La maison de librairie Beauchemin (p. 228-240).

XXXI


La soirée s’était-elle prolongée longtemps ? Non ; trop de misère matérielle et morale, avait envahi le modeste foyer durant les derniers dix mois écoulés.

L’atmosphère en était alourdie et chagrine en dépit de l’élément nouveau qui venait d’y pénétrer avec l’entrée de Yves. Lui-même n’osait parler. Sa propre émotion, la crainte de susciter par ses interrogations des visions lugubres, l’emportaient sur sa curiosité. Ses voisins, avides, on n’en doute pas, de revoir le grand voyageur, s’étaient abstenus de se présenter le premier soir ; seule la nuit descendue de la haute montagne était venue mettre son deuil sur les personnes et sur les choses. Elle était entrée et s’était logée librement au foyer comme une amie, comme une complice consciente des pensées et des sentiments qui les obsédaient tous. Et dans ce milieu assombri, les longs silences, les sanglots irrépressibles de Marcelle parlaient plus souvent et plus éloquemment que les paroles articulées.

Bientôt Yves comprit qu’il valait mieux, pour l’heure, mettre un terme à cette situation angoissante. Sous le prétexte de dépouiller son uniforme militaire qui l’enserrait depuis vingt-quatre heures, il exprima le désir de se retirer.

Marcelle alluma une bougie et les trois affligés, le père Beaumont en tête, montèrent lentement et silencieusement le fruste escalier qui conduisait à la chambre destinée à Yves, la même qu’il avait autrefois occupée.

Certes, elle n’était pas luxueuse cette chambre, mais Marcelle l’avait ornée de tout ce que, en la circonstance, elle avait pu réunir en vue de réjouir celui qu’elle aimait comme un grand frère. Quelques fleurs printanières ; un portrait où, sous l’archaïque costume strié de lignes blanches, apparaissait le collégien de jadis ; un autre portrait de Lucas et de Yves qu’aux jours de leur petite enfance un photographe ambulant avait fait très-beau, sinon ressemblant, en y mettant du carmin aux joues et de l’or au plastron ; des vieux meubles de famille et, dans tous les coins, le pénétrant arôme du foin d’odeur que les mères canadiennes ont accoutumé de semer partout ; bref, un ensemble d’objets inanimés qui palpitaient cependant, avaient tous leur histoire et d’où jaillissait un cortège de souvenirs que l’âme de Yves s’était mise à savourer pieusement.

Une fois seul, il était aussitôt retourné vers le naïf portrait qui les représentait, serrés l’un contre l’autre, Lucas et lui. En reconnaissant leurs mines d’enfant, gauches et embarrassées, il n’avait d’abord pu retenir un sourire, mais quelque chose de poignant avait sans doute tout de suite pénétré son âme, car il avait tristement détourné son regard, son esprit absorbé dans je ne sais quelle songerie amère.

Son rêve — un rêve à yeux ouverts — ajouta encore à sa sensation en déroulant le film de son existence encore courte, mais si inégale et jonchée de débris.

Il dormit peu. Le coq matinal, les beuglements lointains des bestiaux, le concert des oiseaux saluant à leur façon le réveil de la nature canadienne, tout l’avait invité à descendre aussitôt le jour venu.

Au surplus, il lui tardait de visiter seul, et sous l’empire de sentiments intimes, les abords de la maison et les dépendances familières dont l’enfant de la campagne, devenu homme et même homme des villes, revoit toujours avec un contentement inexprimable les recoins et les mystères.

À pas légers, son pied déjà réapprivoisé aux marches raides de l’étroit escalier qu’il avait si souvent parcouru autrefois, il s’était échappé sans bruit.

Hélas ! ce fut pour constater à maints indices que l’œil et la main du maître avaient pendant longtemps manqué d’exercer leur action réparatrice. Les « bâtiments » délabrés et veufs de leurs portes, les clôtures écrasées, le sol envahi par les hautes herbes parasitaires, ce désarroi général que l’activité diligente du père Beaumont, prise par les besoins plus pressés de la terre elle-même, n’avait encore réussi à corriger, tout lui criait leur abandon et l’implorait comme un sauveur.

Il subit, en ce premier contact avec la ferme natale, une emprise qui l’accabla, tel un cauchemar. Ce fut dans son âme comme la montée étrange de mille sensations inconnues, la plainte suppliante de tous ceux de chez lui — disparus ou absents — dont il lui avait semblé reconnaître, ici et là, la trace lointaine ou les pas encore ineffacés.

Après avoir erré quelque temps aux alentours, retrouvant un souvenir à chaque sillon, il s’était acheminé, l’œil humide, vers la maison. Mais une voix l’avait interpellé ; le père de Beaumont se hâtait à sa rencontre.

— « Viens, Yves… Il ne faut pas que tu restes sur cette vilaine impression. Tu n’as vu que le mauvais aspect des choses… mes vieux bras n’ont pu suffire à tout, vois-tu ?… Viens, ce sont les moissons, les pâturages, l’effort toujours fidèle et généreux de notre bonne terre qu’il importe de constater. »

Désignant d’un regard l’étendue elle-même de la ferme, il l’avait entraîné doucement comme pour l’associer à son admiration.

Ils traversèrent les près, les bois de la « sucrerie » pleins de chuchotements mystérieux, les plantureuses moissons dont les balancements ondulaient avec mollesse aux sommets des coteaux.

Le père battant la marche, il s’arrêtait avec orgueil à tout instant pour faire contempler à Yves telle pièce de céréales dont le rendement allait être prodigieux, telle autre, trop négligée par Lucas pour donner encore abondamment, mais dont la fécondité, demeurait évidente. Puis il l’avait conduit dans les parcs verdoyants, parmi les chevaux de labours, au milieu des vaches laitières qui lourdes de lait ruminaient en clignotant de leurs grands yeux vagues.

Du point élevé qu’ils avaient atteint à ce moment, la vue s’étendait sur le Richelieu, embrassait les plaines endormies de Belœil et de Saint-Basile. Yves reconnut les hautes cheminées de la Poudrerie qui se découpaient sur l’horizon et dont la fumée fuyait en flocons noirâtres. Repris par ses illusions éteintes, il demanda au bout d’un temps :

— « Je serais bien curieux de savoir qui me remplace aujourd’hui dans la direction du laboratoire ? »

Sans répondre, le père Beaumont avait simplement ébauché un geste indifférent, suivi d’une contraction rapide de lèvres qui voulait à peu près dire : « À quoi cela te servirait-il ? Tu as bon cœur de te préoccuper encore du passé. »

Puis zigzaguant à travers les arbres, se courbant sous les branches abaissées des pommiers, ils étaient redescendus en longeant les vergers. Tantôt c’étaient des champs de blé d’Inde, tantôt des carrés de choux ou de patates qu’ils traversaient, mais partout une joyeuse et bourdonnante rumeur montait du sol généreux dont la fécondité s’exhalait par chaque tige.

— « Hein ! penses-tu, Yves, combien elle a peu de rancune, la vieille terre de chez nous », répétait le père Beaumont avec ravissement.

Et après un brusque détour à l’angle du jardin, le toit familial lui-même, encore embué des vapeurs matutinales, avait réapparu soudain à leurs yeux. Comme d’une poitrine, il en montait une haleine impalpable et douce. Il sembla à Yves qu’il ne l’avait jamais vu sous un tel aspect de caresse, avec ce charme grave et pénétrant que la mousse successive des années paraissait avoir attaché à chacune des fenêtres, et un long soupir d’attendrissement lui serra le cœur. Il n’avait pas prévu que c’était là le sourire accueillant que tiennent en réserve les nids désertés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entre-temps, les voisins avaient commencé d’arriver.

Il en vint plusieurs, ses amis personnels, quelques amis de Lucas, les vieux voisins de la famille Beaumont qu’aucun n’avait délaissée dans son infortune.

Tous étaient désireux de connaître quelque chose de ces Boers opiniâtres que les journaux avaient popularisés. Yves avait hâte de leur apprendre que ces braves gens étaient des « habitants » semblables aux Canadiens : des idolâtres de la terre.

— « Comme nous, leur dit-il, ils cultivent le sol depuis près de trois siècles. Ils possèdent de vertes prairies et des pâturages sans fin. Leur figure respire le calme et la force que donne le contact journalier avec la terre. Je ne vous dirai pas combien de fois j’ai eu l’illusion de vous apercevoir, vous Lusignan et toi Rémi, au milieu des herbes touffues du veldt. Oh ! cette guerre est une triste aventure ; le soldat, quel qu’il soit, se prend à gémir en se constituant l’ennemi de ces fidèles fermiers. Ils vivaient heureux avec leurs mœurs d’un autre âge. Ils n’avaient qu’une crainte : la venue de l’Anglais. Et l’Anglais est venu. Il a construit des chemins de fer, bâti des villes, ouvert des industries et pour se compenser des grands biens qu’il leur apportait, il a exploité à son bénéfice leurs mines fabuleusement riches d’or et de diamant. Mais il leur a laissé le sol dans lequel ils se sont tenus enracinés. C’est dans ce sol qu’ils trouvent le bonheur et qu’ils ont puisé l’héroïsme avec lequel ils ont lutté.

Yves ne révéla point comment se fit, en sa conscience et ses actes, l’accord de son serment de fidélité à ses chefs avec son admiration pour les ennemis qu’il avait eu à combattre.

Ce qui resta de ses paroles, ce fut, dans l’esprit des auditeurs, un amour plus profond du sol qui peut faire germer de tels héros et, en son propre esprit, un attrait plus prononcé pour la vie rurale si propre à les achever.

Le père de Beaumont l’avait écouté avec émotion. Lui qui était né au bruit du canon de 1837, dont le père avait fait le coup de feu contre l’Anglais, qui avait vécu dans cette paroisse de Saint-Hilaire dont chaque famille avait fourni un fils à la bataille de Saint-Charles, en attendant de l’enrôler pour la lutte pacifique de la terre, il avait suivi Yves avec un véritable orgueil dans son récit. Il aurait souhaité que toute la paroisse, que les deux rives du Richelieu entendissent le soldat du Transvaal se joindre ainsi à l’employé de la Poudrerie pour proclamer la justesse de la thèse qu’il avait toujours intérieurement soutenue : Arcbouter avant tout sur le sol l’essor de notre race.

C’est pourquoi, le lendemain, il s’était empressé de lui proposer de descendre au village après le dîner.

— « Fort bien, fit Yves, avec joie. Il me semble que je n’ai pas marché à mon gré depuis un siècle ; je me sens des fourmis dans les jambes. »

— « Tu n’ajoutes pas en même temps une piqûre au cœur ? » reprit le père Beaumont, avec un sourire complice destiné à lui démontrer que, après son départ, il avait découvert et analysé des secrètes angoisses de sa vie.

Et comme Yves restait décontenancé, il avait ajouté pour l’encourager aux aveux :

— « Tu n’avais pas prévu, en t’enfuyant là-bas, que les canons boers ne tonneraient pas encore assez fort pour t’assourdir le cœur ?… Car il a continué tout de même de battre, n’est-ce pas, mon Yves ? Et qui sait, peut-être simplement à l’unisson de celui de Jacqueline… »

En l’écoutant dire, Yves avait éprouvé un épanouissement subit de toutes ses fibres intimes. De savoir son secret partagé lui avait tout à coup enlevé des épaules comme un pan de roc écrasant. Il resta un instant sans voix, ses mains seules cherchant dans une affectueuse poignée à traduire sa reconnaissance.

— « C’est bon, mets ton uniforme, il te va bien. Nous irons ensemble saluer le docteur Duvert, » acheva le père de Beaumont.

Le docteur les attendait. Quelque chose lui avait annoncé leur présence au premier coup de la sonnette. Il se porta vivement à leur rencontre.

— « Oh ! brave soldat, et vous le père, comment allez-vous tous deux ? Ce gaillard que j’ai mis au monde, le voilà devenu un héros. Mais dis-moi tout de suite, n’as-tu pas hésité certaines fois à faire feu sur ces paisibles burghers ? Pour moi, la main m’aurait tremblé, car j’ai appris à les aimer. Leur résistance m’a conquis. Paul Kruger, Botha, Joubert — presque un Canadien — restent grands dans leur défaite à l’égal de Roberts et de Baden-Powell, leurs vainqueurs. Cette tache de sang sur la terre d’Afrique ne s’effacera pas du souvenir des populations et je me demande de quel côté inclinera la balance de l’histoire impartiale. C’est un peu, beaucoup, notre propre histoire, vois-tu ? Est-ce que nous avons perdu, nous, dans le sentiment public, et même en l’esprit de nos vainqueurs, par nos équipées de 1837 et de 1838 ?

Le docteur ne savait plus se taire une fois engagé sur ce thème longtemps médité.

Yves avait à peine interposé quelques courtes paroles d’assentiment, quoiqu’il brûlât tout le temps du désir de remercier et d’interroger à son tour. Mais, des phrases qu’il avait retournées en route, aucune ne parvenait maintenant à s’échapper de ses lèvres. Pendant qu’il écoutait distraitement le docteur discourir, un autre son avait commencé de vibrer dans son esprit et c’était l’accent de cette voix, muette, sans timbre — la même qui sous les arbres du chemin s’était si douloureusement brisée dans l’adieu du départ — qui l’accablait de plus en plus et le reportait tout à coup à sa même gêne sauvage d’autrefois.

Il se rendit compte cependant de l’anomalie de son attitude. Lui et les siens étaient redevables d’une reconnaissance trop vive envers Jacqueline pour qu’il n’y fît point une allusion sympathique. À la fin, il se risqua timidement :

— « Mademoiselle Duvert, comment se porte-t-elle ? Les touchantes bontés qu’elle nous a prodiguées à tous, ainsi que vous-même, docteur, m’ont profondément ému et croyez bien que… »

— « Oh ! Jacqueline ? mon « assistante » toujours active, toujours dévouée, un peu concentrée parfois dans la solitude où nous vivons. Viens donc, Jacqueline… viens saluer notre aventureux Yves… peut-être t’apporte-t-il de là-bas le plus intéressant chapitre du roman que tu élabores ? » acheva-t-il dans un rire narquois.

Jacqueline n’était pas loin. Les paroles ardentes de son père l’avaient renseignée, dès les premiers mots, sur la qualité des visiteurs et son cœur n’avait pas tardé à bondir en petits galops précipités.

Mais il y avait encore pour la renseigner la vieille Marianne, accourue toute fière et surexcitée auprès d’elle, et qui, reluquant de derrière un paravent, lui soufflait avec insistance à voix basse : — « Oui, c’est Yves… C’est Yves qui est revenu… Va donc, Jacqueline… va donc. »

Jacqueline fit un effort et entra prête à manifester son contentement par le geste amical de la main tendue. À la vue du beau militaire qui, brusque comme un ressort, s’était levé, et s’inclinait maintenant sur sa main, une flamme de tendresse admirative avait rapidement traversé ses yeux. Mais aussitôt ses traits se détendirent et d’un large regard elle enveloppa Yves comme pour fouiller tout de suite ce qui lui restait encore au cœur d’ardeurs vivantes ou éteintes. Se raidissant dans un sourire forcé, elle s’était assise palpitante.

— « Et oui, » fit aussitôt la verve inlassable du docteur, « le voici, ce revenant d’un autre continent, d’un autre hémisphère, et nous le garderons pour toujours. N’est-ce pas qu’il n’y a rien, sous la calotte des cieux, de plus attirant, de plus enchanteur que la petite campagne de chez nous, avec sa rivière, sa montagne, ses vergers, ses champs, ses actifs « habitants » et qu’il fait bon de revenir dans ce charmant milieu ? »

— « C’est une confession que vous me demandez, docteur ? Eh ! bien, continua Yves, ému par la présence de Jacqueline, « je confesse que vos sentiments sont devenus les miens. Étant enfant je répétais, sans comprendre le sens caché des mots, la naïve complainte dont grand-mère Beaumont accompagnait toujours le ronflement de son rouet : « Rendez-moi mon beau pays, mes bois, ma liberté. » Plus tard, à l’usine, dans le laboratoire qui a trahi mes ambitions tout en me procurant une expérience et des connaissances qui me consolent de mes échecs, je chantonnais le même refrain sans y mettre beaucoup plus de conviction. Mais là-bas, à travers les nostalgiques visions que me renvoyaient les êtres bénis d’ici, je l’ai crié à tous les échos. Je l’ai crié aux ondulations du veldt immense, aux rives de la Tugela, aux murs de Ladysmith, aux oiseaux voyageurs que l’hiver méridional chassait vers ma patrie, et aujourd’hui, que je me revois en possession de ces biens que j’avais follement tenté de fuir, il me semble que cette fois le bonheur cherche lui-même à me retenir. »

Il finit en se tournant vers Jacqueline, comme pour la prendre à témoin et lui faire hommage de son uniforme, de ses aspirations scientifiques et industrielles, de tout son passé instable dont il s’apprêtait à faire le sacrifice.

Ni Jacqueline, ni le père de Beaumont n’avaient encore ouvert la bouche.

Elle, parce que, à la sensation première qui l’avait si fortement émue en entrant, avait aussitôt succédé le tourment de cœur qui la torturait constamment : cette indifférence menteuse que son honneur et sa délicatesse héroïque de femme semblaient lui commander implacablement d’opposer, comme une impénétrable barrure, au touchant amour de Yves.

Lui, le père Beaumont, s’était pareillement tu parce que les paroles de Yves l’avaient reporté à trente ans en arrière. Ces sentiments, il les avait éprouvés, il les avait vécus dans la joie jusqu’au jour où l’infortune les avait assombris sans les effacer. Et d’entendre son fils lui révéler un autre lui-même, d’espérer de le voir se disposer un jour à le prolonger pour ainsi dire, dans sa lignée aussi bien que dans sa carrière de travailleur de la terre, cela avait enchaîné sa langue et l’avait tenu dans une profonde méditation muette.

Il ne sortit de son silence que pour prononcer :

— « N’abusons pas de l’accueil bienveillant de monsieur le Docteur. »

— « Permettez-moi de revenir, » ajouta Yves à son tour en lui pressant la main. « Vous m’avez fait du bien. »

— « Oui, revenez, nous causerons encore. Je connais parfaitement la campagne que vous avez menée. Un compagnon d’armes ne saurait vous en entretenir mieux que moi. »

— « Au revoir, monsieur Yves », prononça Jacqueline à son tour, lentement, comme si elle eût cherché à retourner dans son esprit le sens de cette invite.