La maison de librairie Beauchemin (p. 215-227).

XXX


Le docteur Duvert était descendu ce jour-là en souriant de l’ancien cabriolet à ressort avec lequel il faisait corps depuis au-delà de trente ans et qui — pluie ou soleil — lui servait de véhicule pour ses courses aux malades. Jetant les guides à son domestique, il avait allègrement escaladé le perron.

— « Tous nos malades vont mieux ce matin, Jacqueline, » s’empressa-t-il d’annoncer en pénétrant dans son cabinet, « et par surcroît de veine, je crois avoir — sans le secours de la moindre lanterne — trouvé, chemin faisant, un homme heureux : le père de Beaumont. »

— « À cause du retour de Yves, je parie ? »

— « Tu le savais ?… Il faisait si bon, de voir la rayonnante fierté avec laquelle le vieux me montrait son fils l’accompagnant dans l’inspection de ses champs, que j’en ai retenu au cœur une véritable allégresse. Il aura bien mérité en tous cas cette tardive consolation, lui que le sort acharné semble depuis quelques années traquer et accabler sans arrêt… Sa femme foudroyée en un clin d’œil, tu te souviens ? son fils Yves qui va porter aux balles boers ou à la fièvre jaune — à l’autre bout du monde — sa jeunesse découragée ; cet autre, plus éteint aujourd’hui que sous une pierre tombale et qui, après avoir ruiné son foyer, gâché sa vie dans l’alcool, fuit la justice de son pays ; son petit-fils Gérard, étranglé par le croup… et Marcelle abandonnée, et lui-même, le pauvre vieux, offrant le spectacle navrant de ramasser les morceaux épars de la terre ancestrale, et, de son souffle et de ses mains, de chercher à leur redonner une âme… « Quelle succession tragique d’événements à subir pour une même famille !… N’est-ce pas, Jacqueline ? »

— « Il semble, en effet, que la justice n’est souvent qu’une dérision… ou mieux qu’elle n’existe pas du tout. »

— « Nous ne leur avons point, en tous cas, marchandé nos sympathies, à ces pauvres gens, et si nous eussions pu les garantir contre… »

— « Mais loin de là, l’on dirait que nous leur portons malheur, » interrompit tout à coup Jacqueline, cédant à une obsession dont elle ne se sentait plus maîtresse.

Le docteur Duvert resta un instant déconcerté devant l’accent étrangement convaincu de sa fille.

— « Ta sensibilité t’égare, ma pauvre Jacqueline ; c’est à tort que tu laisses ta vision se troubler devant les coups du Destin… Leur brutalité te déroute ?… Ne t’ai-je pas toujours soutenu, petite, que les histoires truquées et menteuses des livres préparaient mal aux histoires de la vie ?… Tu commences tout simplement à voir l’envers des plans et des romans de « Bibliothèque rose » dont tu m’exposais toi-même si ingénûment la trame, il y a à peine quelque temps… Te rappelles-tu ? »

— « Non, je ne me rappelle rien ; je ne veux plus rien me rappeler, » murmura Jacqueline avec un sourire contraint.

— « Pourquoi dis-tu que nous leur portons malheur ?… D’où te vient cette singulière réflexion ? »

Elle resta hésitante, cherchant très vite dans ses idées confuses une réponse propre à travestir le sens vrai des paroles qui venaient de lui échapper.

— « Vois donc : si tu n’eusses pas été absent… tu te serais rendu à l’appel de Lucas… tu lui aurais peut-être encore sauvé son petit Gérard ?… Rien ne serait alors arrivé… »

D’un assentiment de la tête, le docteur Duvert avait paru lui donner raison.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Yves était en effet arrivé de la veille.

Depuis déjà plusieurs jours, le père de Beaumont guettait le courrier quotidien, se tenait à l’affût des nouvelles. Il avait vu par les journaux que le « Sardinian » qui lui ramenait son fils en même temps qu’un groupe considérable d’autres jeunes volontaires canadiens, avait été finalement signalé.

— « Le navire est entré dans le golfe » annonça-t-il avec joie, à Marcelle, un bon soir qu’il arrivait du village. Se basant sur les dernières dépêches, il s’était aussitôt mis à supputer mentalement les distances, un peu contrarié en lui-même à cause des réceptions officielles que l’on projetait, ici et là, et qui sans doute allaient entraîner des retards.

— « Il ne sera pas ici avant trois ou quatre jours », avait-il conclu amèrement, comme frustré dans ses droits et sa tendresse de père au profit d’étrangers.

Mais, à l’opposé de ses prévisions, son voisin Lusignan était accouru dès le lendemain lui apporter un télégramme dont on l’avait chargé en passant au bureau. Devinant tout de suite qu’il était de Yves, le vieux Beaumont l’avait ouvert avec empressement. Il lut : « Arriverai à Saint-Hilaire à cinq heures… express maritime… Vous embrasse tous. Yves. »

Il avait pourtant été bien pur le sursaut d’allégresse qu’il avait éprouvé à la nouvelle de l’arrivée prochaine de son fils, mais il est si vrai qu’aucune joie humaine ne puisse naître ici-bas sans qu’une ombre ne s’interpose aussitôt et n’en altère la sérénité, qu’à l’heure où tous ses vœux allaient être satisfaits il sentit à la même minute un serrement peser sur sa poitrine : C’était à la fois l’appréhension cuisante d’avoir à annoncer à Yves le départ sans retour possible de Lucas et la stupéfaction que d’avance il imaginait sur sa figure.

Qu’importe, c’était à un de Beaumont, doublé d’un soldat, qu’il allait s’adresser et pour quiconque porte ces deux titres, avait-il fermement réfléchi, il ne pouvait y avoir matière à honte ou à mépris dans l’acte de fureur aveugle de Lucas… N’était-ce pas en somme son enfant qu’il avait vengé ?… Il saura bien tout expliquer.

Raisonnant ainsi en lui-même, il était parvenu à refouler les soucis qui l’assiégeaient, et de nouveau il n’avait plus vu que son Yves descendant du train, la figure irradiée.

Aussi n’était-il guère plus de quatre heures, le lendemain, que déjà le père de Beaumont guettait l’arrivée du convoi.

— « Vous avez amplement de temps », lui avait en vain crié Marcelle au départ. Il s’était quand même hâté de se mettre en route, à cause de Rougeaud, dont il prétextait l’allure un peu lente, mais qu’il avait de préférence choisi parce qu’il le savait impassible comme un sémaphore, dans le voisinage assourdissant des gares.

Et maintenant qu’il arpentait fiévreusement la plate-forme, il pensait à cette même route qu’il avait parcourue l’an passé, à pieds cette fois, à côté de Yves qu’il accompagnait pour son lointain départ au Transvaal. Il en récapitulait les incidents : la séparation émue d’avec Lucas et Marcelle : le geste inattendu de Jacqueline et ce long regard d’adieu sur lequel il avait si souvent réfléchi plus tard, sans en rien dire ; et puis la dernière et rapide pressée de mains à travers l’étroite fenêtre du wagon… Il ne s’était écoulé qu’une année depuis, néanmoins que de bouleversements Yves allait trouver…

Perdu dans ses réflexions, il sursauta en entendant le tintamarre subit de l’entrée en gare de l’express. Fouillant aussitôt du regard chacune des voitures, il s’était embusqué à distance, l’œil inquiet, épiant la sortie des voyageurs. Ces derniers commençaient déjà à s’éloigner, mêlés aux curieux ou entraînés par les cochers, lorsqu’il entendit :

— « Ah ! le vieux père », et il se sentit aussitôt étreint, presque soulevé, par la caresse de deux bras jetés serrés à son cou.

— « Yves », s’était-il écrié spontanément, en l’étreignait à son tour. « En uniforme ?… C’est donc ça, pauvre Yves, que je ne t’ai nullement reconnu à la descente du train… Je t’attendais si peu dans cette tenue. »

Impatient de l’avoir à lui, de l’arracher aux poignées de mains et aux interrogations dont certains amis, témoins de son arrivée, se préparaient à l’assiéger, il l’avait entraîné : « Viens, Yves. »

— « C’est vous, vieux père, c’est Saint-Hilaire, c’est la Montagne, que je revois enfin de nouveau, » s’exclamait à tout propos Yves, en promenant son regard, comme pour mieux se convaincre de son retour et de sa présence. « Que je suis content de vous retrouver. »

— « Et moi donc ? »… Et il l’examinait affectueusement avec orgueil. « Tu es changé, sais-tu ?… grandi, il me semble, et grillé… Pour ça je m’y attendais, la mer, le soleil d’Afrique… L’esentiel c’est que tu nous sois revenu sain et sauf. »

— « Tiens, Rougeaud !… il dure encore », fit Yves, en reconnaissant le vieux cheval, immobile dans la cour de la gare.

Ils s’étaient tous deux installés dans la voiture et le père de Beaumont avait aussitôt fait claquer son fouet pour commander le départ.

C’est vrai que cette année de camp, de marches forcées et de grand air, avait produit un changement physique notable chez Yves. Son teint bruni, son visage durci par l’effort, donnaient maintenant à sa personne entière une plus mâle allure. Il semblait aussi avoir retenu de son habitude de scruter les mouvements lointains de l’ennemi, et d’y faire face avec décision et élan, quelque chose de plus résolu qui le transformait. Ses mains pareillement, quoique toujours élégantes et souples, avaient acquis je ne sais quoi de rudesse nerveuse et ferme dans le maniement des durs outils de guerre et dans le creusement précipité des tranchées.

C’était toute l’énergique prestance de Lucas, — tel qu’il apparaissait dans ses champs — que Yves rappelait tout à coup.

Le père Beaumont avait eu le temps de faire déjà cette constatation.

Il continuait de l’examiner avec admiration.

— « Cela ne te coûtera pas au moins de quitter ton uniforme ? »

— « Loin de là, vieux père… Il aurait si peu d’à propos d’ailleurs, sur les bords du Richelieu… Oh, mais il y avait d’autres genres de vêtements aussi là-bas. Souvent vous auriez cru reconnaître de vos propres gens de Saint-Hilaire sous le costume burgher. »

— « Oui, tu nous le notais dans une de tes lettres… J’ai hâte de t’entendre nous raconter tout ça. »

Mais ce n’était pas de ces choses que Yves voulait aujourd’hui parler, car deux ou trois questions parurent se presser à la fois sur ses lèvres. Après un moment d’hésitation, il ajouta, seulement :

— « Vous aussi vous devez avoir beaucoup à me dire, n’est-ce pas ? »

— « Oui, beaucoup en effet, mon Yves… Si tu savais, mon pauvre Yves »… répliqua sourdement le père Beaumont, la pensée déjà pleine du souvenir de Lucas.

Sans le regarder, au seul tremblement de sa voix, Yves perçut que le moment douloureux qu’il appréhendait était déjà arrivé, et pour lui épargner le supplice des confidences, l’assurer tout de suite avec fierté que lui aussi ne condamnait pas, ne rougissait pas, n’avait personne à renier, il s’empressa de reprendre :

— « Je sais tout… tout… Nous pouvons passer le front haut, vieux père… Lucas ne reste-t-il pas un homme de cœur aux yeux de ceux qui sont eux-mêmes des hommes de cœur ?… Se trouve-t-il quelqu’un pour le blâmer ? »

— « Tu sais tout, vrai ? » avait murmuré le père Beaumont, dans un bégaiement attendri où se reflétait sa joie de sentir enfin s’évanouir le tourment si longtemps redouté : celui d’entendre jaillir des lèvres révoltées de Yves des paroles de condamnation et de mépris à l’adresse de Lucas. — « Tu sais tout : Nous te croyions si mal placé là-bas, pour juger juste, que nous n’avons jamais osé t’en rien dire… jamais osé… »

— « C’est longtemps après, par un numéro du Soleil qui se trouvait par hasard entre les mains de mon ami Larue, que j’ai tout connu… J’ai bien compris la raison de votre silence et pour ne point vous chagriner davantage j’ai feint moi-même de tout ignorer… Ce fut là constamment ma pire torture de refouler cruellement en moi le cri de solidarité que j’eusse tant désiré vous jeter. »

— « Quel brave cœur tu es demeuré, cher Yves… Alors, tu comprends, j’ai dû reprendre le chemin de la ferme abandonnée et l’exploiter de nouveau… Il ne fallait point qu’elle te quittât comme l’autre, sans que tu la revoies et que tu lui dises adieu, n’est-ce pas ? »

— « Sans lui dire adieu ?… Vous songiez à vous en séparer, » demanda Yves avec anxiété, cherchant à la fois du regard à s’orienter et à découvrir dans le renflement des coteaux le vieux toit familier.

— « Non, ce n’est pas ce à quoi je songe, Yves… Je prévois seulement que mes deux pauvres bras, un peu déshabitués de la tâche, ne sauraient longtemps résister… et que… » Il s’arrêta court ne voulant pas laisser sa voix trahir l’émotion qui de plus en plus l’étreignait.

Ils avaient maintenant atteint le village ainsi que la petite église qui, discrètement enfouie dans un bosquet d’érables, projetait son clocher jauni vers le ciel.

Yves s’était tu pareillement, retiré au fond de sa pensée, car à mesure que Rougeaud avançait, unissant la cadence de son trot monotone à celle de la vague bruissante du Richelieu, il lui venait des choses et des lieux qu’il revoyait des impressions de plus en plus poignantes. Une insaisissable silhouette était soudainement venue remplir sa vision. — Jacqueline lui réapparaissait partout, tantôt avec une expression de ravissement qui la transfigurait, tantôt comme accablée sous une suprême souffrance. Et ce fut avec le tressaillement de peur que l’on éprouve à côtoyer un précipice qu’il s’engagea dans la portion de route publique qui bordait l’avenue de la demeure des Duvert.

Ses fibres tendues, il se demandait si Jacqueline n’allait pas de nouveau jaillir à sa rencontre ; s’il n’allait pas en réalité l’entrevoir à quelque coin de fenêtre. Alors comment contiendrait-il son émoi ? Où trouverait-il, dans ses nerfs agités, la force ou peut-être mieux la simple fatuité — car il sentait sur ses épaules sa rude livrée militaire — de maintenir son sang-froid et de ne point se trahir publiquement par quelque explosion irrésistible d’attendrissement ?

Par moment, il lui semblait que le vieux Rougeaud n’avançait plus, ralentissait à dessein son allure.

C’est à peine si Yves avait osé plonger furtivement un rapide regard à travers les arbres… Rien n’avait toutefois bougé, ni au dehors ni au dedans de la maison des Duvert. Une immuable paix y paraissant régner.

Sitôt la distance franchie, Yves avait immédiatement éprouvé une détente apaisante. La sensation qui lui restait était maintenant douce ; il aurait voulu la prolonger :

— « Et le docteur Duvert ?… et mademoiselle Jacqueline ? » ajouta-t-il au bout d’un temps, comme on revient à une pensée qui obsède. « Est-elle toujours la grande amie de Marcelle ? »

— « Oui, toujours… de Marcelle et de nous tous. Il ne nous est rien arrivé d’heureux ou de malheureux qu’elle n’ait aussitôt pris sa part, de joie ou de tristesse. »

— « Je craignais que son amitié ne se fût refroidie à cause de… »

— « Nullement… Sa sympathie nous est demeurée fidèle… à toi aussi, va, si j’en juge par le plaisir et l’intérêt qu’elle prenait à relire tes lettres… Cela t’étonne ?… Il y a tant à démêler dans le cœur de cette petite », acheva simplement le père de Beaumont, en laissant les mots tomber lentement comme pour en prolonger l’écho sur l’âme de son fils.

À ce moment, ils étaient engagés dans la montée qui conduisait « chez eux » et alors d’entendre ces consolantes paroles et d’apercevoir à la fois, dans l’inclinaison des champs, la bonne terre natale, le toit chéri de la maison paternelle, avec au fond la montagne qui découpe éternellement dans l’espace ses mamelons géants, Yves avait senti un double frisson lui traverser les chairs.

La satisfaction du retour avait également empoigné Rougeaud, je suppose, car il marchait à présent grand train, avec de temps à autre un court hennissement qu’il lançait à ses compagnons de charrue occupés à paître dans les près avoisinants. Le père Beaumont le laissait aller, la guide abandonnée.

Yves, lui, assouvissait sa vue aux objets connus qui défilaient devant lui. Dans ce calme déclin du jour, il écoutait le chant adouci des oiseaux ; il reconnaissait au loin les bois, « les sucreries », les maisons amies distribuées le long des routes, les granges qui émergeaient ici et là du sein des vergers.

Il venait en même temps d’apercevoir Charles Lusignan qui rentrait dans son étable avec une énorme brassée de foin fraîchement coupé, et il l’avait salué gaiement de la main.

Malgré tout, un attendrissement de plus en plus profond ne cessait de monter en lui, comme un flot prêt à déborder, car ce n’était plus l’haleine douce des choses respirées autrefois qu’il retrouvait. Et assis immobile à côté de son père, il restait grave, n’osait plus parler, tant la pensée de Lucas absent, du petit Gérard envolé, de Marcelle, de tout ce foyer en lambeaux qu’il allait dans un instant atteindre, l’envahissait douloureusement.

Lorsque la voiture s’engagea sur le petit pont familier qui précédait la maison elle-même, il se raidit spontanément pour se composer une expression sereine, dégagée, mais déjà Marcelle se précipitait à sa rencontre, trahie par sa propre émotion et impuissante à contenir ses larmes.

Afin de ne pas jeter trop de noir sur la rentrée de ce pauvre Yves, elle avait espéré pouvoir dissimuler sa peine, se composer pareillement une figure placide, mais son effort s’était immédiatement brisé. Désemparée dès ses premiers pas, elle s’était abattue sur elle-même en sanglotant.

Et ce fut ainsi que s’opéra l’arrivée de Yves au foyer natal.