LA TERREUR
EN BRETAGNE.

II.[1]

NANTES EN 93.

I.

Nous marchâmes environ deux heures sans rien rencontrer. Je remarquai que notre guide, d’abord causeur, était insensiblement devenu silencieux. Je l’avais vu se pencher plusieurs fois pour regarder la route, à la lueur des étoiles ; je lui en demandai la cause.

— Je croyais qu’il n’y avait à venir par ici, comme autrefois, que les paysans du pays, me répondit-il ; mais, depuis qu’il n’y a plus de sûreté sur les grands chemins, ceux qui voyagent cherchent les traverses ; aussi, vois comme l’herbe de la route a été piétinée par les chevaux.

— Que nous importe ?

— Plus que tu ne crois, citoyen ; les royalistes cherchent les voyageurs comme les chasseurs le gibier, et depuis qu’on passe ici, ils doivent y venir.

En parlant ainsi, nous arrivions à un carrefour.

— Vois plutôt, ajouta Ivon en nous montrant, sous un chêne, une croix dont on avait relevé les débris et que l’on s’était efforcé de rétablir ; voilà de leur ouvrage.

Dans ce moment ses regards tombèrent sur le chêne lui-même, et il s’interrompit avec une exclamation.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Ne vois-tu pas les branches les plus basses de l’arbre qui sont cassées toutes du même côté ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! c’est un signal pour les royalistes.

— En es-tu sûr ?

— C’est connu de tout le monde.

— Et que veut dire ce signal ?

— Qu’ils viendront ou qu’ils sont venus.

— Que faire alors ?

Ivon réfléchit quelques instans.

— En retournant, dit-il enfin, nous pouvons les rencontrer comme en continuant, car nous ne savons pas s’ils sont derrière ou devant.

— Continuons alors.

— Soit, mais attention : nous allons traverser un taillis où il pourrait bien y avoir plus d’aristocrates que de renards ; ouvre l’œil, citoyen, et regarde les oreilles de ton cheval.

Nous arrivions effectivement à un fourré fort touffu, au milieu duquel le chemin serpentait. Ivon s’était presque couché sur sa monture et avait passé devant nous pour prendre le milieu de la route. Je suivais au pas, tenant attentivement mon cheval en bride.

Ma compagne effrayée s’était rapprochée de moi, et le bras dont elle m’entourait tremblait sur ma poitrine. Je ne sais si l’inquiétude même m’avait préparé à l’exaltation ; mais le silence de la nuit, le danger que nous courions, l’humidité de cette haleine de femme que je sentais frissonner dans mes cheveux, me pénétrèrent d’une étrange émotion. Il est un âge où tous les troubles du cœur se transforment vite en tendres mouvemens. J’oubliai presque complètement la situation dans laquelle nous nous trouvions pour ne sentir que cette main charmante qui s’appuyait sur mon cœur et en accélérait les battemens. Je la pressai sous la mienne, et me détournant à moitié vers la jeune fille :

— Pourquoi trembler ? lui demandai-je. Lors même que les royalistes viendraient, vous n’avez rien à craindre ; vos frères ne combattent-ils pas dans leurs rangs ?

— Le sauront-ils ? dit-elle.

— Votre famille habite ces cantons, et ils doivent connaître votre nom ?

— Je l’espère !… Mais vous ?

— Moi j’ai fait mes dispositions testamentaires ; je ne crains rien.

— Ah ! je ne vous quitterai pas ! s’écria-t-elle en se serrant davantage contre moi.

Je fus touché de cet élan naïf et généreux.

— Ne songez qu’à vous, lui dis-je ; c’est vous, et non pas moi, que j’ai promis de sauver.

— Comment reconnaître jamais ce que vous faites, monsieur.

— En vous souvenant quelquefois de cette nuit…

Elle allait répondre sans doute, lorsque Ivon jeta un léger cri et partit au galop. Au même instant deux coups de feu retentirent ; mon cheval tomba en poussant un hennissement plaintif ; plusieurs hommes franchirent le fossé qui séparait le taillis de la route, et nous nous trouvâmes entourés. Quoique j’eusse une jambe engagée sous mon cheval je m’étais redressé, pour faire de mon corps une défense à la jeune fille.

— C’est mademoiselle de La Hunoterie ! m’écriai-je.

J’avais à peine achevé que je me sentis frappé à la tête ; je tombai étourdi et la face contre terre. À partir de cet instant, je ne sus plus que vaguement ce qui se passait. Il me sembla qu’on m’emportait dans le bois, et je crus même sentir les ronces me déchirer les mains et le visage ; mais ce que j’éprouvais devint de plus en plus confus, et je finis par m’évanouir complètement.

Je fus rappelé à moi par une sensation de froid. Ayant étendu machinalement la main, je rencontrai un mur de branches et de feuilles. Je m’efforçai alors de me soulever sur le coude, mais je fus quelque temps avant de pouvoir rassembler mes idées. J’éprouvais une douleur violente à la tête ; tout flottait devant mes yeux comme les images d’un rêve. Enfin, pourtant, le sentiment de la réalité me revint ; je me rappelai ce qui venait de se passer, et je regardai autour de moi.

Je me trouvai couché sur une litière de paille de sarrasin, au fond d’une vaste hutte bâtie en ramées, et au milieu de laquelle étincelait un grand feu. Une dizaine d’hommes causaient à l’entour : tous portaient l’habit breton, le manteau de peau de chèvre et les cheveux longs, sauf un seul, qu’à son mouchoir de Chollet enveloppant le chapeau, à sa veste brune ornée d’un sacré cœur et d’un chapelet, il était facile de reconnaître pour un Vendéen fugitif. Ils étaient armés de fusils et de couteaux de chasse.

Dans le premier moment, je ne pus rien saisir de leur conversation. Ils parlaient tous à la fois, en français ou en breton, avec beaucoup d’action. Tout à coup un sifflement prolongé retentit au dehors, un second sifflement semblable lui répondit ; on entendit un bruit de pas, et plusieurs hommes entrèrent.

— Eh bien ! Fine-Oreille ? demanda le Vendéen.

M. de La Hunoterie n’était pas chez lui, répondit le jeune homme qui était entré le premier.

— Qu’as-tu fait alors de la demoiselle ?

— La vieille Rose l’a reconnue pour la nièce de monsieur ; je l’ai laissée au manoir.

— Et on ne t’a pas donné d’ordres pour les autres ?

— Puisqu’il n’y avait personne. Seulement, la demoiselle a bien recommandé de ne pas leur faire de mal.

— C’est bon, dit le Vendéen, on ira lui demander son avis… Je m’en charge, moi, des autres.

— Elle a dit qu’elle viendrait elle-même demain matin les chercher avec son oncle, ajouta Fine-Oreille.

— Pardieu ! elle les trouvera ; nous ne mangeons pas de chair humaine… Je les lui garderai même en pièces, pour qu’ils soient plus faciles à emporter.

Les Bretons se regardèrent entre eux avec une sorte d’incertitude.

— Si pourtant le capitaine ne veut pas qu’on les tue, monsieur Storel, dit l’un d’eux en hésitant.

— Le capitaine, pour le quart d’heure, c’est moi, mon gars, répondit rudement le Vendéen, et on fera ce que j’ordonnerai ou l’on dira pourquoi !… Mais, avant, faut savoir ce que chante ce morceau de papier trouvé sur le petit. Tiens, Fine-Oreille, lis-moi ça, toi qui sors du séminaire.

Le jeune Breton prit le papier, et demanda un lutic[2] pour le lire.

J’avais cru Ivon échappé ; ce que je venais d’entendre me prouvait le contraire. Je fouillai du regard tous les recoins, et je l’aperçus enfin de l’autre côté de la hutte, assis à terre, immobile et la tête entre ses genoux. Dans ce moment, le jeune séminariste commençait la lecture de la dépêche dont on avait trouvé notre compagnon porteur : je prêtai l’oreille.

C’était une longue lettre par laquelle les représentans ordonnaient aux administrateurs de la Roche-Sauveur[3] de recommencer les fouilles dans la campagne, de placer des garnisaires dans toutes les paroisses qui refuseraient de livrer leurs grains ou leurs bestiaux à la république, et de livrer à la juste fureur des défenseurs de la patrie celles qui avaient pris les armes. « Faites marcher sur les cantons rebelles les troupes dont vous disposez, disait, en terminant, la dépêche ; brûlez tout ce qui se brûle, frappez tout ce qui peut être frappé, détruisez le reste, et que l’on puisse écrire sur un poteau, à l’entrée des villages révoltés : Ici il y avait un pays riche et populeux qui méconnut les volontés souveraines de la nation, et la nation en a fait un désert ! »

La lecture de cette lettre avait été plusieurs fois interrompue par les imprécations des royalistes ; mais, lorsqu’elle fut achevée, il n’y eut qu’un cri d’indignation et de rage.

— Qu’ils viennent les patauds, s’écrièrent toutes les voix ensemble, nous avons de la poudre et des balles dans les paroisses ; qu’ils viennent, nous les recevrons !

— Soyez donc calmes, mes agneaux, dit le Vendéen en ricanant, ils viendront assez tôt. Maintenant qu’il ne reste plus dans notre pays que des maisons brûlées, des champs en friche et des puits qui puent la mort, il faut bien que les bleus arrivent ici : chacun son tour. Vous verrez bientôt les grenadiers de Mayence porter les oreilles de vos femmes en chapelets et les têtes de vos enfans au bout de leurs baïonnettes. Tous ceux que vous ne tuerez pas tueront quelqu’un des vôtres, d’abord parce que, quand un bleu et un blanc se rencontrent, voyez-vous, c’est comme le loup et le chien, il faut qu’il y en ait un d’étranglé !

— Eh bien ! nous les étranglerons, s’écrièrent les Bretons.

— À la bonne heure ; vous pouvez même commencer dès aujourd’hui.

Tous les yeux se tournèrent du côté d’Ivon.

— Au fait, dit un paysan, c’est lui qui portait l’ordre de nous faire égorger tous.

— Laissez-moi lui mettre une balle dans l’estomac, s’écria un second en soulevant son fusil.

M. Storel l’arrêta.

— La poudre est rare, garçon, dit-il tranquillement, garde la tienne pour une meilleure occasion.

— Qu’on le tue alors à coups de pierres comme un chien, reprit le paysan.

— C’est une idée, répliqua Storel nonchalamment.

— Il faut le pendre au chêne du carrefour, dit un autre.

— Lui couper la tête.

— Lui crever les yeux.

— L’enterrer vif.

Toutes ces propositions étaient faites presque en même temps ; le Vendéen les écoutait avec un sourire capable.

— Vous êtes des enfans, dit-il enfin ; c’est moi qui me charge du bleu.

Un frisson d’horreur me parcourut : je savais à quelles horribles tortures les brigands soumettaient leurs prisonniers, et je voyais dans tous les yeux une férocité sinistre. La colère des royalistes avait crû avec leurs menaces, la cruauté avait passé de leur langage dans leurs intentions, et, en cherchant un genre de supplice, la soif du sang leur était venue.

Ils entourèrent le Vendéen qui chargeait tranquillement sa pipe. — Qu’allez-vous faire du pataud, monsieur Storel ? demanda le plus hardi.

Le chef regarda autour de lui.

— Voyons, dit-il, êtes-vous en goût de rire ? Si vous voulez, je le ferai danser pieds nus sur des tisons, ou bien je lui emprunterai ses deux oreilles pour les lui faire manger à souper.

— Oui, oui, s’écrièrent quelques-uns avec un rire farouche.

— Mais ça ne le tuera pas, dit celui qui avait voulu lui tirer un coup de fusil

— De la patience donc ! répondit Storel, faut jamais se presser !… Est-ce que tu ne veux pas qu’il se sente mourir, le citoyen ? Nous commencerons par en tirer de l’agrément… Et quand il sera fatigué, nous le clouerons à la porte de la baraque en manière de chauve-souris, avec la lettre des représentans cousue sur la poitrine… Ça vous va-t-il, mes gars ?

— Oui, oui.

— Eh bien ! voyons, avez-vous quelques bouts de corde, quelques clous ?

— Pas ici, répondit-on, mais à la ferme.

— Où cela ?

— Chez Solian, à la lisière du fourré ; nous allons en chercher.

— Je vais avec vous, dit Storel ; je choisirai moi-même, et je verrai en passant ce que font les gars qui surveillent la route ; mais surtout du silence.

Les royalistes prirent leurs fusils et sortirent. Fine-Oreille resta seul près du feu avec six ou huit paysans qui ne parlaient que breton et avaient pris peu de part à tout ce qui venait d’avoir lieu.

Je me soulevai alors pour apercevoir Ivon, qui m’avait été caché pendant toute cette scène ; il était à la même place et dans la même posture. Cependant, quand le bruit des pas de Storel et de ses compagnons eut cessé, il releva lentement la tête. Son visage était pâle, ses yeux ouverts ; mais une suprême expression de courage y luttait avec l’effroi. Il regarda quelques instans autour de lui, comme s’il eût cherché à recueillir ses esprits et à s’assurer qu’il n’y avait aucune chance de salut ; puis sa vue s’arrêta sur le groupe de royalistes qui se trouvaient près du foyer ; insensiblement, il me sembla que ses regards s’animaient, il se redressa sur son séant, et donnant à sa voix une expression de calme qui me saisit :

— Bonjour à Guillaume Salaün, dit-il.

Tous se détournèrent brusquement avec une exclamation de surprise.

— Ce fils de prêtre sait ton nom ? dit à Fine-Oreille un des paysans.

— Et le tien aussi, Claude Menèz, reprit Ivon ; et le vôtre, Jean Guïader, Pierre Leguern, Louis Ledu.

Ils se levèrent tous.

— Il nous connaît, s’écrièrent-ils ; qui es-tu donc ?

— Un homme de votre paroisse.

Ils s’étaient approchés.

— Au fait, j’ai idée d’un chrétien qui avait cette figure-là, dit Fine-Oreille.

— C’est-il pas le petit Ivon Guesno ? demanda Louis Ledu en hésitant.

— Juste, s’écrièrent les autres, c’est le petit Ivon, celui qui jouait la tragédie avec nous à Vannes.

Il y eut un moment de surprise et d’embarras pour tous ; il était évident que leur hostilité actuelle arrêtait un épanchement et gênait d’heureux souvenirs.

— Et pourquoi t’es-tu mis avec les bleus contre nous ? demanda brusquement Fine-Oreille.

— Un pauvre gars comme moi ne choisit pas sa place, répondit Ivon ; il est où Dieu le met.

— Si tu étais arrivé à la Roche-Bernard, nous aurions tous été massacrés dans les villages

— Ce n’est pas moi qui aurais donné l’ordre.

— Non, mais tu le portais.

— Mon cheval nous portait tous deux, et vous ne vous êtes pas mis en colère contre lui.

Les paysans ne répondirent rien ; il y eut une pause pendant laquelle Fine-Oreille se rapprocha du feu.

— Tu as eu du malheur de ne pas prendre un autre chemin, reprit-il enfin, en affectant un ton d’indifférence ; M. Storel a le cœur enragé contre les bleus, et il ne leur fera pas grace.

— Je ne savais pas que c’étaient les gens du haut pays qui étaient les maîtres ici maintenant, dit Ivon.

— Le Vendéen n’est pas notre maître, répliqua vivement Fine-Oreille.

— Il n’attend pourtant les ordres de personne.

Les Bretons se regardèrent de nouveau et se grattèrent la tête en signe d’indécision. Ivon venait de toucher à deux sentimens qui dormaient au cœur de tous, la haine nationale pour les hommes d’outre-Loire et la jalousie contre tout chef étranger. Ce n’était point, en effet, sans impatience qu’ils avaient vu Storel occuper, dès son arrivée, la seconde place dans la bande du chevalier de la Hunoterie ; et les comparaisons ironiques que faisait perpétuellement le Vendéen entre les brillans combats du Bocage et la guerre de broussailles des royalistes bretons n’avaient point contribué à lui ramener les esprits. Je pus en juger par l’entretien qui s’établit à voix basse, tout près de moi, entre Jean Guïader, Jacques Leguern et Fine-Oreille. Ivon ne pouvait l’entendre, mais il le devina sans doute, car après un assez court silence il interpella de nouveau Salaün.

— Que veux-tu ? demanda celui-ci brusquement.

— Je veux te faire une recommandation d’agonisant, dit le jeune homme.

Fine-Oreille s’approcha.

— Puisque c’est l’homme du haut pays qui commande, ajouta Ivon, je sais qu’il n’y a pas de pitié à attendre, il sera trop content de voir quelle couleur a le sang d’un Breton ; mais toi, Guillaume, qui as fait ta première communion avec moi, tu ne peux pas refuser la demande d’un chrétien.

— Parle, dit Salaün.

— J’ai ma tante à Locminé ; c’est une vieille femme à qui j’ai été donné par le curé sur le tombeau de ma mère[4], et avec laquelle je ne me suis jamais rappelé que j’étais un pauvre mineur… Tu la connais, Guillaume ; car, aux vacances, elle nous laissait manger ensemble les blosses de son courtil.

— Je la connais, répéta Fine-Oreille.

— Eh bien ! elle est misérable, à présent que les bleus ont ravagé son héritage et vidé ses huches. Je partageais mon pain avec elle et avec un prêtre qu’elle cache. Quand ils ne me verront plus venir, ils pourront croire que je les abandonne, et ce serait un grand crève-cœur pour moi. Promets-moi d’aller les trouver, et de leur dire le malheur qui m’est arrivé.

— J’irai, répondit Fine-Oreille ému.

— Que Dieu te récompense pour ce service ! Surtout ne dis pas à la pauvre créature que l’on s’est amusé avec les souffrances de mon corps, car elle est vieille, et elle m’aime… Fais-lui croire que je suis mort doucement, qu’on m’a mis en terre bénite comme un chrétien… Et si, quand tu la verras, Guillaume, elle avait faim… rappelle-toi que tu as autrefois mangé de son pain.

La voix d’Ivon s’était attendrie à mesure qu’il parlait. Ces souvenirs, qu’il n’avait rappelés peut-être que pour toucher Salaün, l’avaient remué lui-même. Exalté par la grandeur douloureuse de sa situation, il s’était pris au pathétique de ses propres paroles : aussi la préoccupation de son salut avait-elle fait place insensiblement à une sorte de résignation enthousiaste ; son accent s’était ému et en même temps élevé ; son regard avait pris une expression d’extase. Il était à genoux, les mains étendues vers Guillaume ; mais sa prière n’avait rien de pressant, ni de bas. Il parlait avec cette autorité touchante de l’homme qui va mourir.

Les paysans s’étaient tous approchés, involontairement saisis par l’accent d’Ivon.

— Ne veux-tu rien autre chose ? demanda Salaün, qui cachait à peine son trouble.

— Plus rien qu’une prière, Guillaume, et les vôtres à tous, mes compagnons d’études ; priez pour moi quand vous m’aurez vu tuer.

Et, se redressant sur ses genoux, le regard brillant d’une résolution suprême, il joignit les mains avec un transport pieux, et répéta tout haut, sur le ton cadencé de la déclamation bretonne :

« Maintenant bénédiction entière à la Trinité ! Maintenant je suis pur, je l’espère du moins ; mon courage est affermi. Que le fils de Dieu me garde ! je vais faire mon oraison avec un cœur sincère et aimant[5]. »

L’effet de ces vers fut magique ; il y eut parmi les Bretons comme un frémissement d’émotion ; tous les regards se rencontrèrent et toutes les voix répétèrent à la fois

— C’est la prière de la tragédie.

— D’où la sait-il ? demanda Guïader.

— C’était lui qui faisait sainte Nona, répliqua Salaün.

— Et moi Dieu le père, dit Menèz.

— Moi le prêtre, dit Ledu.

— Moi la Mort, dit Leguern.

Les souvenirs arrivèrent alors tous en même temps…

— C’est dans l’aire d’Olier Moreau que nous avons joué la première fois.

— Et il y avait une haie de sureau derrière le théâtre.

— Et un grand arbre d’aubépine qui jetait ses fleurs sur nous.

— Te souviens-tu comme on applaudissait ?

— Et comme il y avait de jolies filles à nous voir ?

Et ces souvenirs amenant à flots les réminiscences poétiques, chacun se mit à répéter son rôle. Mais bientôt la voix d’Ivon s’éleva de nouveau et domina toutes les autres :

« Seigneur Dieu, qui as créé les étoiles, mon heure est arrivée, je crois. Ô vierge Marie, je t’en conjure, délivre-moi de langueurs et de tourmens ! »

Menèz répondit :

« Moi, Dieu le père, j’ordonne à toi, Mort froide, de descendre sur la terre sans retard ; amène-moi Nona, qui a gardé ma loi, pour qu’elle soit délivrée de toute douleur, ainsi qu’elle le mérite.

Et Ivon reprit :

« Hélas ! ô mon Dieu ! il faut souffrir et puis mourir ! Il est temps de laisser la terre, et ses tromperies, et ses douleurs, et ses agitations. Le temps est fini pour moi ; prenons soin de l’avenir ! Je vous prie de me donner l’extrême-onction, prêtres blancs ; car je pense que je vais partir d’ici. »

« Je donne donc mon ame à Dieu, vrai roi du monde ; je prie que l’on mette mon corps dans la terre consacrée, que les pauvres soient soulagés, que la paix soit partout ; plus de combats, je le demande à chacun ! »

Alors Leguern continua :

« C’est moi, la Mort ; dans cette vallée, je tue sans pitié tout ce qui est né. Vous, religieuse courtoise, votre temps est venu, je vous frappe d’abord sur le front ; recevez aussi ce coup assuré dans le cœur. »

Et tous, excepté Ivon, répétèrent ensemble :

« Entre ces deux grandes pierres cherchons un lieu charmant et doux aux regards. Il est situé dans la terre de Rivelen ; c’est ainsi que les anciens ont nommé cet endroit. Enterrons ici le corps pur de la religieuse, près de la mer armorique, à la vue de tout le monde. C’est en ce lieu désert qu’elle a été partagée en deux parties : son ame chaste est allée se réunir à Dieu, et son corps a été enseveli sous l’herbe, entre la terre d’Erné et celle des deux meurtres. »

On eût dit que ces vers agissaient sur les Bretons comme une formule magique. Ils les avaient répétés avec une action toujours croissante, et, à mesure qu’ils les déclamaient, une sorte d’enthousiasme poétique s’était emparé d’eux. La victime et les bourreaux semblaient avoir oublié leurs opinions différentes et leurs positions hostiles, pour se confondre dans une même émotion !

Quant à moi, je ne puis dire ce que cet étrange spectacle m’avait fait éprouver. L’inattendu d’une telle répétition au milieu des dangers qui nous menaçaient, l’espèce d’allusion que le rôle des acteurs semblait faire à la position réelle de chacun, la pompe cadencée de la déclamation, et cette sauvage harmonie du vers celtique, qui évoquait chez moi-même mille réminiscences de mes premières années ; tout s’était réuni pour m’émouvoir. Je m’étais levé, et j’écoutais avec une sorte de transport, lorsque retentit le cri général qui marque la fin de la tragédie. Au même instant il me sembla entendre un bruit de pas au dehors. Par un mouvement spontané, je m’élançai vers Ivon, qui était encore à genoux.

— Voici le Vendéen ! m’écriai-je.

Les Bretons se turent subitement et prêtèrent l’oreille. Je pris la main du jeune paysan.

— Si vous êtes des chrétiens, montrez-le, continuai-je vivement en me tournant vers eux ; aurez-vous le cœur de laisser tuer sous vos yeux un enfant de votre paroisse, qui a été petit avec vous et qui n’a fait de mal à personne ?

Ils se regardèrent.

— C’est un bleu, dit Salaün avec hésitation.

— C’est un Breton, répliquai-je, et qui a sauvé plusieurs des vôtres : sans lui je n’aurais pu faire sortir de Rennes Mlle de la Hunoterie ; il n’y a jamais eu de trahison dans son cœur, ni de sang sur ses mains ; faites pour lui comme il a fait pour les autres.

— C’est M. le chevalier qui commande, et nous ne sommes point les maîtres de sauver les prisonniers sans son ordre.

— Pourquoi alors le Vendéen est-il maître de les tuer ? dit Ivon. — En effet, repris-je, si M. de la Hunoterie est le seul qui ait droit de sauver, il est aussi le seul qui ait droit de punir. Vous avez entendu sa nièce elle-même recommander qu’on ne nous fît aucun mal ; en nous laissant assassiner, vous vous exposez à ses reproches. Vous devez au moins exiger qu’on attende ses ordres.

Les Bretons parurent ébranlés.

M. Storel ne voudra pas, dit Leguern.

— Je pourrais voir si M. le chevalier est revenu au manoir, reprit Fine-Oreille ; mais les autres vont arriver, et tout serait fini avant mon retour !… Comment faire ?

— Emmène-nous avec toi, dit Ivon.

— C’est juste, s’écrièrent les paysans. M. le chevalier fera, comme ça, à son désir. Mais vite alors, car le Vendéen va revenir !…

Ils prirent leurs fusils, et nous firent marcher au milieu d’eux. Nous entrâmes dans le fourré, et la hutte disparut bientôt derrière nous.

— Maintenant nous sommes sauvés, dis-je tout bas à Ivon.

— Pas encore, répondit-il.

Il s’était arrêté en écoutant.

— Marche donc, dit Menèz.

— Silence ! murmura le jeune paysan.

Nous prêtâmes l’oreille, et un bruit de pas se fit entendre distinctement.

— Ce sont les autres qui viennent de la ferme, dit Salaün. Ils ont pris le sentier vert ; nous sommes sûrs d’être vus.

— Ils passent donc près de nous ?

— De l’autre côté du buisson.

En effet, nous pûmes bientôt distinguer les paroles. Nos guides s’étaient arrêtés, mais le plus léger mouvement pouvait nous trahir : mon cœur battait avec violence. Les pas et les voix approchaient toujours ; enfin nous aperçûmes distinctement Storel et ses compagnons à travers les buissons dépouillés, nous sentîmes l’agitation des branches froissées par leurs mouvemens !… Ils passèrent sans nous apercevoir…

Nous reprîmes notre route d’un pas rapide, traversant le fourré dans sa largeur, et nous arrivâmes au manoir.

M. de la Hunoterie venait par bonheur d’y arriver. Au premier mot d’explication, il nous rassura ; ma jeune compagne de voyage entra presque au même instant, et acheva de tout raconter au chevalier, qui, après m’avoir fait des excuses sur ce qu’il appelait un malentendu, et m’avoir remercié assez légèrement du service rendu à sa nièce, m’engagea à accepter son hospitalité jusqu’au matin. Le reste de la nuit se passa sans nouvelle aventure, et je repartis le lendemain avec Ivon pour la Roche-Sauveur, où nous arrivâmes enfin sains et saufs.

II.

Il était écrit que mon voyage de Brest, déjà contrarié par tant d’obstacles, n’aurait point lieu. Retenu à la Roche-Sauveur par la maladie, je reçus des lettres qui changèrent mes projets et me forcèrent de partir pour Nantes.

Nous étions alors au 20 nivôse 1793, c’est-à-dire au plus fort de la terreur organisée dans cette ville par Carrier. J’avais entendu parler assez légèrement, à Rennes, des mesures énergiques prises par ce représentant ; on était loin d’en connaître toute la gravité, et l’on s’en inquiétait peu. Le premier effet du danger est de rapprocher les hommes et de les associer ; mais, s’il est poussé trop loin, il les sépare immanquablement, en excitant outre mesure chez chacun le sentiment de la conservation et de la défense personnelle. Or, la crise était alors si terrible partout, que l’on s’occupait uniquement des malheurs qu’on avait à ses portes. Chaque ville, assiégée par la faim, la guerre et la proscription, ressemblait à un malade luttant contre l’agonie et peu soucieux de ce qui se passe ailleurs : telle était, d’ailleurs, l’imminence de la mort pour tous, qu’on s’y était accoutumé et qu’on l’attendait sans cesse pour les autres comme pour soi. Au milieu des convulsions politiques qui ébranlaient la France, c’était un évènement vulgaire, journalier et prévu ; on en parlait comme aujourd’hui d’un mariage ou d’une naissance ; on ne s’étonnait point de ceux qui tombaient, mais de ceux qui restaient debout. La mort était, pour ainsi dire, la règle ; la vie, l’exception. Il fallait donc, pour que la victime émût, l’aspect de ses souffrances, la vue du sang, quelque circonstance pathétique et particulière, autre chose enfin que la pensée de la destruction, car celle-ci était devenue si familière, qu’elle n’émouvait plus.

Or, pour ceux qui étaient loin, les exécutions de Nantes ressemblaient à toutes les autres ; leur nombre s’expliquait par la multitude des prisonniers vendéens ; et telle était la haine excitée par les ravages et les cruautés des brigands, que leurs supplices ne paraissaient, en général, que de justes représailles. Trop d’indignations, de douleurs et de désirs de vengeance s’étaient amassés dans les cœurs pour que l’on fût miséricordieux. Il n’était point, dans toute la Bretagne, une seule famille patriote qui n’eût à pleurer un des siens tué dans cette guerre impie, de sorte que chaque tête vendéenne qui tombait était un holocauste offert à la mémoire d’un être que l’on avait aimé, ou une promesse de sécurité pour ceux que l’on aimait encore. De nos jours, où les haines ont la même tiédeur que les amours, on peut accuser de pareils sentimens de férocité ; l’impartialité est facile à qui ne souffre point. Quant à moi, j’avoue que je partageais alors la colère de tous les miens, et que la punition des excès commis par les royalistes me touchait faiblement.

Je partis donc pour Nantes sans répugnance comme sans crainte ; j’étais loin de prévoir le spectacle qui m’y attendait.

On a souvent parlé des malheurs de cette ville pendant la terreur, et, grace à eux, l’un des membres les plus obscurs de la convention a laissé un souvenir à l’histoire. Les noms de Leperdit, de Champenois, d’Audaudine, de Gambart, de Thomas, de Bancelin, ont été oubliés, tandis que celui de Carrier est resté vivant et debout ! C’est que ce nom avait été écrit au cœur même de la génération, comme la loi écrit le sien sur l’épaule du condamné ; c’est qu’après tout, les républicains que nous avons nommés plus haut ne furent que des hommes de courage, de loyauté, de dévouement, dans un temps où le courage, la loyauté et le dévouement se trouvaient partout, tandis que Carrier fut un scélérat d’élite, qui résuma en lui tous les excès de l’époque.

Dussé-je vivre mille ans, je n’oublierai jamais mon arrivée à Nantes. C’était vers le soir ; je venais d’apercevoir la ville à demi noyée dans les brouillards de la Loire ; je pressais le pas de mon cheval, lorsqu’une fusillade vive et nourrie se fit entendre et fut suivie presque aussitôt des éclats sourds du canon. Je m’arrêtai étonné : il y eut une assez longue pause ; puis la fusillade retentit de nouveau, et le canon continua seul. Le bruit venait évidemment de la ville ; ce ne pouvait être qu’une attaque imprévue de Vendéens ou une insurrection ; je délibérais déjà sur ce que je devais faire, lorsqu’un volontaire passa.

— On se bat donc ? lui criai-je.

Il me regarda d’un air étonné.

— Pourquoi cela ?

— N’entendez-vous point la fusillade ? Il haussa les épaules en souriant :

— Ça, dit-il, ce sont les brigands à qui on récite les prières du soir…

— Mais le canon ?

— Ah !… c’est une idée du représentant pour aller plus vite.

— On en exécute donc beaucoup ?

— Tant qu’on peut. Tout ce qui se tue est bon à Carrier… Du reste, tu n’as qu’à continuer, tu pourras compter les charognes royalistes sur ton chemin !

À ces mots, le volontaire passa outre, et je repris ma route tout rêveur. Je trouvai les faubourgs tels qu’ils avaient été laissés par les Vendéens après le siége ; on eût dit que l’ennemi venait de se retirer. La plupart des maisons, sans portes et sans fenêtres, étaient sillonnées par les traces des boulets ou mouchetées d’éclats de balles et de mitraille. Quelques-unes, plus écartées du chemin, montraient de loin leurs toits à moitié consumés et leurs murs noircis ; d’autres ne présentaient plus qu’un amas de décombres sur lesquels les ronces avaient déjà poussé. On apercevait à peine de loin en loin, sur les seuils, quelques femmes portant dans leurs bras des nourrissons chétifs, et quelques hommes débraillés qui vous regardaient d’un œil hagard.

En arrivant près de l’Èdre, je rencontrai une troupe d’enfans chargés de vêtemens ensanglantés qu’ils se disputaient. La nuit était venue ; je voulus abréger en évitant les quais et en prenant par la place du Département. J’avais le cœur serré d’une indicible tristesse, et j’avançais pensif sans regarder autour de moi, lorsque tout à coup mon cheval se jeta de côté avec un hennissement d’effroi ; il avait marché sur un cadavre ! Je le fis passer vite, mais il en heurta un second, puis un troisième, puis un autre encore. Je voulus lui faire rebrousser chemin ; il refusa d’avancer. Il fallut descendre : mon pied, en se posant, rencontra quelque chose qui céda ; c’était le corps d’un enfant ! Je regardai autour de moi avec épouvante ; la place entière était couverte de morts, et le sang coulait par rigoles, comme l’eau après un orage ! Il y avait dans l’air une odeur sans nom ; je me sentis froid jusque dans les cheveux. Mon cheval refusait toujours de marcher ; je ne savais à quoi me décider, lorsque de longs aboiemens se firent entendre au loin ; ils grossirent, s’approchèrent rapidement, éclatèrent à mes oreilles. Je me détournai ; une meute haletante se précipitait sur la place ; je la vis passer près de moi, se disperser parmi les cadavres et disparaître ! Alors les aboiemens s’éteignirent peu à peu ; on n’entendit plus que de sourds grondemens mêlés de je ne sais quel horrible bruit de chairs fouillées et d’ossemens rongés. On voyait ces corps, immobiles un instant auparavant, remuer dans l’ombre et se séparer par lambeaux. Saisi d’une horreur qui touchait à l’égarement, je remontai sur mon cheval, et je lui enfonçai mes éperons dans le flanc. Il partit au galop, mais ses pieds glissaient à chaque instant dans le sang ; il s’abattit trois fois ! Dérangés de leur curée, les chiens s’écartaient sur notre passage, et levaient vers nous, en grondant, leurs yeux sauvages et leurs museaux ensanglantés. Pendant quelques minutes, je fus en proie à une espèce d’hallucination horrible ; enfin, pourtant, je pus échapper à cet affreux charnier, gagner la place de la Cathédrale, et de là l’auberge où j’avais coutume de descendre.

Je me trouvai, en entrant, face à face avec la citoyenne Benoist ; nous jetâmes en même temps un cri de surprise.

— Vous ici !

Je lui racontai en peu de mots ce qui m’était arrivé et comment j’avais changé mon itinéraire. Quand j’eus fini :

— Moi, je suis venue pour mon mari, dit-elle.

— Il est malade ?

— Il est en prison.

— Le citoyen Benoist ! m’écriai-je stupéfait. Elle m’emmena à l’écart.

— Vous ne savez point où vous êtes venu, malheureux ! Nantes est une caverne de tigres.

— En effet, répondis-je, tout à l’heure j’ai traversé la place du Département…

— Et vous l’avez trouvée semée de cadavres ?… Ceux-là sont des Vendéens venus sur la foi des proclamations qui promettaient le pardon ! Hier on en a exécuté d’autres, pris, disait-on, les armes à la main !… C’étaient des jeunes filles et des enfans ! Carrier a menacé le président de la commission militaire, Gouchon, de le faire fusiller s’il ne condamnait pas plus vite et plus légèrement. Le pauvre vieillard en est devenu fou ; il est mort, il y a quelques jours, dans le délire. Aussi, maintenant, ne juge-t-on plus. Les prisons sont un entrepôt de chair humaine ; on y puise à même, comme à la rivière. On guillotine, on mitraille, on noie tout ce qui tombe sous la main. Il y a trois jours qu’une marée grossie par un vent d’ouest nous a rapporté une partie des victimes de Carrier ; on eût dit une débâcle de cadavres. L’eau qu’on puise à la Loire est mêlée de lambeaux de chair corrompue ; une ordonnance de police a fait défense d’en boire, et voilà près d’un mois que trois cents hommes sont occupés à creuser des fosses. Le typhus ravage les prisons ; il commence à atteindre les gardiens eux-mêmes ; un poste de grenadiers a succombé tout entier dans une seule nuit ! Quant à la disette, vous trouverez, le soir, les rues pleines de malheureuses qui se prostituent pour un morceau de pain. Cependant Carrier vit dans l’abondance, au milieu de femmes perdues, menaçant de mort quiconque ose lui parler des misères publiques. Voilà ce que mon mari a vu en arrivant ; il n’a pu cacher son indignation, et on l’a fait arrêter comme suspect. Je suis ici pour partager son sort, quel qu’il soit.

— Et avez-vous quelque espérance ?

— Je ne sais ; la terreur retient les lâches, et la fatigue a énervé les courageux. On a dépensé trop de vie depuis quelques mois ; on est engourdi. Chacun renonce à combattre et attend tranquillement la mort, non par bravoure, mais par torpeur ; on se laisse égorger sans se retourner même contre le couteau. Cependant j’ai vu déjà Philippe Tronjolly et plusieurs autres ; tant que je serai libre, je ne désespérerai point. Un tel état de choses, d’ailleurs, ne peut durer ; il y a des douleurs qui forcent les mourans eux-mêmes à se lever. Il faudra bien que la convention fasse justice, quand les cris d’exécration s’élèveront de toutes parts ; plus on aura été loin, plus le retour sera rapide et complet.

— Et cela m’épouvante encore, répondis-je avec tristesse. Tout excès amène une réaction presque aussi funeste : qui sait ce qu’emportera le flot d’indignation et de colère qui va déborder ? Quel thème fécond pour nos ennemis ! Comme il sera facile d’attribuer aux principes les crimes des personnes !

— Croyez-vous les hommes si aveugles, dit Mme Benoist ; est-ce d’aujourd’hui que les pirates prennent de nobles drapeaux, et ne sait-on pas que les mauvaises passions portent toujours la cocarde qui donne la force ? Ces misérables qui maintenant noient des royalistes et des prêtres sont ceux qui massacraient les protestans sous les Médicis ; c’est toujours la même famille de voleurs et d’assassins. Ce sont des hommes qui suivent toutes les grandes évolutions sociales comme les loups cerviers suivent les armées, et auxquels les champs de bataille appartiennent quelques heures.

— Oui ; mais tout ce que Carrier fait ici, il le fait au nom de la liberté. On feindra de prendre ses vices pour des doctrines.

— Des doctrines ! s’écria Mme Benoist ; qui pourra accuser cet Auvergnat stupide d’en avoir eu, bon Dieu ! Mais savez-vous bien ce que c’est que Carrier ? Un chaudronnier ivre qui sort du bagne ! Il s’est trouvé qu’il était trop ignorant et trop scélérat, même pour être procureur ; il n’a jamais pu apprendre à sucer la moelle des cliens sans les faire crier ! Je me demande à chaque instant ce qu’il faut le plus admirer de son ineptie, de son cynisme ou de sa férocité !… Il a entendu les idéologues de la convention répéter que la France devait avoir seulement sept cents habitans par lieue carrée ; que, pour établir solidement la république, il fallait prélever sur la génération actuelle deux millions de têtes ; il a appris par cœur ces calculs de quelques fous féroces, et il les répète ainsi que les médecins de Molière répétaient leurs formules de purgations et de saignées. Ce n’est point, comme Robespierre et Saint-Just, un métaphysicien implacable ; ce n’est même point, comme Marat, un enragé qui mord par maladie : c’est tout simplement un bandit qui profite de sa position. Ce qui lui plaît dans la république, ce ne sont point les principes qui la constituent, mais les avantages qu’elle lui donne. Il l’aime comme il aime ses vices ; il la défend comme le brigand défend l’antre où il garde son butin. Il vous parle de sa haine pour les aristocrates ; mais les aristocrates, pour lui, ce sont les riches, les muscadins, les gens d’esprit[6]. Voilà ceux qu’il désigne à la compagnie de Marat. Et cette compagnie, expression complète de la pensée, savez-vous de quoi elle se compose ? De faussaires, de meurtriers[7]. Lorsque Goullin et Lamberty l’ont formée, ils ne demandaient pas à chaque nom proposé : — Y a-t-il un plus chaud patriote à Nantes ? mais : — N’y a-t-il pas quelqu’un de plus scélérat ?… De leur propre aveu, ils n’ont d’autre but que de fouiller les gros négocians. Ils ont décidé qu’ils incarcéreraient successivement tous les citoyens, et qu’ils les forceraient à se racheter. On traite tout haut, au comité, des échéances et des époques de paiement pour ces rançons. Voilà les faits[8]. Dévorée par la guerre civile et la famine, Nantes ressemble, dans ce moment, à une de ces villes italiennes du moyen-âge, où la peste brisait tous les liens, suspendait toutes les lois, et où quelques bandits régnaient sans obstacle, pillant les palais et assassinant ceux que le mal avait épargnés. L’avenir saura tout cela, et il restera bien constant que ce sont les circonstances, non les principes de la révolution, qui ont amené tant de désastres.

Je secouai la tête ; mais les préoccupations personnelles de la citoyenne Benoist étaient trop poignantes pour qu’elle pût continuer long-temps une discussion générale. Elle revint à parler des moyens de sauver son mari : je lui proposai mon entremise ; elle refusa.

— Ce serait vous compromettre sans utilité, me répondit-elle ; laissez-moi agir seule d’abord, afin que je vous trouve si j’échoue. Nous vivons dans un temps où l’on doit ménager les têtes de ses amis, ne fût-ce que par égoïsme. J’ai ici des parens qui me sont dévoués ; je n’ai pas voulu les voir de peur de les désigner à la persécution, et je n’aurai recours à eux qu’à la dernière extrémité. Mais pardon ; voici l’heure où Philippe m’attend ; nous nous reverrons ce soir.

III.

J’avais moi-même des affaires, et ce que je venais d’apprendre m’inspira le désir de les terminer le plus promptement possible. Je me rendis en conséquence chez le citoyen Dufour. Je ne le trouvai point, mais on me désigna une taverne, le Café du vrai Sans-Culotte, où je devais le rencontrer : je m’y rendis.

C’était une salle basse et enfumée, sur les volets de laquelle le pinceau du barbouilleur avait grossièrement dessiné une guillotine coiffée du bonnet phrygien, avec ces mots qui semblaient faire épigramme au-dessous : liberté, fraternité. Un vasistas entr’ouvert laissait entendre un bruit de verres, de rires et de juremens, qui sortait par bouffées, avec je ne sais quelle odeur âcre et brûlante. Je m’approchai du vitrage ; mais je ne pus distinguer, à travers la vapeur dont il était couvert, que des formes confuses qui s’agitaient en tout sens ; il fallut se décider à entrer.

Je venais de refermer la porte, et je cherchais des yeux le citoyen Dufour, lorsque mon nom retentit tout à coup derrière moi. Je me détournai, et j’aperçus un homme en carmagnole qui me tendait les deux mains ; je m’avançai étonné : c’était Pinard !

Je ne l’avais point vu depuis mon premier séjour à Rennes, et la manière dont nous nous étions quittés s’accordait peu avec ces avances amicales ; mais, que ce fût l’effet de l’ivresse ou du temps, il paraissait avoir tout oublié. Je répondis pourtant à ses empressemens avec quelque froideur : il s’en aperçut.

— Eh bien ! est-ce que nous sommes encore fâchés ? s’écria-t-il ; la paix, mille dieux ! la paix ! et viens ici avec les amis.

Je voulus me défendre ; mais il me prit de force, et, s’adressant à une douzaine de compagnons qui buvaient avec lui :

— Holà ! vous autres ; une place pour un vrai républicain.

On se rangea, et je me vis forcé de m’asseoir. Pinard me fit donner un verre.

— Allons, cria-t-il ; Cincinnatus, déride-toi, et une rasade à la mort des calotins.

Il fallut boire. J’éprouvais un véritable malaise, ne sachant avec quelles gens je me trouvais, et craignant de le deviner d’après la connaissance que j’avais de Pinard. Il ne me tint pas, du reste, long-temps dans l’incertitude.

— Tu es donc venu voir comment nous faisions ici nos affaires ? reprit-il en se versant du punch.[9]

Je lui expliquai rapidement ce qui m’avait amené à Nantes ; mais il ne m’écoutait pas, et buvait à petites gorgées en regardant le fond de son verre.

— Les circonstances sont difficiles, Cincinnatus, continua-t-il avec la gravité d’un homme ivre. Les vrais patriotes comme nous sont soumis à de cruelles fatigues : on a beau travailler jour et nuit, il y a tant de brigands dans les prisons, qu’on ne peut leur faire justice… Le temps manque.

— Je crois bien, dit un petit homme à barbe rousse qui buvait devant nous d’un air morose ; le temps de les déshabiller, le temps de les fusiller, le temps de les assommer !… C’est trop de temps !…

Pinard se pencha vers moi.

— C’est Ducou, me murmura-t-il à l’oreille en désignant le buveur avec une complaisance caressante.

— Si ce n’était encore que le temps, reprit un autre, on tâcherait de travailler vite ; mais ce président de malheur, Tronjolly, ne veut-il pas écouter ceux qu’il juge ? comme s’il fallait des preuves pour faire passer des aristocrates au rasoir national !… On leur fait mettre la tête à la fenêtre sur l’étiquette du sac.

— Celui-là est Goullin, me dit Pinard à demi-voix ; c’est le meilleur de nous tous.

— Sais-tu si on envoie encore ce soir des brigands au château d’Aux ? demanda Ducou.

— Au château d’Aux[10] ! répétai-je… Mais j’en viens, et je n’y ai point vu de prisonniers.

Un éclat de rire général s’éleva.

— Fameux ! s’écria Pinard ; il n’a pas compris le calembour !… Le château d’Aux, nigaud, c’est la Loire.

Je fis un geste d’horreur, qu’il prit pour un mouvement d’impatience.

— Allons, dit-il avec bonté, ne te fâche pas, Cincinnatus ; c’est une farce qu’on dit aux prisonniers quand on les fait sortir pour les passer à la baignoire nationale. Faut-il pas s’amuser ? Dans les commencemens, lorsqu’on les embarquait, ils croyaient que c’était pour les conduire en Angleterre ou en Espagne ; aussi Carrier appelle nos baignades des déportations verticales ! Du reste, je te conduirai un jour à l’entrepôt ; tu verras comme nous nous y prenons pour les faire boire à la tasse des calotins. En attendant, ton verre ; eh bien ! Lamberty, que diable fais-tu là avec tes paperasses, au lieu de boire ?…

— Je regarde qui j’ai à pincer ce soir.

— Tu as une liste de suspects ?

— Pardieu ! le comité ne vient-il pas de porter un arrêt contre ceux qui ont cherché à interrompre le cours de la justice révolutionnaire, en sollicitant pour leurs parens[11] ?

— Y en a-t-il beaucoup ?

— Une bande de noms que je ne connais pas… Jeanne Papin, Pierre Fourant, la citoyenne Benoist, de Rennes…

Je m’étais levé pour partir ; ce nom m’arrêta court.

— C’est un gibier qui peut s’échapper, continua Lamberty en repliant sa liste ; faut que j’y aille sur-le-champ.

— Au diable ! s’écria Pinard ; si tu ne retrouves plus ceux-là, tu en prendras d’autres. Repose-toi, mille tonnerres !… Je veux que tu fasses la connaissance de Cincinnatus…

— Le citoyen a l’air lui-même de se disposer à partir, dit Lamberty.

— Je reste, répondis-je en me rasseyant.

— Tu vois ; si tu nous quittes, tu n’es pas un vrai sans-culotte.

Lamberty résista encore quelques instans, et finit par se laisser persuader. J’avais compris sur-le-champ que le seul moyen de sauver la citoyenne Benoist était de l’avertir pendant que je retiendrais à table les gens chargés de l’arrêter. J’exprimai en conséquence la résolution de demeurer, objectant seulement un rendez-vous d’affaires donné à mon hôtellerie. Pinard me proposa lui-même d’envoyer un mot pour qu’on n’eût point à m’attendre ; j’adoptai l’expédient, et j’écrivis au crayon, sur le coin même de la table, le billet suivant :

« Cachez-vous en lieu sûr, sans perdre de temps ; on vous cherche pour vous arrêter. Vos amis veilleront au sort de votre mari ; mais songez que votre arrestation leur rendrait sa délivrance plus difficile. Ils auraient deux têtes à préserver au lieu d’une ! »

Je ne signai point ; la citoyenne Benoist connaissait mon écriture. Le billet cacheté je cherchai quelqu’un pour le porter ; je ne pus trouver qu’une petite mendiante qui se tenait à la porte du café. L’enfant parti, je revins m’asseoir près de Pinard.

— Depuis quand es-tu ici, citoyen ? me demanda Goullin.

— Depuis quelques heures seulement.

— Alors tu n’as pu savoir encore ce qui se passe… Les vrais montagnards sont les maîtres partout, et nous marchons ici sur les cadavres et sur les jolies femmes.

— Il faut faire au citoyen les honneurs du pays, dit le petit homme à barbe rouge… Lamberty, tu l’amèneras à l’entrepôt, pour qu’il choisisse une brigande à son goût.

— À moins, observa Goullin, que le citoyen ne soit comme Pinard, qui s’intitule l’ennemi des femmes, et ne les trouve bonnes qu’à tuer.

Pinard allait répondre, lorsque la porte s’ouvrit ; six nouveaux sans-culottes entrèrent.

— Tiens, c’est Chaux et les autres, dit Lamberty.

— Enfin, s’écria Ducou, c’est pas malheureux ; je vous croyais en mission extraordinaire.

— C’est ce gueux de comité qui nous a retenus, répondit Chaux ; j’enrageais en pensant que vous étiez ici. Aussi, j’aurais donné la tête de mon père pour en finir.

— Sans compter, reprit une espèce de géant qui se trouvait parmi les nouveau-venus, qu’on leur avait confié huit prisonniers à reconduire à l’entrepôt…

— Eh bien ?

— Eh bien ! ma foi ! c’était trop loin. Je leur ai conseillé de sabrer cette canaille pour en avoir fini plus tôt ; je les ai même aidés… Ce sera de la besogne de moins pour vous, mes Romains.

— Diable d’Heron ! s’écria Lamberty en frappant la table du poing ; il a toujours de ces expédiens.

— Ça m’a, du reste, valu un ornement militaire, ajouta le géant en se décoiffant. Regarde.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, mon cher, c’est la vraie cocarde d’un patriote… une oreille de brigand que j’ai clouée à mon chapeau.

— Vous verrez, s’écria Chaux, qu’en sa qualité d’inspecteur des vivres, il finira par nous faire manger du Vendéen en guise de bœuf salé.

— Pourquoi pas ?… Un chirurgien de mes amis a bien proposé à la convention de tanner les peaux des ennemis pour en faire des culottes à nos grenadiers… Mais voyons, n’y a-t-il point là une place et un verre pour moi ?

On se rangea, les nouveau-venus s’attablèrent près de nous. Jusqu’alors j’avais tout écouté dans une sorte de stupeur et d’épouvante. J’aurais voulu me lever et fuir, et je ne sais quel instinct de curiosité mêlé d’horreur me retenait. J’étais là comme dans un antre de bêtes fauves qui rugissaient autour de moi. Il me semblait, par instans, que j’étais le jouet d’un rêve insensé. Le retour de l’enfant que j’avais envoyé à l’hôtellerie m’arracha à cette torpeur. Elle avait remis mon billet à Mme Benoist elle-même. Cette nouvelle me rassura, et, profitant du tumulte produit par l’arrivée de nouveaux compagnons, et de l’ivresse toujours croissante de Pinard, je m’échappai sans être aperçu.

Je n’essaierai point de dire ce que j’éprouvai en me retrouvant seul. Tout ce que je venais d’entendre bourdonnait encore à mes oreilles ; je ne me sentais ni marcher, ni vivre ; j’étais comme un homme qui vient de fuir une caverne d’assassins, et qui n’a plus conscience du monde, ni de lui-même. La nuit entière se passa dans la fièvre ; enfin, vers le matin, mon imagination s’apaisa, et je m’endormis.

Je fus réveillé par l’hôtesse, qui m’apportait une lettre. Mme Benoist me remerciait de mon avertissement, en m’annonçant qu’elle était en sûreté. Elle me conjurait de tout faire pour sauver son mari, m’indiquant les personnes qu’elle avait déjà vues et sur l’appui desquelles elle comptait. Cette lettre me ranima en me donnant un devoir à remplir. Je résolus de mériter la confiance qui m’était accordée, quelque danger qu’il fallût courir. Cependant, comme j’ignorais quels moyens pouvaient réussir, je me rendis chez Dufour, que je trouvai cette fois. J’avais en lui toute confiance ; je lui racontai ce qui s’était passé et lui demandai conseil.

— Comment donner un conseil, me répondit-il, à une époque où toutes les prévisions de la prudence et de la raison vous trompent, où vous êtes sauvé par ce qui devrait vous perdre, perdu par ce qui devrait vous sauver !… Le citoyen Benoist lui-même n’a-t-il aucun moyen de détourner le coup qui le menace ? Il faudrait le voir, l’interroger.

— Mais comment ?

— Je connais le geôlier Lagueze ; il nous laisserait peut-être communiquer avec le prisonnier.

— Allons tout de suite alors.

— Allons.

Nous nous dirigeâmes ensemble vers le Bouffai. En arrivant, j’aperçus la place couverte d’une foule de gens assis qui mangeaient, travaillaient ou causaient tranquillement. Il y avait, comme dans nos églises, des bancs sur lesquels étaient écrits des noms, d’autres qu’on louait à l’heure. L’échafaud se dressait au milieu, sur une immense cuve recouverte d’un prélat[12] rougeâtre. Mon compagnon m’apprit que c’était un perfectionnement dû aux réclamations des habitans dont les boutiques étaient auparavant inondées de sang.

— Tu le vois, me dit-il, c’est ici le lieu de réunion et de causerie ; on fait cercle autour de la guillotine ; on y vient en famille !… Les femmes y apportent leur ouvrage comme pour une visite de voisinage, les bonnes y conduisent les enfans qu’elles doivent promener. Ce n’est pas la vengeance qu’on vient chercher ici, mais l’émotion ; c’est le cirque où le peuple souverain regarde les chrétiens mourir. Tu entendras applaudir ceux qui marchent fièrement vers l’échelle, et siffler ceux qui tremblent. À part un petit nombre, il n’y a dans cette foule ni haines, ni colères violentes ; ce sont moins des ennemis que des connaisseurs qui viennent juger, ou des curieux qui s’amusent.

Nous étions arrivés à la prison ; on consentit sans trop de peine à nous conduire au cachot du citoyen Benoist. Nous suivîmes le geôlier à travers un long corridor obscur. On entendait des deux côtés un murmure de voix et des gémissemens confus ; enfin Lagueze nous ouvrit une porte en nous disant : — C’est là.

Je voulus entrer, mais une bouffée de vapeurs fétides m’enveloppa tout à coup, et, me sentant défaillir, je m’appuyai au mur. Dufour me prit par le bras en me proposant de redescendre ; je refusai, et je m’avançai en chancelant. Tout flottait devant mes yeux comme dans un rêve ; j’aperçus vaguement, étendus à terre et sur une couche de paille, des hommes, des femmes, des enfans ; ils me semblèrent immobiles… Cependant, en arrivant au bout de la salle, j’en vis quelques-uns qui remuaient. Un air plus pur pénétrait par une fenêtre à demi murée. Je me sentis ranimer.

Dans ce même moment, je reconnus Benoist, et je courus à lui.

— Est-ce pour moi que vous venez ? nous demanda-t-il.

Je lui répondis affirmativement ; il s’informa de sa femme ; je lui racontai ce qui s’était passé. En apprenant qu’elle avait failli être arrêtée, il poussa un cri.

— Fais-la partir, me dit-il ; au nom du ciel, qu’elle quitte Nantes. On pourrait la découvrir, et tu ne sais point ce que sont les cachots de Carrier… Regarde, ajouta-t-il en montrant la longue rangée de corps immobiles que j’avais déjà remarquée, il n’y a plus ici que quatre vivans ! Là, sur la litière de paille, toutes les places sont prises par des morts !… Eh bien ! ceux qui arriveront ce soir ou demain coucheront sur ces morts, et serviront eux-mêmes, dans quelques jours, de lits à de nouveaux venus. On superpose ainsi de la pourriture humaine jusqu’à ce que les geôliers ne puissent plus ouvrir les cachots sans mourir. Ceux qui enlevaient autrefois les cadavres s’y refusent maintenant, sachant qu’on ne peut y toucher sans gagner le mal qui les a tués. Il y a quelque temps, quarante prisonniers acceptèrent pourtant cette périlleuse tâche en échange de leur liberté ; trente ont péri, et, une fois les prisons purgées, on a guillotiné le reste[13] ! Vous n’ignorez pas ce qu’on a dit de notre insolence au comité. À en croire la compagnie Marat, nous nageons dans les richesses, nous foulons aux pieds les alimens qui nous sont fournis, tandis que les vrais patriotes meurent de faim ! Or, savez-vous quelle est notre nourriture !… Une demi-livre de pain mêlé de paille et une demi-livre de riz que l’on refuse de nous cuire !… Encore a-t-on oublié pendant deux jours de nous les distribuer. On nous vend l’eau dont nous avons besoin ; des enfans sont morts de soif et de faim sous mes yeux.

— Et il n’existe aucun moyen de délivrance ? demandai-je.

— Aucun. Les femmes qui sont belles croient échapper à la mort en se livrant à Carrier ; mais sa couche, comme celle de Cléopâtre, ne confie ses secrets que pour une nuit, et la Loire engloutit tout le lendemain. Reste donc la prostitution, qui n’est guère plus sûre… Les prisons de Nantes sont devenues des espèces de bazars où quelques vieilles femmes ont acheté le droit de venir recruter pour leur hideuse industrie. Le succès leur est facile, car la peur est encore plus corruptrice que l’or ; elles tentent l’honneur des jeunes filles en leur proposant la vie, mais le plus souvent elles ne les délivrent que pour peu de temps, et, une fois qu’elles ont flétri la fleur de leur beauté, elles les rendent aux bourreaux qui les tuent… Du reste, à quoi bon vous révéler tous ces crimes ? ajouta Benoist en voyant l’horreur dont nous étions saisis. Quand les hommes s’abandonnent eux-mêmes, ils méritent d’être livrés aux assassins ; chacun doit subir la peine de la lâcheté de tous. Quant à moi, j’attends tranquillement le coup qui me frappera.

— J’espère que nous t’y déroberons, répondis-je. Le hasard m’a fait retrouver ici un homme qui vit dans la familiarité des bourreaux et dont l’entremise pourra nous être utile.

Je lui racontai alors la rencontre de Pinard et les offres de service qu’il m’avait faites : il secoua la tête.

— N’y compte point, me répondit-il ; ces hommes aiment le mal pour lui-même et ne l’empêchent jamais ; la victime qu’on leur recommande est d’habitude la première qu’ils immolent.

Dufour approuva par un geste.

— Solliciter la délivrance de son ami, c’est le rappeler aux bourreaux, me dit-il.

— Mais, si je ne la sollicite pas, son nom se trouvera peut-être sur la prochaine liste ; aujourd’hui ou demain il peut être appelé…

— Qu’il ne réponde pas.

Je regardai Dufour avec étonnement.

— Savent-ils seulement ce qu’ils tuent ? continua-t-il en haussant les épaules ; nos prisons sont des parcs de bétail où l’on prend au hasard. Si un prisonnier ne se trouve point au moment de l’appel, les noyeurs passent plus loin (car l’heure de la marée les presse), et le lendemain ils l’ont oublié. Un tel moyen de salut te paraît extraordinaire, impossible peut-être ; mais, de nos jours, il n’y a que l’extraordinaire de vraisemblable et que le vraisemblable d’impossible. Ce qu’il faut maintenant pour sauver un homme, ce n’est ni le bon droit, ni le dévouement, ni le courage, mais le hasard d’un nom mal écrit ou d’une liste emportée par le vent : notre vie et notre mort, à tous, ne relève point de causes plus hautes.

Benoist confirma la vérité de ces observations en nous citant un compagnon d’infortune qui avait échappé ainsi ; je l’engageai alors à tout essayer pour se soustraire aux recherches, si son nom était appelé, tandis que, de mon côté, j’emploierais tous les moyens d’obtenir son élargissement.

Lagueze vint alors nous avertir qu’il était temps de nous retirer. J’embrassai Benoist, et nous sortîmes.

IV.

Je venais de quitter le citoyen Dufour, lorsque je rencontrai Pinard et Goullin qui m’accostèrent ; ils allaient dîner chez le représentant et me proposèrent de m’y mener. Je refusai d’abord, mais ils me pressèrent ; je réfléchis que le hasard pourrait me fournir, dans cette visite, l’occasion d’être utile à Benoist, et j’hésitai.

— Viens, me dit Goullin ; présenté par nous, tu seras bien reçu, et tu verras la citoyenne Caron.

— La maîtresse de Carrier ?

— Oui, une syrène qui vous ferait marcher sur la tête.

J’acceptai : Carrier demeurait alors à l’extrémité de Richebourg ; sa maison était gardée avec soin, et il fallut nous faire reconnaître pour que la sentinelle nous permît d’entrer. Nous trouvâmes le représentant sur le palier avec une jeune fille en larmes qui le suppliait.

— Tu aimes les aristocrates, disait-il ; moi, j’aime les jolies femmes ; je t’ai dit à quelle condition ton frère sortirait de prison : complaisance pour complaisance !

En parlant ainsi, il voulut lui prendre les mains ; la jeune fille recula.

— Je ne veux pas d’un malheur en faire deux, dit-elle avec un noble désespoir.

— Alors va au diable, s’écria brutalement Carrier ; aussi bien je n’aime pas les blondes.

Nous arrivions dans ce moment.

— Tiens ! s’écria Goullin, c’est la petite Brevet ; vient-elle encore demander la permission de porter du pain à son frère ?

— Hélas ! accordez-moi au moins cette grace, dit-elle en se retournant, les mains jointes, vers Carrier.

— Au fait, continua Goullin, donne-lui cette permission ; il est juste que son frère mange aujourd’hui ; hier, il a assez bu…

La jeune fille releva la tête avec un cri ; Goullin et Pinard éclatèrent de rire.

— Est-ce vrai ? balbutia-t-elle éperdue… Michel !… vous l’avez noyé ?…

— Puisque je t’offrais sa grace, imbécile ! dit Carrier en haussant les épaules.

Elle poussa un cri et tendit les bras pour chercher un appui. Je voulus la soutenir, mais Carrier me retint.

— Qu’on jette dehors cette bégueule, dit-il, et que la sentinelle passe sa baïonnette au travers du ventre de tous ceux qui auront quelque chose à me demander ; je ferme la boutique pour aujourd’hui.

À ces mots, il nous fit entrer au salon, où je trouvai la plupart de ceux que j’avais déjà vus au Café du vrai Sans-Culotte. Je fus alors présenté à Carrier.

— Est-ce un patriote solide ? demanda-t-il en arrêtant sur moi ses yeux hagards ; tu sais qu’il ne nous faut ici, comme dit Goullin, que des républicains capables de boire un verre de sang.

Pinard se porta fort de mes principes.

— Alors qu’il soit des nôtres, répondit Carrier.

Et, prenant à part mes deux introducteurs, il se mit à causer confidentiellement avec eux. Je profitai de cet instant pour le regarder avec attention. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, d’une taille élevée, mais gauche. Sa chevelure noire, collée aux tempes, tranchait durement sur un visage olivâtre ; son front était bas ; ses yeux ronds et inquiets ; son nez recourbé, ses lèvres invisibles. Quoiqu’il eût l’apparence de la force, il y avait dans tout son être je ne sais quoi de précautionneux et de lâche que la brutalité des manières cachait mal. De quelque côté qu’on le regardât, il semblait se montrer de profil ; l’ancien homme de loi se devinait encore dans le bourreau.

On vint nous avertir que le dîner était servi, et nous passâmes dans la pièce voisine ; plusieurs femmes s’y trouvaient déjà. Pinard me désigna les deux favorites du représentant, Mme Le Normand et Angélique Caron.

Cette dernière me frappa : j’avais vu peu de femmes aussi belles, aucune du moins ne m’avait paru aussi séduisante. Il y avait dans son regard une volupté avide, mais ingénieuse, dans ses mouvemens une sorte de souplesse harmonieuse et pour ainsi dire cadencée. En oubliant ses devoirs, elle avait du moins respecté ses graces ; on sentait qu’elle aimait encore sa beauté, cette dernière religion des femmes. Il y avait entre elle et les êtres qui l’entouraient, tout l’intervalle de l’ange tombé à Caliban. À la voir, au milieu de ces brutes à faces d’hommes, avec sa distinction naturelle, que le vice lui-même n’avait pu faire grimacer, on eût dit une marquise de la régence, soupant par caprice avec des valets de potence.

Je ne sais si elle remarqua l’espèce d’admiration étonnée que sa présence me causait, ou si elle devina en moi une nature moins grossière, mais je me trouvais assis près d’elle à table, et ses prévenances établirent bientôt une sorte de familiarité entre nous. La conversation d’Angélique Caron était vive, originale et mobile ; c’était un de ces esprits pour ainsi dire fluides, qui pénètrent partout comme l’eau, mais qui manquent aussi comme elle de forme et de solidité ; natures d’autant plus dangereuses, qu’elles plongent dans la corruption sans crises, et qu’on les condamne sans pouvoir les haïr. Notre entretien suivi à demi-voix, au milieu des déclamations furieuses, des cris et des blasphèmes des convives, ne pouvait manquer de prendre insensiblement un caractère d’intimité. L’étrangeté de notre position, la rareté d’une causerie paisible à cette époque, des habitudes élégantes suspendues, mais non oubliées, donnaient d’ailleurs à cet entretien un charme qui nous entraîna tous deux. La vie infâme que menait Angélique Caron ne lui avait pas tout enlevé, et elle savait encore comprendre ce qu’elle n’était plus capable de faire.

Il est rare, du reste, qu’il n’en soit pas ainsi pour les femmes perdues. Il y a presque toujours plus d’emportement ou de hasard dans leur corruption que dans la nôtre ; chez elles, le mal arrive droit au cœur sans avoir filtré par l’esprit. Par cela même que leur chute est plus profonde, elles ne la calculent pas ; elles la font d’un saut et en fermant les yeux. Les hommes, au contraire, savent se donner les raisons du mal, et descendre dans le vice par une pente philosophique. Sans doute, arrivés au fond, le retour est également impossible pour tous deux ; mais l’un est descendu dans la plaine graduellement, et ne songe même plus à la montagne qu’il a quittée, tandis que, précipitée subitement, la femme lève encore les yeux quelquefois vers la hauteur d’où elle est tombée. Ce n’est point un remords, mais un souvenir ; elle ne veut pas être meilleure, mais elle se plaît à penser qu’elle l’a été, comme nous aimons à nous rappeler, malgré notre incrédulité de l’âge mûr, les naïves dévotions de notre enfance.

Quelque chose de semblable se passait sans doute dans le cœur d’Angélique Caron, car elle me parla avec une sensibilité sincère de son enfance, de ses goûts, de ses rêves d’alors. Elle prononça ainsi, par hasard, le nom du couvent où elle avait passé ses premières années, c’était celui de Mme Benoist ! Je lui parlai de Rose Boivin ; elle se la rappelait. J’allais profiter de cette découverte inattendue, lorsqu’on se leva de table. Heureusement qu’échauffés par le repas, les amis de Carrier continuaient à discuter sans prendre garde à nous ; je les laissai passer dans le salon, et je m’approchai de la fenêtre. Angélique m’y rejoignit.

— Ces débats vous fatiguent, me dit-elle, en cessant tout à coup de me tutoyer.

— Je ne les évite pas toujours, répondis-je ; mais ici il y a prudence.

— Nous vivons dans une fournaise, me répondit-elle ; l’énergie devient du délire, l’indignation de la rage. Au fond de votre Bretagne vous ne savez pas jusqu’à quel point les ennemis de la république se sont montrés lâches et cruels ; vous ne pouvez pas les haïr comme nous.

— Je hais ceux qui ont été cruels et lâches ; mais tant d’innocens sont aujourd’hui confondus avec les coupables !

— Les devoirs de ceux qui tiennent le pouvoir sont terribles.

— Leur rigueur ne peut-elle jamais fléchir ?

— Elle est nécessaire.

— Il est pourtant ici une voix qui obtient toujours merci, à ce qu’on assure, et qui aime sans doute à l’obtenir.

Angélique me regarda et me dit :

— Qui voulez-vous sauver ?

— Un patriote sincère.

— Nos amis le sont tous, dit-elle en souriant.

— Le mari d’une de vos compagnes, ajoutai-je, de celle que vous nommiez tout à l’heure.

— De Rose Boivin ?

— D’elle-même.

— Vous l’appelez ?…

— Le citoyen Benoist.

— Demain, j’en parlerai à Carrier, dit-elle vivement.

— Demain, peut-être, il sera trop tard.

Elle réfléchit.

— Que puis-je faire ? reprit-elle après un silence ; maintenant ils sont tous là ; ma demande serait sûrement repoussée !… Même, en choisissant l’instant, elle le sera peut-être…

J’allais insister, lorsqu’on vint l’appeler de la part de Carrier.

— J’y penserai, dit-elle en me quittant…

Je craignais que mon absence n’eût été remarquée, et je rejoignis les invités. Le nombre s’en était singulièrement accru. Il y avait plusieurs généraux en épaulettes de laine, selon l’usage du temps, des membres du département en sabots, des juges du tribunal révolutionnaire sans gilet et sans cravate. La plupart fumaient, jouaient ou buvaient. Quelques-uns poursuivaient des femmes à demi nues, qui leur échappaient en riant ; on n’entendait que juremens, cliquetis de verres, chants obscènes et bruits de baisers ; on eût dit un musico d’Amsterdam. Au milieu de ce tumulte, une femme laide et revêche tricotait seule dans un coin. Je demandai son nom.

— C’est l’épouse du représentant, me répondit Pinard ; un véritable hérisson. Si j’étais Carrier, il y a long-temps que je m’en serais débarrassé ; mais elle lui fait, à ce qu’il dit, l’effet d’un dindon qui tricote. Il la garde en mue sans s’en apercevoir. À propos, où est-il donc Carrier ? avec la citoyenne Caron, je parie !… Qu’est-ce que je disais ? les voilà tous deux…

Le représentant venait, en effet, d’entrer en tenant par la taille Angélique, qui, vêtue d’une simple tunique et à demi renversée dans ses bras, semblait appeler ses baisers.

J’éprouvai, à cette vue, un sentiment de surprise et de dégoût invincibles. Cela était-il possible !… Cette femme que j’avais trouvée tout à l’heure si belle, si distinguée, et qui m’avait fait douter un instant des accusations portées contre elle, était moins qu’une courtisane, c’était la femelle de ce tigre laid et poltron, qui n’avait jamais déchiré que des hommes désarmés ! Sa beauté elle-même me parut flétrie. Voyant qu’elle venait de mon côté, je me rangeai pour ne point me trouver sur son passage ; mais elle m’aperçut, rougit légèrement ; et, quittant le bras de son amant, qui parlait à Lamberty, elle passa près de moi sans me regarder, s’arrêta, en ayant l’air d’attendre Carrier, et me glissa dans la main un papier. Je fis un mouvement.

— Prenez, murmura-t-elle… mais qu’il quitte Nantes sur-le-champ… C’est une signature surprise…

Et, sans attendre de réponse, elle disparut dans la foule.

V.

Lorsque j’arrivai à mon auberge, on me dit que quelqu’un m’attendait dans ma chambre ; j’y montai ; c’était Mme Benoist.

— Quelle imprudence ! m’écriai-je.

— Mon mari est perdu, dit-elle.

— Il est sauvé !

— Comment cela ?

— J’ai sa grace signée de Carrier.

— Est-ce possible ?

— La voilà.

— Mais son nom est sur la liste des prisonniers qui doivent périr ce soir.

— Qui vous l’a dit ?

— Philippe Tronjolly.

— Courons à la prison.

— Je vous suis.

— Y pensez-vous ? si l’on vous reconnaît…

— Je le veux, je le veux, s’écria-t-elle ; venez.

Nous trouvâmes, au bas de l’escalier du Bouffai, des gens armés qui nous empêchèrent de passer.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Des prisonniers qu’on mène baigner, répondit un sergent.

Mme Benoist jeta un cri.

— Ne craignez rien, lui dis-je d’une voix mal assurée, il est averti et se sera caché.

Mais elle ne m’écoutait point.

— Ils ne peuvent le faire périr, puisque j’ai sa grace, criait-elle, laissez-moi passer.

— Arrière ! dit le sergent.

— Je veux leur parler.

— Au diable !

— Je vous en conjure.

— On ne passe pas.

— Je veux passer, moi, s’écria-t-elle, et elle essaya de percer les rangs des soldats. Je la retins.

— Attendez, lui dis-je ; avant de leur parler, il faut au moins nous assurer qu’il fait partie des victimes : tout débat maintenant serait dangereux et peut-être inutile.

En ce moment les prisonniers commençaient à descendre le grand escalier entre deux haies de soldats ; ils étaient presque nus, et chaque femme était liée à un homme. Il y avait des jeunes filles chez qui l’instinct de la pudeur survivait encore, et qui baissaient la tête ; des vieillards qui trébuchaient à chaque pas ; des enfans dépassant à peine les genoux des bourreaux, et qui pleuraient ! Tous descendaient lentement le grand escalier avec des gémissemens sourds ou des prières interrompues. Une odeur de cadavre, la même que j’avais respirée dans la prison, les devançait ! Des torches agitées au milieu des piques et des baïonnettes éclairaient de loin en loin ce spectacle inoui !

Les premiers commencèrent à défiler devant nous. Je tenais la main de Mme Benoist, qui regardait béante et éperdue ; tout à coup elle fit un mouvement, je me penchai…

— Ce n’est pas lui, me dit-elle.

Les prisonniers passaient toujours. Il y avait des femmes qui levaient leurs nourrissons dans leurs bras, criant :

— Une mère, une mère pour mon pauvre enfant !…

Quelquefois alors deux mains s’avançaient entre les baïonnettes, la mère jetait son fils, et continuait sans savoir même à qui elle l’avait légué ! Je ne sais combien de temps il en passa ainsi !… Lorsque le dernier eut disparu, Mme Benoist poussa un cri de joie.

— Il n’y est point, me dit-elle, venez.

— Laissons d’abord passer ces gens.

En effet, Robin[14] et ses compagnons descendaient du Bouffai, portant des mannequins chargés d’objets précieux enlevés aux malheureux qui allaient périr. Nous nous retirâmes dans l’ombre pour qu’ils ne pussent nous voir. Les hommes armés s’étaient dirigés vers la Loire, et l’on voyait briller les torches au milieu du fleuve ; bientôt des coups de hache retentirent… Un cri terrible s’éleva et mourut presque aussitôt… Les torches avaient disparu !…

L’escalier était libre, nous montâmes en courant à la prison. Je présentai le papier au geôlier.

— Le citoyen Benoist, dit-il ; il est mort sans doute, car on l’a appelé tout à l’heure sans pouvoir le trouver.

Mme Benoist et moi nous échangeâmes un regard.

— Conduisez-moi à son cachot, dit-elle, je veux le chercher.

Je la laissai monter avec Lagueze ; elle reparut bientôt accompagnée de Benoist. Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.

Une heure après, ils avaient tous deux quitté Nantes, et je faisais moi-même mes préparatifs de départ.


E. Souvestre
  1. Voyez l’épisode de cette série qui précède celui-ci, dans la livraison du 1er  juillet 1838, sous le titre de Rennes en 93. L’auteur, qui a rédigé ces souvenirs historiques d’après les notes de son père, s’est attaché à conserver le langage du temps.
  2. Chandelle de résine.
  3. Depuis le meurtre du citoyen Sauveur à la Roche-Bernard, les républicains appelaient cette ville la Roche-Sauveur. — voyez la livraison du 1er  juillet 1838, page 12.
  4. Les curés donnent ainsi les orphelins à des femmes de leur choix, qui deviennent dès-lors leurs mères d’adoption. Voyez les Derniers Bretons.
  5. La tragédie dont ce passage est tiré a été imprimée en 1837, sous ce titre : Buhez Santez Nonn, avec une introduction de l’abbé Sionnet et une traduction de Le Gonidec. Ce mystère a été composé en langue bretonne antérieurement au XIIe siècle.
  6. « Vous, mes bons sans-culottes, qui êtes dans l’indigence, tandis que d’autres sont dans l’abondance, ne savez-vous pas que ce que possèdent les gros négocians vous appartient ? Il est temps que vous jouissiez à votre tour ; faites-moi des dénonciations : le témoignage de deux bons sans-culottes me suffira pour faire rouler leurs têtes. » (Discours à la réunion Vincent la Montagne.)

    « Incarcération de tous les gens riches et de tous les gens d’esprit. » (Arrêté du 15 brumaire.)

  7. Chaux, connu par plusieurs banqueroutes, a fait incarcérer une partie de ses créanciers ; Bachelier, notaire décrié ; Goullin, connu, avant 1789, par ses talons rouges, s’est couvert de tous les crimes, dont le moins criant peut-être est celui d’avoir fait mourir en prison un bienfaiteur à qui il devait des sommes considérables ; Grandmaison, assassin dans l’ancien régime, avait obtenu des lettres de grace par le crédit de quelques nobles. (Mémoires de Philippe Tronjolly.)
  8. Ibid.
  9. Toute cette conversation est rigoureusement historique, comme le reste du récit ; on n’invente pas de telles choses. Nous ne faisons dire à chaque personnage que ce qu’il a réellement dit, et les pièces justificatives pourraient être apportées à l’appui de chaque fait ; nous les avons toutes en main.
  10. Château situé près de Nantes, et dont le nom donna occasion à cet horrible calembour que l’on répétait sans cesse aux prisonniers.
  11. Ordre du 2 nivôse, signé Grandmaison.
  12. On appelle ainsi, en marine, un grand carré de toile goudronnée.
  13. Déposition de Thomas dans le procès de Carrier.
  14. Un des chefs des noyeurs.