Les Éditions Marquette (p. 140-166).

VIII

Le nouveau maître

Comme Hubert, son travail terminé, revenait à sa pension, la maîtresse lui cria :

— Monsieur Rioux ! vous avez une lettre.

Il se dit qu’il recevait sans doute quelque nouvelle jérémiade de sa sœur. Sans beaucoup regarder la lettre il la monta à sa chambre, se débarbouilla et se rendit à la salle à manger. Après le souper, il rencontra des amis, passa la soirée avec eux, absorba plusieurs verres ; si bien, qu’il rentra chez lui la tête un peu lourde.

« Tiens, ma lettre que j’avais oubliée. »

Il l’ouvrit : elle était de sa sœur.


Mon cher Hubert : —

Je n’ai jamais rien de bien réjouissant à t’annoncer, mais aujourd’hui, c’est encore pire que d’habitude : j’ai à t’apprendre une terrible nouvelle. Imagine-toi que papa est tombé malade subitement, et d’une maladie dangereuse : la pleurésie. Voici comment la chose est arrivée : Après le souper, il a voulu décharger un voyage de grain et a eu bien chaud ; puis il s’est avisé de boire de l’eau froide et est resté dehors malgré l’air glacé. La maladie l’a frappé comme il entrait à la maison. Il ne voulait pas admettre qu’il était malade, car tu sais qu’il se fait un point d’orgueil de ne l’être jamais. C’est malgré lui que Pierre Michaud a été chercher le médecin. Aussitôt après, il a eu la visite du curé, puis, ce matin, il a reçu les derniers sacrements. Monsieur Langis prétend que s’il en revient, ce sera grâce à sa forte constitution. Moi, je ne puis me faire à l’idée qu’il puisse partir. Il me semble impossible qu’un homme si robuste meure à un âge si peu avancé.

Mon cher Hubert, je crois que tu ferais mieux de descendre. Maman te fait dire de ne pas te rappeler les paroles du père avant ton départ ; c’est aussi mon conseil. Tu sais, dans de pareils instants, il faut oublier ce qui s’est dit dans des moments de colère. Tout le monde ici est certain de te voir arriver au plus tôt. Mon cher petit frère, prie un peu le bon Dieu avec moi pour que papa guérisse ; moi je lui demande aussi une autre faveur. Comme ce serait beau si papa vivait et si tu revenais à la maison. Si tu retardes à descendre, je t’écrirai aussitôt qu’il y aura du changement pour le mieux ou le pire.

Ta sœur affligée,

Le jeune homme fut abasourdi par cette lettre. Il avait beaucoup aimé son père, malgré sa sévérité, car, Jean Rioux, quoique ne concédant rien dans le commandement, s’était toujours montré tendre pour les siens. D’abord inquiet, se sentant coupable, Hubert se chercha ensuite des excuses, des raisons d’espérer. Après tout, le père était malade d’avoir trop travaillé. Si le fils était resté à la maison, peut-être serait-il encore robuste et sain. Mais aussi, quel entêtement de se cramponner à cette terre, quand il pouvait vivre de ses rentes en la vendant. Jean Rioux, quand il était jeune, avait choisi l’état qu’il aimait en prenant celui de cultivateur ; pourquoi lui, Hubert, ne serait-il pas libre de suivre sa voie. Le père était-il réellement aussi mal que le disait Adèle ? Comme le vieux n’avait jamais ressenti la moindre indisposition, on s’effrayait sans doute outre mesure à la première alerte. Cependant une pleurésie ne pardonnait pas souvent. Descendre !… Adèle en parlait à son aise, mais il fallait de l’argent pour le voyage ; or, Hubert devait même de la pension. À part cela, quel accueil lui ferait son père ? Il le croyait capable de le mettre à la porte à son arrivée. S’il avait eu l’argent nécessaire et s’il n’avait pas négligé sa lettre, il aurait bien pu prendre le rapide de nuit, mais à cette heure, il ne fallait pas y songer. Hubert Rioux, tout en réfléchissant ainsi, ne pouvait prendre aucune décision : il s’endormit en remettant tout au lendemain.

En s’éveillant le matin, il dut relire la lettre de sa sœur pour se convaincre qu’il n’avait pas été la victime d’un cauchemar. En ce moment, s’il avait été près de son père, il se serait jeté à ses genoux, il aurait imploré son pardon. Mais l’argent, l’argent pour descendre ! La rencontre des camarades, les distractions du travail, dispersèrent un peu ses sombres pensées. De retour chez lui le soir, madame Rudineau lui annonça :

— Il y a une nouvelle urgente pour vous.

C’était une dépêche télégraphique. Il monta dans sa chambre afin d’être sans témoins, et déchira nerveusement l’enveloppe. Avant de lire, plusieurs pensées lui traversèrent l’esprit : la nouvelle, puisque si pressée, devait être mauvaise : son père était-il plus mal, ou même… : enfin il lut :

« Père très mal, faible espoir, viens vite, mère te demande. Adèle. »

C’était donc possible. Il réalisait bien que son père pouvait être malade, mais qu’il le fût assez pour en mourir, il n’y avait jamais pensé. Dans ses rêveries, il avait toujours vu son père vivant, même quand lui serait vieux. Il l’avait toujours considéré comme un granit solide qui ne devait pas s’effriter. N’ayant jamais vu la mort chez les siens, il la concevait vaguement. Pour se convaincre, il relut plusieurs fois la dépêche. Alors, il n’eut plus d’hésitation ; il vit qu’il fallait descendre, et sans tarder. Restait la fameuse question du transport. Il n’avait pas le sou, ses amis étaient aussi à sec que lui ou ne voulaient pas se priver pour lui rendre service. Restait sa maîtresse de pension. Quoique coléreuse et acariâtre, elle n’avait pas mauvais cœur. C’était un peu dur de lui conter son embarras, mais réduit aux abois, il mit les pieds sur son orgueil. Il fut reçu de la belle façon, mais dut accepter humblement la bordée d’injures que la femme lui décocha.

— Oui, espèce de fainéant ! lui dit la mégère ; pourquoi n’êtes-vous pas resté chez vous ? Vous êtes venu à la ville y faire le propre à rien. Votre père se meurt sans doute d’avoir exécuté le travail que vous deviez faire. Vous avez préféré venir boire ici, sale ivrogne que vous êtes ! C’est une vraie honte de n’avoir pas même quelques piastres de côté pour aller voir son père mourant. Au lieu de garder votre argent, vous avez préféré saouler les autres et vous avec eux. Allez donc leur en demander des sous, à vos dégoûtants de buveurs. Ça prend un sans talent et un débauché comme vous pour laisser une belle terre et venir faire la noce ici. Je vous assure que si je n’avais pas été obligée, dans mon jeune temps, de venir en service pour procurer du pain à mes parents, vous ne m’auriez pas vu soigner des crapules comme vous en êtes tous. Voici dix piastres, espèce de nigaud ! et ne les marquez pas sur la glace. Tâchez de rester chez vous. Si vous aviez, affaire à moi, je vous en ferais une curieuse de ville. Je vous garderais, même s’il fallait vous attacher par une patte à la tête de ma couchette ; ou bien, je vous casserais tellement d’os avec le tisonnier, que vous n’auriez plus envie de décamper ; à moins de vous faire transporter dans un cercueil. Si je commençais à vous la donner la tripotée : j’ai bien le droit, puisque vous avez mes piastres, de vous considérer comme mon garçon.

Elle se dirigea vers le poêle et, saisissant l’arme redoutable :

— Dehors, canaille !

Hubert avait déjà enfilé les corridors. Quand elle ne le vit plus :

— Si ce n’est pas malheureux ; un si bon garçon, venir s’empester dans la ville ! Dieu fasse qu’il n’y revienne pas.

Le jeune homme eut tôt fait de préparer son bagage. Ne croyant pas partir pour longtemps, il n’emportait que l’indispensable. L’esprit inquiet, redoutant un grand malheur, il prit le rapide de minuit pour se rendre dans sa paroisse natale. Peu habitué aux voyages en chemin de fer, trop énervé pour goûter le repos, il passa la nuit sans dormir et à songer :

D’abord, que ferait-il, si par malheur, le père partait ? Alors, il n’y aurait plus personne pour s’opposer à la vente de la terre ; il déciderait les autres membres de la famille et, bien muni d’argent, retournerait vivre à la ville avec sa mère et sa sœur. Les deux femmes, quand il leur vanterait la vie facile dans la vieille capitale, consentiraient facilement à le suivre. « C’est le père qui les retient », pensait-il. Seules, les femmes ne songeraient pas à garder le bien, car elles ne pourraient pas le cultiver. Il n’y aurait donc qu’une solution : la vente. Si le père vivait, eh bien, il était résolu : il retournait à la ville. Après tout, il n’était pas le seul homme capable de cultiver, le vieux n’aurait qu’à se louer un serviteur. Pour lui, il avait vaincu les difficultés du début, il possédait maintenant une bonne position, il n’irait pas tout lâcher pour la culture et la campagne qu’il n’aimait pas. Plus il s’éloignait du lieu de ses déboires, plus il les oubliait ; moins il apercevait le côté pitoyable de la vie qu’il avait menée depuis huit mois. Il se croyait maintenant un véritable débrouillard, un parfait citadin. Il s’imaginait avoir acquis une grande expérience, se trouvait fort supérieur à ses co-paroissiens. À de certains moments, une poignante appréhension le saisissait. Il voyait son père mort, la maison en deuil, la famille en pleurs. Il s’imaginait les jours qui précèdent l’enterrement, puis la sépulture elle-même et le triste retour à la maison. Alors, il se secouait, se disait que d’une maladie bénigne on lui faisait un épouvantail pour le faire revenir.

Pendant le cours de ces réflexions, le convoi roulait toujours. Bientôt, dans l’aube naissante, le jeune homme, sans pouvoir maîtriser un frisson, reconnut les paysages familiers à son enfance. À peine se dessinaient-ils dans les brumes du matin, dans l’obscurité incomplètement vaincue par le jour. Droit devant lui, au-dessus des montagnes de Saint-Simon, les nuages s’éclairaient. Plus élevés que le sol, ils recevaient avant lui les rayons du soleil, s’en paraient comme d’une gaze empourprée, annonçant ainsi aux hommes l’apparition de l’astre. Peu à peu, le pourpre tourna à l’orange, puis au jaune de l’or. Soudain, cette vapeur colorée disparaissait, comme absorbée par le soleil levant.

Hubert n’avait pas encore tout regardé, que déjà le train s’arrêtait à la station. Le jeune homme sauta sur le débarcadère. Sans même regarder s’il y avait des personnes de sa connaissance, préférant n’en pas voir, timide de nature, se sentant un peu coupable, il partit à grands pas pour la maison paternelle. Les douze arpents qui la séparaient de la station furent vite franchis. Quand il l’aperçut de loin, son cœur battit plus fort. En passant le pont qui, sur la propriété de son père, traverse la rivière Chassé, il vit, devant l’étable, plusieurs voitures étrangères. Jean Rioux ne devait donc pas aller mieux. La nombreuse réunion qu’annonçaient tous ces véhicules, n’en devait pas être une de plaisir.

Il n’avait pas fini de traverser le pont, qu’il vit, à la porte de la demeure familiale, un grand crèpe noir que secouait mollement la brise. Au contraire du léger tissu blanc que de loin, en signe de joyeux accueil, l’on agite, et que le plaisir fait danser dans une main heureuse, la lourde banderole noire, symbole de la douleur, pendait flasque, sans vie, à la porte muette.

Hubert en reçut un choc qui le fit pâlir et s’arrêter dans sa marche.

L’implacable glaneuse avait donc cueilli l’épi mûr.

Faisant un effort, il continua d’avancer, mais d’un pas hésitant, furtif, comme craignant le bruit qu’il produisait. Il frappa, mais aussitôt ouvrit la porte, ne voulant pas que, comme un étranger, sous le toit paternel, on eût à lui dire d’entrer.

La maison était pleine de monde : parents, amis, simples connaissances. On parlait à voix basse, sans entrain, pour dire des mots. À l’entrée du fils cadet, les conversations cessèrent subitement : et ce n’était qu’un silence plus complet. Lui, dans une demi inconscience, ne salua pas, ne distingua personne : il ne vit autour de la salle qu’une assemblée de gens muets. Sa sœur Adèle lui sauta au cou et pleura sur son épaule : l’émotion avait devancé la timidité qui, d’ordinaire, maîtrise l’expansion des sentiments. Le frère, pressa tendrement contre lui sa sœur préférée, l’embrassa, puis à pas précipités se dirigea vers la couche funèbre. Là, à genoux, la figure cachée dans les mains, il laissa couler ses pleurs : tous les assistants entendaient ses sanglots. Les hommes, discrets, mais ne pouvant retenir des larmes silencieuses, cherchaient à les cacher : les uns, se penchant, vidaient leurs pipes en les frappant avec bruit : d’autres les allumaient en se levant comme pour se dégourdir les membres : plusieurs sortirent, prétextant une visite aux chevaux. Les femmes, plus nerveuses, ne pouvant cacher leurs plaintes, se dispersèrent isolément dans d’autres pièces.

Hubert, toujours à genoux, pleurait et priait. Implorait-il le pardon, faisait-il des promesses, demandait-il la permission de faire ce qu’il croyait être juste ? À mesure qu’il priait, devant la dépouille de son père, la lumière se faisait en lui. Son erreur, sa faute, son égoïsme, comme autant de témoins accusateurs, se dressaient devant lui ; leurs formes, de plus en plus précises, se dessinaient mieux dans son esprit. Il vit sa conscience, sans voiles, et se reconnut coupable. Les remords, les accusations justifiées, les regrets, les aveux de culpabilité, entremêlés dans son âme, gonflaient sa poitrine de leur masse ; et par des sanglots, se manifestaient à l’extérieur. Il le reconnaissait maintenant : il avait péché, il s’était conduit en égoïste, il avait abandonné son père avec, sur les épaules, un fardeau trop lourd ; il l’avait blessé dans sa fierté, dans son amour ; il l’avait tué moralement, avant de lui enlever la vie corporelle. Sa famille, toutes les personnes affligées, pouvaient bien pleurer, car leurs larmes étaient douces. C’était leur tendresse pour le disparu, leur douleur de le voir parti, qu’elles manifestaient ; mais leur conscience était tranquille ; elles pouvaient regarder le disparu sans baisser les yeux. Pour lui, c’était le remords, la honte du coupable. Il croyait voir son père l’accabler de reproches, le maudire, étendre son bras pour le chasser. Dans sa détresse, comme un enfant, sa pensée se porta vers sa mère. Que pensait-elle ? Qu’allait-elle dire ? Serait-elle le reproche vivant qu’il voyait muet chez son père ? Sa bouche prononcerait-elle les paroles d’anathème qu’il sentait planer dans l’ambiance du mort ? Devait-elle apparaître muette, mais la colère dans le regard, avec l’atroce accusation émanant de sa figure ? Dans son désarroi, son être, rétrogradant vers l’enfance, vers cet âge plus faible, intérieurement cria : « Maman ! »

Celle-ci, réfugiée dans sa chambre, son asile, priait pour le compagnon de sa vie. Avec l’intuition d’une mère, elle devina, au bruit qu’elle entendit, que son fils, son enfant coupable, arrivait. Sa douleur, devenant alors plus tangible, augmenta ; la détresse de sa famille lui parut plus grande, parce que moins, innocente. Elle se recueillit quelques instants ; sa prière, plus ardente, implora Dieu avec plus d’ardeur. Comme si le père de ses enfants avait pu l’entendre avec ses oreilles de chair, elle lui parla à voix basse, l’implora, l’admonesta même en lui rappelant les paroles du Pater, lui demanda de lui communiquer l’énergie dont il avait toujours fait preuve ; et plus forte, se leva.

Les assistants virent, traversant la pièce commune, cette femme simple qui n’avait toujours vécu que pour les siens, qui ne s’était jamais occupée de ce qui se passait en dehors du cercle de sa famille, cette femme du peuple qui n’avait jamais analysé les impressions de sa grande âme ; ils la virent, pâle, dans sa robe de deuil, avec sur le visage une expression toute nouvelle. C’était la douleur courageuse, la résignation chrétienne, c’était la paix d’une conscience pure, le rappel à l’Au-delà : c’était le pardon. Comme son fils en lui-même l’appelait, elle lui mit doucement la main sur l’épaule :

— Viens mon petit garçon.

Il eut un sursaut, se leva vivement et regarda sa mère : une douce paix se répandit en lui.

La mère et son fils se retirèrent pour parler en secret de leurs peines. Hubert avait séché ses larmes. Quand il fut seul avec sa mère, elles recommencèrent à couler, mais moins cuisantes. La brave femme lui parlait doucement, lui racontait toute la tragédie. Le robuste gaillard devenu, dans sa détresse, faible comme un enfant, laissait le baume des paroles maternelles cicatriser les plaies de son cœur. C’était la femme maintenant qui, comme lorsqu’il était au berceau, se montrait forte pour lui. Avec son âme de chrétienne, elle trouvait des paroles qu’elle n’avait pas apprises mais qui sortaient toutes chaudes de son cœur.

— Maman, racontez-moi tout : comment le malheur est-il arrivé, a-t-il bien souffert ?

— Tu sais, mon enfant, quel homme était ton père : l’ouvrage ne lui a jamais fait peur. Il se croyait plus fort que ses chevaux, travaillait plus rudement qu’eux, pour les ménager. Se prétendant d’une constitution pouvant défier la maladie, il considérait les malaises des autres comme des faiblesses qu’il leur reprochait. C’était chez lui une certitude qu’il devait vivre son siècle, ne mourir que par le grand âge seulement. Maladies, accidents, misères de l’esprit et du cœur, rien n’avait prise sur lui : c’était un roc solide. Son bien, sa terre, c’était son grand amour ; il la préférait à nous tous, je crois, bien qu’il ait toujours fait preuve d’une grande bonté pour sa famille. Sa terre était sa passion, et sa passion l’a emporté. Il a voulu tenir tête, il a voulu le garder beau quand même son patrimoine, et son patrimoine l’a tué. Plus ses champs lui étaient cruels, plus il les chérissait ; tout comme je te caressais mieux quand tout petit, tu souffrais et me coûtait des veilles. Tu te souviens qu’il parlait toujours à ses bêtes comme à des êtres intelligents, à des amis. Eh bien, ces derniers temps, il causait de même à ses prés. On aurait cru qu’il perdait la tête ; mais moi je savais que c’était l’amour qui augmentait toujours et débordait.

— Maman, ce pauvre père ! sans doute c’est un péché véniel dont Dieu ne lui tiendra pas compte, mais ne trouvez-vous pas qu’il s’attachait un peu trop aux biens de la terre : ce n’est pas ce que conseille l’Église.

— Mon petit garçon, ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas par amour du gain, ni pour accumuler des richesses inutiles, qu’il agissait ainsi. Quoique sans grande instruction, il professait des idées qu’il avait prises je ne sais où : peut-être dans son sang, comme un héritage des aïeux. Pour lui, la terre ancestrale était un coin du pays que tout patriote doit garder et soigner, à moins de trahir, comme un soldat qui déserte. C’était une donation qu’il tenait des vieux depuis trois siècles, qu’il eût trouvé criminel d’abandonner. Aliéner sa terre eut été à ses yeux une lâcheté aussi basse, que celle d’un père qui vendrait son enfant. Il racontait que plusieurs des siens, pour la garder à leurs descendants, étaient morts aux armées. Sa tâche lui paraissait bien petite devant l’œuvre des ancêtres. Enfin sa terre, son héritage, était sa dévotion, une partie de sa foi. Non, il n’avait pas la passion de l’argent ; car, quand ses champs étaient beaux à voir, ses troupeaux superbes, tout dans l’ordre et la propreté, il était heureux ; ce qu’il retirait de la vente de ses produits l’intéressait moins. Tu te rappelles, le vieux cheval Bonsang, que pendant plusieurs années il a nourri à ne rien faire et qui, sous les yeux humides de son maître, est mort de vieillesse ? Ce n’était pas là la passion de l’argent. Si ton père n’y avait pas été obligé, je crois qu’il n’aurait jamais vendu ni abattu une seule de ses bêtes.

— Oui, mais malgré tout cela, la terre qu’il aimait tant l’a tué.

— Puisqu’il faut avoir une fin, il est préférable de partir par l’amour du bien que de disparaître par la passion du mal. Tu vois l’homme de mer : il sait qu’un jour, comme la plupart des siens, il sera enseveli sous les vagues ; et, à ce qu’on dit, il faut voir comme il l’aime sa marâtre. Il y a des mamans, mon petit, qui sont mortes pour leur fils ou à cause d’eux, et la mort était moins dure. Moi je trouve qu’un homme qui, en partant pour l’autre monde lègue sa belle terre aux siens, n’est pas tout à fait mort. Souvent, ton pauvre père me disait qu’il se figurait toujours voir, ici et là, dans les champs, son père, son grand-père et tous les vieux, jusqu’au premier. « On dirait me confiait-il, qu’ils sortent du cimetière pour venir me voir travailler leurs clos. » S’il aimait tant son héritage, je crois que c’est à cause d’eux, à cause de ses descendants à lui ; il avait cette passion dans le sang.

Penses-tu que l’ouvrier des fabriques voit ainsi ses ancêtres ? Non, car ils sont bien morts ; ils sont oubliés comme s’ils n’avaient jamais vécu.

— A-t-il parlé de moi, maman, m’a-t-il… ?

— La maladie a été courte, mais il a souvent demandé si tu allais venir.

— Sans cette idée de papa, mon départ pour la ville n’aurait pas été un événement.

— Ceux qui n’ont rien à laisser, rien à garder, qui n’ont pas de famille, peuvent bien aller où bon leur semble ; mais tous n’ont pas ce droit.

— Maintenant que ce pauvre père n’est plus, que vous achevez tous de vous tuer ici, je ne vois pas ce qui vous empêcherait de vous reposer un peu : c’est bien assez d’un qui est mort à la peine. J’ai à présent une bonne position ; si cela vous plait, vous me suivrez et nous prendrons maison tous les trois : vous, Adèle et moi. Vous verrez, je serai bon garçon, je m’occuperai de vos aises pour vous faire oublier la peine que je vous ai causée. Vous n’aurez plus à redouter une température défavorable, à travailler dehors par tous les temps ; ce sera le confort et la sécurité. Dites maman, pensez-y et décidez-vous. Nous ferons une bonne vie heureuse, tranquille et exempte d’inquiétude.

La mère, surprise, regarda son fils. C’était plus dur encore que la mort du maître, que d’entendre dire que le vieux n’aurait pas de successeur. De qui tenait-il donc, cet enfant ? L’âme des aïeux s’était-elle transmise de génération en génération pour s’arrêter à celle-là ? Pauvre mère ! Elle y avait pourtant mis toute son éloquence ; malgré l’adoucissement qu’elle en eût reçu, elle n’avait pas même parlé de sa propre douleur ; elle avait cru choisir le moment propice pour frapper un grand coup. Hélas ! son fils n’avait pas compris. La corde qu’elle voulait toucher et faire vibrer, elle n’avait pu la saisir. Cette fibre du cœur qui avait stimulé tant de générations était-elle donc absente chez le plus jeune de la race ? Non, l’enfant n’avait pas compris, ne pouvait pas comprendre, car il ne possédait pas le grand amour ; ou cet amour était enveloppé d’un épais cocon. Sans répondre aux questions de son fils, elle lui dit tristement :

— Je vais aller aider ta sœur, car cette pauvre enfant, malgré son grand courage, est à bout de forces.

Hubert devenu plus calme descendit saluer les assistants. Mais on ne pouvait lui faire fête ; malgré le bon vouloir de chacun, la conversation se traînait, languissante. On s’informait de la ville, mais bien peu, puisqu’on ne la connaissait pas. On ne lui racontait pas les faits divers, car dans la circonstance, ils paraissaient trop insignifiants. Aucun ne lui parlait de la culture, craignant que la chose ne l’intéressât plus. Personne n’osait l’entretenir du disparu, de crainte de blesser un coupable en lui rappelant sa faute. Les femmes parvenaient à dire des riens, plus entre elles qu’au nouveau venu. Le malaise imprégnait la maison. Hubert, dans le foyer des siens, se sentait seul, étranger ; il regrettait même sa triste mansarde de la ville. Ainsi se passa la journée.

Après le souper, Adèle qui, voulant se trouver seule avec son frère, guettait le moment favorable pour lui parler, parvint à le retenir à la cuisine. Avec sa sœur, le jeune homme causait plus librement qu’avec tout autre : elle avait toujours été sa confidente. Assis face à face, les coudes appuyés sur la table desservie et couverte d’une toile cirée, ils parlèrent d’abord avec contrainte ; peu à peu, les langues se délièrent, l’épanchement vint.

— Voyons Hubert, parle-moi donc un peu de ton séjour dans la ville.

Le frère lui détailla les parties de plaisir, l’attrait des théâtres, l’animation des rues, la vie sans surveillance, l’argent sonnante dans le gousset, enfin, tout ce qui le charmait dans la vie de citadin.

— Mon cher frère, lui répondit sa sœur, malgré tous les charmes que tu m’énumères, je ne voudrais pas de ta ville pour une fortune. Pas de chez soi bien à soi, pas un pouce de terrain privé ; des murs tout autour et au-delà l’étranger ? Je m’y sentirais comme dans une prison, j’étoufferais. Le bon air des champs n’y flotte pas ; le grand fleuve, tous les beaux sites qu’ici, en levant seulement les yeux, nous pouvons contempler, et l’herbe verte, et les fleurs, et les arbres, où sont-ils là-bas ? Tu ne vois que la pierre, et la pierre même n’est pas belle.

— Mais, ma sœur, il y a aussi de tout cela dans la ville ; il y a des parcs avec de l’herbe, des fleurs et des arbres ; il y a la terrasse d’où la vue est incomparable.

— Je conviens que Québec est une des villes les mieux situées. Si j’étais obligée d’en adopter une, je choisirais celle-là. Cependant, tes parcs, ta terrasse, on n’est pas toujours dessus, on n’y va que pour une courte promenade et sous les regards d’une foule de curieux. On ne peut rien contempler sans que quelqu’un nous observe. À part cela, des arbres et des fleurs qui ne nous appartiennent pas sont beaucoup moins beaux. Y a-t-il une satisfaction comparable à celle que l’on éprouve quand, après avoir semé une petite graine, on la voit devenir plante, on suit son développement, on la regarde s’épanouir en une gerbe de belles fleurs. Et l’arbre que l’on plante tout petit et qui, après quelques années, nous couvre de son ombre. On se sent l’aide du Créateur ; en soi-même, on est extrêmement fier de cette coopération, et c’est justice.

— Pour tout cela, il te faut un travail ardu : la bêche, le sarclage. Moi. à la ville, je n’ai qu’à regarder.

— Comme tu as des idées difficiles à comprendre ! Être la cause, l’auteur de quelque chose, c’est là qu’est le plaisir. Que me feraient à moi des fleurs qui ont été semées je ne sais quand, par je ne sais qui, dont je ne connais pas le mode de culture et à peine le nom ? Il faut savoir regarder la campagne pour la connaître ; or, la connaître, c’est l’aimer. Ici, je trouve intérêt à tout ; j’étudie le simple brin d’herbe ; que de variétés curieuses je découvre. As-tu examiné soigneusement les fleurs sauvages ? Quelles formes capricieuses on y rencontre ! Chacune pousse en son temps, dans le sol qui lui convient et produit des rejetons qui lui sont semblables. As-tu étudié les insectes et leur mode d’existence ? As-tu constaté comme certains sont d’habiles ouvriers et d’autres d’impitoyables chasseurs ? Et les arbres de toute taille et de toute forme avec la fine dentelure de leurs feuilles ? Chacun, pour un observateur, a son symbole ; l’orme annonce le courage et la force confiante, le peuplier élancé respire l’orgueil, le bouleau paraît pleurer, le mélèze est rêveur, l’érable nous semble gai, l’épinette est mélancolique. Bref, la vie est trop courte pour nous permettre de contempler à notre aise toutes les beautés de la nature.

— La nuit sans lumière électrique dans les rues, quand il fait noir comme dans un four, c’est joli, hein ?

— La nuit ? Mais, c’est splendide. On y entend une foule de bruits, de susurrements, qui ne frappent pas notre oreille durant le jour. Pour moi, les sons de la nuit sont tout différents de ceux du jour ; je trouve minuit plus bruyant que midi. La nuit, j’entends de ma chambre le roulement des vagues, le jour, non. La nuit est plus parfumée que le jour. La nuit !… as-tu jamais regardé le firmament, mon cher frère ? As-tu observé toutes les constellations qui passent devant nos yeux, qui reviennent au même endroit à la même date ? Les chercher dans le ciel par leur position, se dire que telle étoile est éloignée de nous d’un certain nombre d’années lumière, savoir que celle-ci est tant de fois plus grosse que notre soleil, pouvoir appliquer à chacune son nom propre, n’est-ce pas plus amusant que de regarder la rue ? As-tu déjà rencontré des phares électriques disposés, par le génie de l’homme, de plus brillante manière que l’incomparable constellation d’Orion qui, dans nos soirées d’hiver, enjolive la voûte éthérée ? Connais-tu des globes lumineux plus charmants à la vue que Vénus, par les soirs d’été, ou Jupiter en automne, aux premières heures de la nuit ? Et la lune ! n’est-elle pas plus belle au milieu des nuages dont elle fait un panorama toujours changeant, que ton réverbère illuminant la poussière de la rue ? C’est bien là que nous constatons la puissance de Celui qui a créé tous ces mondes, tous ces univers, dont la dimension de chacun, à la mesure de l’homme, est presque infinie.

— Dis donc, ma petite sœur, te voilà une vraie poétesse, une savante. Je sais que tu t’es toujours intéressée aux choses de l’esprit, mais vraiment, je ne te connaissais pas tant de savoir.

— C’est que, mon cher Hubert, j’ai appris à mieux regarder. Pour jouir de ces choses, il faut connaître le moyen de les bien voir. Il ne faut pas les contempler comme l’animal qui rumine au bout du champ, mais comme l’être intelligent et dont l’âme est semblable à son Créateur. Oui, par l’étude, j’ai appris à mieux voir. Certains auteurs : Fabre sur l’entomologie, l’abbé Moreux sur l’astronomie, nous dévoilent des horizons qui, notre vie durant, nous permettent d’admirer sans cesse de nouvelles merveilles.

— Toi, Adèle, tu as toujours eu une tendance à devenir une lettrée, une véritable savante. Comment se fait-il donc que tu puisses te plier aux travaux du ménage, et surtout, au dur labeur des champs ?

— D’abord, pas de flatteries : tu es resté, je pense, un peu pince-sans-rire. Je n’ai qu’un petit bagage de connaissance que je développe de mon mieux. Pour travailler, il n’est pas nécessaire d’être ignare. Le travail d’une personne instruite, surtout celui de la terre, est plus intelligent, plus attrayant que celui de l’automate qui travaille comme le bœuf laboure. Une personne intelligente, — je ne veux pas me mettre en cause — une personne intelligente ne s’ennuie jamais. Comment se fait-il que la campagne t’assomme, toi qui n’es pourtant pas une bête ? Tu vois, notre cher père : son instruction n’était pourtant pas très forte ; eh bien, c’est grâce à lui, cependant, si je suis devenue une observatrice de la nature. Quand je le voyais, malgré son âge, abandonner les méthodes surannées, pour appliquer à la culture, à l’élevage, un système nouveau, plus attrayant, plus lucratif, j’en concluais que mes connaissances pouvaient me permettre de mieux comprendre mon ouvrage. Aussi, comment aurait-il pu ne pas aimer son labeur, et sa terre citée comme la plus belle à plusieurs lieues à la ronde.

— Adèle, écoute : j’en ai les oreilles cassées de cette lubie ; on n’entend parler que de la terre et de la campagne. Eh bien, je te le dis franchement : je n’en veux plus de cette histoire. À la ville, j’ai une bonne position, je fais mes dix heures d’ouvrage, et après : c’est fini.

— Pauvre frère ! Oui, on te débouche les oreilles, mais tu n’entends pas plus ; on t’éclaircit la vue jusqu’à t’en crever les yeux, mais tu ne veux pas regarder. Ton travail dans les fabriques ! il est comparable à celui d’un cheval qui, toute la journée et tous les jours, tourne le cabestan. Pas plus de joie, pas plus d’ambition, pas plus d’attrait. Tu manœuvres comme une machine dont le ressort serait monté pour dix heures.

La brave jeune fille, s’enflammant, se leva avec l’éclat de l’héroïsme dans les yeux.

— Non, sois tranquille : on ne t’en parlera plus de la terre puisqu’elle te dégoûte. Mais, sache-le bien : la terre ne mourra pas, elle vivra grande et belle. Puisque tu la renies, toi son maître légitime, c’est moi, faible femme, qui la ferai vivre. La terre vivra, et je la ferai si bien produire qu’elle paiera ses ouvriers. La terre vivra quand il me faudrait tenir moi-même la charrue. La terre vivra et sera toujours la terre des Rioux. La terre vivra, et le père, et tous les vieux, seront contents. Puisque tu trahis, puisque tu refuses de l’être, c’est moi maintenant qui suis le maître de la terre ; c’est moi qui suis le chef de la famille ; c’est moi qui continue la lignée des ancêtres. Et sois-en certain : la lignée des aïeux ne s’éteindra qu’avec ma mort.

L’héroïque jeune fille, surexcitée, se retira, ne voulant pas trop humilier son frère qu’elle aimait malgré tout. Le jeune homme, confondu, mais, à cause des contradictions et des coups de cravache à son orgueil, plus buté que jamais, ne put s’empêcher d’admirer sa sœur et de se dire :

« Pauvre et chère Adèle ! c’est bien le père avec son sang bouillant, ses yeux enflammés et son courage : c’est bien le père : le père n’est pas mort ! »

Dans la salle commune, on avait bien entendu les derniers éclats de voix, mais sans distinguer les paroles. Quand on vit paraître la jeune fille, avec son port noble et fier comme une cause sublime, avec son air de chef qui commande ; les yeux humides, mais brillants de l’ardeur de son âme, on resta surpris, mais on crut, qu’en parlant de son père, elle s’était attendrie plus que de raison. Nul ne se doutait du serment qu’elle venait de prononcer, ni de sa renonciation aux plaisirs du foyer, aux joies de l’épouse et de la mère, pour se consacrer à la grande amie des siens, à la terre ancestrale. Plusieurs se demandaient si Hubert Rioux resterait, et ce que deviendrait la terre après son départ. Quelques-uns, escomptant la nécessité de vendre, la convoitaient déjà, espérant l’acheter pour un prix modique. On fut un peu étonné d’entendre Adèle s’informer si Jules Leblond, un ouvrier agricole, viendrait travailler pour elle. On le fut encore plus quand, vers dix heures, on la vit se rendre à l’étable, et promener sur les troupeaux le regard inquisiteur du maître.

Un seul, Paul Lavoie, l’ancien fiancé, vaincu par un amour plus grand que le sien, devina avec son cœur, l’irrévocable décision que la jeune fille avait prise.

Pour la mère, il n’y avait ni surprise, ni énigme à déchiffrer. Autant elle ne doutait pas de sa foi, autant elle était certaine que même sans son fils, il y aurait toujours un maître. Tout comme la rivière qui, après une crue de ses eaux, reprend son lit normal ; tout comme la nature qui, en se procréant, se répète, la terre, dans l’esprit de la veuve, devait infailliblement revenir aux siens. Mais ce qu’elle ne soupçonnait pas, c’est que, dans cette minute, l’atavisme avait parlé et vaincu la chair ; c’est qu’elle ne serait jamais grand’mère par sa fille.