Les Éditions Marquette (p. 167-171).

IX

Résurrection

De retour du cimetière, Hubert Rioux n’osa pas entrer à la maison. Pourtant, sa mère et sa sœur y pleuraient. Il ne se sentait pas le pouvoir de les consoler, car il avait besoin lui-même de réconfort. Il avait honte de paraître devant les femmes affligées, lui qui s’obstinait à ne pas vouloir les secourir dans leur détresse. Machinalement, il se dirigea vers la grève. Sans s’en apercevoir, il s’arrêta sur le sommet de la côte qui surplombe le fleuve, s’appuya à la clôture et regarda droit devant lui. À ses pieds, le Saint-Laurent coulait, tout émaillé de ses îles et dirigé par la mince rayure bleue des Laurentides. Le Saint-Laurent, que ses riverains regardent à tous moments du jour, près duquel ils vont pleurer ou se réjouir, qui endort leurs peines et décuple leurs joies, qui les rend moroses ou gais, selon qu’il est colère ou calme ; vers lequel leurs regards se portent avant de se mettre au lit, et le matin en se levant ; dont ils emportent en eux la vision et qui les ramène sur ses rives ; le témoin de leurs ébats enfantins, de leurs plaisirs de jeunesse, de leurs joies d’âge mûr, de leurs satisfaction de vieillard ; le Saint-Laurent qui leur fait une âme de poète, qui les fait rêver tous : les rustres comme les érudits.

Comme tous les Canadiens qui habitent ses rives, Hubert, dans sa douleur, regarda le fleuve. Alors, les paroles de son père et de son curé, celles de sa mère et de sa sœur, lui revinrent à la mémoire. Pour la première fois peut-être, il contempla le décor qui l’environnait et lui trouva la vie. Dans son esprit, le Saint-Laurent, toujours fidèle, prit figure d’être vivant et sembla lui dire : « Tu as trahi. » Et les petites vagues courtes et blondes sous le soleil, lui parurent toutes siffloter : « Tu es félon, tu es félon. » Et les îles du large et les îlots tout près ; le panorama tout entier sembla s’animer pour lui crier : « Judas ! Judas ! »

Devant ces témoins moralement vivants et lui lançant l’opprobre, le jeune homme reconnut son infamie. Il voulut détourner la tête, mais une irrésistible fascination le retint. Baissant les yeux, il porta ses regards sur la bande de terrain qui, du pied de la côte, s’étend jusqu’à la mer. C’était là le premier coin de forêt défriché par les siens, cultivé par eux depuis trois siècles. Soudain, dans une vision, lui apparut toute l’histoire de sa race. Il vit le premier Rioux qui, monté dans un canot d’écorce, arrivait par le fleuve. Il était vêtu d’étoffe grise et les reins ceints d’une ceinture multicolore. Il prenait pied sur cette terre toute couverte de grands arbres, bêchait, ici, là, pour étudier le sol. Il le vit se construire, pour la nuit, une hutte de branches ; ensuite abattre des pins, s’en bâtir une maison ; bientôt libérer un espace, emblaver, récolter le premier blé. L’autre Rioux, comme une vapeur, surgissait de la glaise, augmentait l’éclaircie, et tout en cultivant, portait le fusil en bandoulière. Il vit la place s’agrandissant toujours ; des ancêtres montaient de la noue pour s’ajouter aux autres. L’un d’eux, une balafre à la figure, survenait, prenait la cognée ; il venait de guerroyer sous Frontenac pour défendre son bien, et continuait à l’élargir. Un géant, blond de visage, semait son grain en surveillant le fleuve ; il devait apprendre au gouverneur l’apparition des bâtiments anglais. Un autre avait fait la guerre de Sept-Ans. La face brûlée de poudre, il continuait la bataille en conservant sa langue et sa foi, en accroissant l’héritage de sa famille. De chaque motte de terre, comme un gaz follet, surgissait un aïeul ; la plaine s’en couvrait. Tous robustes et fiers dans leur carrure de géants, ils embrassaient le sol qui leur donnait la vie. Pas un n’avait trahi ; ils se comptaient. Regardant vers la côte, le regard inquiet, ils ne comprenaient pas, semblaient se demander ; « De quel sang est-il donc, celui-là ? » Tout à coup, comme une ombre qui se cache, parmi tous les vieux, se glissa le dernier mort ; il inclinait la tête ; sous la honte et le chagrin, il paraissait écrasé.

Devant cette vision du fleuve, cette apparition de ses héroïque ascendants, Hubert découvrit un aspect de l’existence qu’il ne connaissait pas, une parcelle de son âme qu’il n’avait pas explorée : il comprit qu’il était rivé à ce sol par la puissance de son lignage. À ce nouveau contact avec la terre natale, avec l’horizon qu’elle embrasse, il sentit, vers son cœur, monter une sève nouvelle qui lui fouetta le sang, l’obligea à rentrer dans la vaillante cohorte Mais la victoire de l’atavisme n’était pas complète, car une blessure béante existait encore, qui pouvait compromettre toute la guérison.

Le benjamin de la race éprouva tout à coup une vigueur, une puissance de décision dont il ne se serait pas cru capable. S’arrachant à l’obsédante attraction, il se dirigea vers les bâtisses, allant tout droit vers un but déterminé. Dans le verger de Michaud, il aperçut sa voisine mettant la dernière main aux travaux de l’automne. En deux pas, il fut devant elle. Interdite, la jeune fille hésita : devait-elle le féliciter de son retour ou lui reprocher sa défection ?

— Jeanne, lui dit-il, je remplacerai désormais chez nous ceux qui sont partis ; voudrez-vous m’aider comme vous étiez prête à le faire jadis ?

Elle le regarda dans les yeux, le trouva transfiguré.

— Hubert, lui répondit-elle, puisque vous êtes redevenu ce que vous étiez, je serai avec vous, car moi je n’ai pas changé.

Toute rougissante, ne pouvant maîtriser son émotion, elle s’éloigna vite, pour la cacher.

Alors Hubert Rioux, se tournant vers le Saint-Laurent, vers la glorieuse phalange des ancêtres qui, comme un brouillard que le vent chasse, allait s’évanouissant, enleva son chapeau et clama de tout son cœur :

— Père ! vous pouvez relever le front : la terre ancestrale a toujours le même maître !

FIN