feu de ces mots magiques d’indépendance, de liberté ! Ah ! s’ils avaient des armes, des chefs !

Patience !… Quelques jours… quelques semaines… et les armes afflueront… et les chefs s’improviseront, comme les soldats…

La vieille terre de Kossovo… Kossovo le sanglant ! frémira jusque dans ses entrailles… De l’antique humus fécondé par le sang des héros surgira une moisson de lances… de lances mêlées aux épis… et les jeunes hommes, fils lointains des héros, accourront en poussant le grand cri de délivrance !

… Oui, ce jour est proche où, dans la plaine, sur la montagne, dans les villes, dans les campagnes, on criera : « Aux armes !… aux armes !… pour la guerre sainte qui brise la chaîne des esclaves, arrête les souffrances des martyrs et donne à tous la liberté !…

De Salco, le petit groupe de patriotes rayonne dans les agglomérations voisines, et partout la parole enflammée de Joannès soulève un véritable enthousiasme. Nikéa, de sa voix passionnante, chante le terrible chant de Kossovo qui devient l’hymne des révoltés, la Marseillaise des patriotes de Macédoine.

Et de proche en proche la semence de liberté germe dans ces âmes désolées. Un rayon d’espoir luit au milieu des ténèbres séculaires qui submergeaient tout. La Macédoine, qui semblait morte, frissonne, s’agite, va s’éveiller.

Les patriotes vont toujours, apôtres sublimes que rien n’arrête, ne rebute ni n’effraye. À leur voix, les paysans s’organisent dans l’ombre. De petits contingents se forment, prêts à partir au premier signal. On cache les armes et des vivres. On donne jusqu’au dernier sou pour acheter des munitions et de bizarres engins de mort.

En dernier lieu, la petite troupe se trouve à Koumanova, dans une maison appartenant à des parents éloignés de Panitza. Arrivés à la nuit, avec armes et bagages, Joannès, Nikéa et les quatre hommes n’ont pas eu le temps matériel d’organiser un faux semblant de défense, quand Marko et ses bandits ont donné cet épouvantable réveil aux habitants.

Le massacre les prend à l’improviste. Impuissants et navrés, ils assistent à l’égorgement et doivent penser à eux-mêmes, en l’absence de tout préparatif. Ils possèdent chacun un martini avec un revolver et environ cent cartouches par arme. La maison renferme quelques provisions. Juste de quoi ne pas mourir de faim pendant quelques jours.

Mais les égorgeurs vont assaillir leur refuge. C’est miracle qu’ils n’aient pas enfoncé déjà les portes.

« Il faut faire de cette demeure une véritable forteresse, dit Joannès qui pense à tout.

— Mais comment ? interroge Nikéa.

— Vite !… vite !… des pierres… autant de pierres que nous pourrons en trouver…

« Tenez… ces dalles qui pavent la cour… il faut les arracher ! »

Avec les barres de fer qui maintiennent les portes de la cave, on improvise deux pinces. Peu robustes, mais suffisantes pour former des leviers, on s’en sert pour faire sauter le premier rang de pavés.

« Les autres viennent tout seuls ! s’écrie joyeusement Soliman qui s’escrime à corps perdu.

— Apportez-les !… apportez-les !… » commande Joannès debout derrière la grande porte.

Intrépide et vigoureuse comme un homme, Nikéa, de ses doigts délicats, saisit les lourdes pierres et accourt vers son mari qui les entasse avec une hâte fiévreuse.

Une hâte qui n’exclut pas la symétrie. Un premier rang se dresse. Puis un second, puis un troisième se superposent. Michel, Panitza, les deux zaptiés prêtent main-forte à la jeune femme.

Joannès, infatigable, s’acharne à la construction de cette muraille qui est aussi une barricade. En moins de deux heures l’entrée est complètement obstruée.

« À présent, aux autres ouvertures ! » commande le jeune homme dont le front ruisselle.

Au loin, on entend toujours les hurlements des bourreaux et les plaintes déchirantes des victimes. De tous côtés les flammes ronflent et se tordent au milieu des nuages de fumée.

Les six travailleurs continuent sans relâche. Par bonheur, les pavés ne manquent pas et bientôt la maison, formant comme un bloc plein, est devenue une véritable forteresse.

« C’est fait ! qu’ils viennent donc ?… s’écrie Michel avec une implacable résolution.

— Remontons sur la terrasse !

— Vite !… vite les fusils, et haut le pied !… la danse va commencer. »

Quatre à quatre ils franchissent l’escalier. Les voilà sur la terrasse, accroupis derrière le rempart, l’œil au-dessus de la crête, comme des soldats à la tranchée.

Les assassins, brandissant l’affreuse loque rouge, accourent en montrant la maison silencieuse. C’est l’attaque inévitable.

« Attention ! dit Joannès en surveillant leurs mouvements. Nikéa, mon enfant, et toi, Panitza, chargez les armes… vous nous les passerez au fur et à mesure.

« À moi ce monstre qui marche en tête… »

Il épaule son martini, vise trois secondes, presse la détente.

Au fracas de l’arme, le hideux porte-étendard s’abat, une balle en plein front.

On sait le reste. La fusillade, la mort fauchant les assassins, le commencement de la revanche, le groupe en désarroi, l’arrivée de Marko qui rallie ses bandits, la promesse de nouveaux supplices après le sac de la maison défendue par les intrépides patriotes.

Alors le vali reconnaît Joannès ! Oui, Joannès dont le nom jaillit de sa gorge avec une fureur mêlée d’une crainte superstitieuse.

« Joannès !… toi… maudit !…

— Oui, moi !

« Il y a des morts qui sont bien vivants… je suis de ceux-là… et je te le prouve…

— Oh ! je t’arracherai de dessus les os la chair par lambeaux. »

Le jeune homme éclate de rire, se baisse et disparaît, en ripostant :

« Nous verrons bien !

— Ah ! rugit Marko, deux mille piastres au premier qui escalade la terrasse !…

« Mille piastres à ceux qui ramèneront morts ou vifs ces chiens de paysans ! »

De tous côtés les misérables se pressent et se groupent.

« Des échelles !… des échelles !… à l’assaut !… à l’assaut ! »

En dix minutes ils trouvent une demi-douzaine d’échelles grossières, lourdes et robustes. Ils les apportent en courant et les dressent contre les murailles.

Les assiégés ripostent par un feu d’enfer. Des canons brûlants jaillit une grêle de balles. Gendarmes et assommeurs tombent. D’autres les remplacent et se hissent d’un bond sur les cadavres qui s’amoncellent. Sur chaque échelon monte une grappe humaine.

La fusillade cesse. Au milieu de la terrasse brûle un grand feu. Sur le feu, un vaste chaudron plein qui fume avec une odeur de friture. À l’entour, des ustensiles de cuisine que l’on dirait apprêtés en vue d’un charivari.

Les assaillants atteignent la crête du rempart. Les cinq hommes et la jeune femme saisissent au hasard une casserole, un poêlon ou un pot, et l’emplissent au chaudron. Le liquide fume, pétille.

Chacun d’eux court à une échelle et brusquement chavire son récipient sur la pyramide humaine.

Des hurlements fous retentissent. — Échaudés comme par une averse de plomb fondu, faces cuites, oreilles rôties, griffes ébouillantées, les gredins lâchent les échelons et dégringolent dans un pêle-mêle cocasse et mortel.

Membres rompus, reins cassés, yeux boursouflés, ils se tortillent en beuglant, hors de combat.

Un seul, indemne, s’agrippe au bord de la terrasse. D’un formidable coup de poing sur le crâne, Michel l’assomme et le fait rouler en bas.

Tout fier de son exploit, trouvant le mot pour rire, le brave garçon s’écrie :

« C’est ce qu’on appelle : servir de tête de Turc ! »

Et Joannès ajoute, railleur, en brandissant une casserole vide :

« Huile d’olive… première qualité… mais un peu chaude, n’est-ce pas ! »

Marko, écumant de fureur, le sang aux yeux et légèrement échaudé lui-même, hurle en montrant le poing :

« Oh ! démon… je te retrouverai tout à l’heure.

« En retraite !… mes amis, en retraite ! »

Ce n’est, hélas ! que partie remise, et pas pour longtemps.

Marko a la haine implacable. En outre il est tacticien. Ne pouvant enlever par une attaque directe la maison si bien défendue, il se dit :

« Je suis une brute ! Eh quoi !… je ne songe même pas à la maison voisine… elle est de même hauteur que cette bicoque… et possède aussi une terrasse… elles sont à six pas l’une de l’autre… je vais m’en emparer… faire monter sur la terrasse du monde en quantité… attaquer en haut et en bas à la fois…

« J’y suis !… j’y suis !… et alors à moi Joannès… à moi cette poignée de rustres qui me bravent. »

De nouveau il rallie ses malandrins, les excite et les ramène à la charge. Et tous, comme une bande de loups sur une proie, se jettent sur la maison voisine.

Pendant ce bref répit, les assiégés ont remonté, sur leur terrasse, à force de bras, les échelles.

« Ça peut servir », dit Michel.

Soliman, qui semble cogner avec une joie sans pareille sur ses coreligionnaires, approuve et ajoute :

« Quand ça ne serait que pour les leur flanquer sur la tête !

— Tiens ! l’attaque changé de côté… c’est chez les voisins… « Oh ! les malheureux ! »

En un clin d’œil les portes sont enfoncées. L’intérieur est envahi.

Puis la symphonie atroce de hurlements, de cris déchirants, de râles d’agonie. C’est encore et toujours le massacre, la mutilation, les raffinements d’une férocité implacable et savante.

Trois hommes sont charcutés avec une brutalité que double encore la rage de l’échec récent.

Joannès gronde, les poings serrés :

« Mille tonnerres ! oh ! ne pouvoir secourir ces malheureux… assister impuissants à leur agonie !… »

Deux femmes sanglantes, échevelées, font irruption sur la terrasse. L’une tient dans ses bras un enfant. Grièvement blessée à la poitrine, elle aperçoit, en face, les intrépides combattants.

Un abîme, hélas ! les sépare. Une ruelle de cinq mètres… une coupure à pic entre les deux maisons !

D’un geste renfermant une ardente prière, elle leur tend son petit et sanglote, d’une voix éteinte :

« À l’aide !… à l’aide !… oh !… par pitié… »

L’autre fait le signe de la croix, de droite à gauche, selon le rite grec, et s’écrie :

« Nous sommes chrétiennes, frères !… au secours… au secours !… on nous tue !…,

« Au secours !… au nom de notre Dieu ! »

Un homme, un monstre, apparaît derrière elle. Il lève sa massue rouge de sang coagulé. Un coup de revolver éclate, tout grêle, tout sec au milieu de l’infernal tapage. L’homme tombe, avec un grognement de pourceau. C’est Joannès qui vient de faire feu. D’autres arrivent… leurs têtes émergent… les femmes et l’enfant vont être assommés…

« Je ne peux pas voir cela ! dit Michel dont la voix tremble.

« Non !… je ne peux pas… je les sauverai ou j’y laisserai mes os.

— Que veux-tu faire ? » demande Joannès.

Sans répondre, le brave garçon empoigne une des échelles qu’on vient de hisser il y a un moment. Avec sa vigueur d’athlète, il la couche comme un pont, d’une terrasse à l’autre.

« Elle est assez longue, et solide, heureusement ! »

Le revolver à la ceinture, il s’avance, intrépide, résolu, sur l’échelle, au-dessus de l’abîme, et dit simplement :

« Je veux aller les chercher !

— C’est bien, cela, frère ! dit Nikéa, les larmes aux yeux.

— Et nous, ouvrons l’œil ! » commande Joannès qui veut protéger la sublime et folle tentative de son ami.

Les bandits voient Michel, tant ceux qui font irruption sur la terrasse que ceux qui s’agitent autour de la maison. Ces derniers lui tirent dessus de tous côtés. Trop vite et sans ajuster, par bonheur.

Joannès, Panitza, Soliman et Mourad font feu deleurs revolvers et de leurs fusils. Excellents tireurs, eurs, possédant un magnifique sang-froid, ils surveillent deux à deux la rue et la terrasse. Jusqu’à présent nul parmi eux n’a été atteint. C’est un miracle, car ils se découvrent pour agrandir leur champ de tir.

Impassible et superbe au milieu des balles, Michel avance toujours d’échelon en échelon. Insensible au vertige, il arrive enfin et saisit le bébé. La mère, agonisante, jette un suprême regard sur le petit être qui est la chair de sa chair, crache un flot de sang et râle :

« Sois béni !… frère… sois… béni !… »

Puis elle tombe morte !

Tenant l’enfant collé à sa poitrine, Michel voit des têtes, des épaules, des bras qui surgissent du sommet de l’escalier. Les sopadjis !… il décharge au hasard son revolver dans le tas, enfile en courant l’échelle qui plie et ressaute, et revient sans une égratignure. Il remet l’enfant à Nikéa, pendant que ses amis font un feu d’enfer.

Ce drame dure quelques secondes, rapides comme la pensée. Mais il n’est pas fini. L’autre femme est restée là-bas !…

Anéantie par la terreur, elle est incapable de suivre le périlleux passage… Elle gémit, tend des mains suppliantes et contemple, hagarde, ces flammes, ces fumées, ces jets de poudre, ces hommes qui la menacent, ces autres qui veulent la sauver…

Oh ! l’atroce vision d’horreurs !

Elle gémit toujours, tord ses bras avec désespoir, et tombe à genoux près du cadavre écroulé, tout d’une pièce, la face au ciel. Un nouveau groupe va surgir de l’escalier, envahir la terrasse et massacrer la malheureuse.

« Oh ! je retourne ! » s’écrie Michel en rechargeant son revolver.

De nouveau il met le pied sur l’échelle. Spontanément, sans ordre, ses compagnons sautent sur le rempart et déchargent leurs fusils sur les têtes et les épaules qui émergent.

L’effet est foudroyant. Les balles arrivent en trombe, font voler les éclats de pierres, fracassent les os, broient les chairs.

« Allons ! la place est déblayée… Courage, Michel ! »

Superbe, intrépide, le brave garçon marche… marche… Une balle tirée d’en bas écorche avec un bruit sec un des montants.

Il raille et dit :

« Pas de bêtises !… il faut que je revienne… »

La femme l’aperçoit à travers le brouillard qui voile ses yeux. Elle défaille… va tomber. Michel l’enlève comme tout à l’heure l’enfant. L’échelle, entamée par la balle, plie, craque, menace de s’effondrer. De tous côtés les coups de feu retentissent ; Michel s’arrête un instant, fléchit comme s’il allait tomber. Un cri de terreur échappe à ses amis qui le regardent, angoissés.

Il pâlit et murmure avec effort :

« Ça ne sera rien… je crois…

— Michel !… mon ami… es-tu blessé ?… »

Il met le pied sur le mur et chancelle. Panitza et Soliman le reçoivent dans leurs bras, avec la femme qu’il vient d’arracher à la mort.

« Es-tu blessé ? » demande avec insistance Joannès.

Il respire fortement, se tâte et répond :

— Je crois que non… mais quel coup… là… dans le flanc.

En même temps, une balle déformée, encore chaude, tombe de sa ceinture.

Elle s’est aplatie sur un corps métallique. Et Michel ajoute :

« Une demi-douzaine de piastres que j’ai dans ma poche… Ça sert quelquefois d’avoir de l’argent. »

Des hurlements affreux interrompirent ce rapide colloque. Les bandits, enfin maîtres de la maison, se ruent sur la terrasse.

Ils voient l’échelle et s’y engagent comme sur un pont. Ils sont quatre, confiants dans l’apparente solidité des montants.

Arrivés au milieu, un craquement retentit. Le côté entamé par la balle éclate brusquement. L’autre cède à son tour et l’échelle se rompt par le milieu.

Tous quatre s’abîment au milieu de leurs dignes complices.

Et Soliman, qui a le mot pour rire, s’écrie, joyeux, devant ce spectacle inattendu :

« Allons ! ça se tue… ça se tue… nous en verrons la fin. »

Pas encore, hélas ! Ah ! si Marko, le démon de la haine et de la férocité, n’était pas là ! Décimés par la fusillade, abrutis par le vin, fatigués et rassasiés de carnage, ses bandits ne demanderaient pas mieux que de se retirer. Mais il veut sa vengeance complète, épouvantable, et il ne reculera devant aucune extrémité pour l’avoir !

Il rassemble une dernière fois ses hommes, leur promet encore de l’or, et ajoute :

« Cette nuit, à la faveur des ténèbres, nous attaquerons en masse et nous les prendrons comme des rats dans leur trou.

« Les incendies vont s’éteindre faute d’aliments… veillez à ce que nul ne s’échappe de la maison maudite…

« Allons !… un cordon de sentinelles à distance… En arrière, une seconde ligne…

« Ah ! Joannès… tu oses, me braver… cette fois, je te tiens et malheur à toi ! »