La maison de librairie Beauchemin (p. 171-180).

XXIII


De ce côté-ci de l’équateur l’hiver approchait. L’hiver, c’est-à-dire la saison si dure, au Canada, pour les pauvres gens.

De tous les foyers que cette saison accable, nul néanmoins n’est plus lamentablement triste que celui de « l’habitant » que menace le manque de pain et de bois et où, dans les étables, le fourrage est en même temps rogné aux bestiaux.

Depuis deux jours, Lucas se tenait dans un état constant d’ivresse ; non dans cette ivresse d’autrefois qui laissait toujours subsister chez lui un peu de morgue altière, mais dans un état d’hébétude assombrie, découragée. On eût dit qu’il recourait cette fois au vertige de l’alcool, moins par passion pure que par peur de se replier sur lui-même et d’apercevoir la fatale pente où il roulait, roulait, entraînant avec lui les êtres de son foyer.

Un matin qu’il s’était levé plus lucide, il s’était hâté de « faire son train », puis, à travers les champs, il avait gagné chez son voisin Lusignan, sautant, pour abréger sa route, pardessus la clôture de ligne qui marquait les confins de leurs terres respectives.

Il entra et sans vouloir s’asseoir, d’un ton grave :

— « Veux-tu acheter la lisière de terrain qui nous sépare. Lusignan ?… J’ai résolu de la vendre. »

— « La vendre ? Et pourquoi donc, Lucas ? »

— « Que veux-tu ?… j’en suis rendu là… Je suis à bout de ressources » avait-il repris tristement.

Malgré la différence d’âge assez marquée qui les séparait, l’identité de travail, le voisinage, la réciprocité des services rendus en avaient fait deux francs amis. Devant tout autre que Lusignan, Lucas eût tenté de cacher sa détresse, mais devant lui, dont il connaissait la sympathie secrète, il n’avait pas hésité.

Après un moment de silence lourd, il continua :

— « Charbonneau m’offre quatre cents dollars et je suis disposé à les accepter. Mais comme ce lopin te touche et te conviendrait sans doute mieux qu’à lui, j’ai cru que je devais d’abord te l’offrir… Pourquoi ne le prends-tu pas ?… Quatre cents dollars, tu sais que ça n’est pas le prix ! »

— « En effet, ça n’est pas cher », approuva Lusignan. Il s’arrêta un moment pour réfléchir :

— « Tu ne supposes pas toutefois que je te refuserais quelque argent, si cela devait te tirer d’affaire ?… Tu ne supposes pas ça, Lucas ? »

— « Non, Lusignan. Et je m’adresserais sûrement à toi si je me savais en état de pouvoir te le rembourser ; mais comment veux-tu que j’y parvienne ?… Non, Lusignan, prends ma terre plutôt ; prends-la. Cela me serait moins dur d’ailleurs de la voir entre tes mains ; je m’imaginerais la posséder encore un peu. »

Et comme pour résister au souvenir déjà lointain d’un certain jour de moisson, où Yves lui avait fait promettre de ne jamais morceler leur vieille terre natale, Lucas avait repris d’invoquer l’étendue exagérée de la ferme, le manque de main-d’œuvre… « Puis cela n’entamerait aucune partie importante… ni le verger, ni la sucrerie… N’est-ce pas ton avis, Lusignan ?… Dis donc ?… » Et, il insistait, mendiant une approbation.

À la fin, ils étaient partis tous les deux pour faire le mesurage du terrain, enfoncer les jalons dans le sol gelé ; puis, afin de conclure légalement l’affaire, ils avaient arrêté de se rendre au village dans l’après-midi et de se rencontrer en l’étude du notaire.

Lucas s’était vu ainsi acculé peu à peu à cette nécessité navrante : démembrer sa ferme. Il était même parvenu, à l’aide de sophismes retournés en tous sens, à y apprivoiser son esprit. Mais quand, descendant vers son village, il perçut nettement qu’il s’en allait de sa main détacher un lambeau de la vieille terre natale, il eut la sensation douloureuse d’arracher ce lambeau à sa propre chair. Et tout de suite, pour en émousser la cuisson, un violent besoin d’alcool l’avait saisi et traîné à l’auberge…

Le rappel subit du nom du notaire Biscornet l’avait pareillement fait sursauter, car il avait en même temps entrevu la binette fouineuse et punaisienne de ce répugnant individu dont il avait toujours constaté la griffe hypocrite et rapace — n’y eut-il que deux sous à tirer — derrière les déboires, les abus de confiance, les procès, les embarras d’argent, toutes les misères en somme dont les habitants de la région se sentaient tour à tour victimes, sans qu’ils pussent d’abord en soupçonner l’origine.

Mais Lucas, lui, avait eu l’occasion de scruter son Biscornet de trop près pour se laisser dérouter par son manège. Il eut bientôt pénétré la couche d’onction dont il le voyait enduire instantanément son museau chafouin, de même qu’il eut vite saisi la fausseté du ton attendri qu’il lui entendait également prendre, chaque fois que quelque bonne dupe à tondre lui tombait sous la patte.

C’est ainsi qu’il l’avait vu, une hypocrite larme de sympathie à l’œil, se tenir des mois durant en embuscade, auprès des malades, pour leur arracher leurs testaments ; auprès des mourants, pour s’assurer le règlement de leurs successions ; auprès des amoureux, pour accrocher leurs contrats de mariage ; auprès des malheureux « habitants » surtout dont il hâtait et reniflait d’avance la ruine prochaine, pour les seuls maigres sous que la vente à l’encan de leurs pauvres meubles pouvait lui rapporter.

Avec ça, rustaud, mal élevé, prêt à éclater en de comiques et féroces beuglements, sitôt qu’il percevait que les clients découvraient son jeu sordide ; mais doué en retour d’une véritable adresse de serpent, pour se tordre immédiatement devant eux en les plus rampantes et les plus visqueuses contorsions afin de les engluer de nouveau et les retenir de s’adresser ailleurs.

— « Ah ! le petit scélérat !… Il déterrerait les os de sa mère et les vendrait pour des osselets, » s’exclamait parfois en riant son curé qui depuis quelque temps le voyait avec défiance onduler autour des tiroirs de la fabrique ou entre les jambes des marguillers.

C’est autant pour fuir cette crispante vision, où il voyait déjà la main de Biscornet en voie de dépecer sa terre, que pour fouetter son propre courage, que Lucas avait couru au cabaret et vidé sans compter les rasades.

Oh ! qu’il a vite réussi à se solidement cuirasser le cœur et comme ça ne l’émeut plus à présent, ni la figure résignée de Marcelle, ni les interrogations muettes du vieux de Beaumont, ni les paroles de reproche de Yves, ni tout l’aspect lamentable de son foyer, dont la pensée traverse son cerveau et surnage maintenant inutile à travers les fumées de l’alcool. Il se tient crâne, le verbe impertinent, le cigare aux lèvres, devant le notaire, son ami Lusignan et quelques autres témoins, maintenant qu’il vient de jeter ses derniers sous sur le comptoir de la buvette.

— « À quoi bon se morfondre d’un bout de l’année à l’autre » leur demande-t-il avec sarcasme… « Quatre cents dollars, oui, ça n’est pas cher ; mais faites donc le calcul de ce que le terrain peut rapporter… Il n’y a plus moyen de se tirer de misère aujourd’hui sur nos vieilles terres du Richelieu… C’est s’épuiser soi-même sur un sol épuisé. »

Quelques-uns avaient protesté, d’autres acquiescé, en l’écoutant.

Il se leva et alla s’appuyer sur le chambranle de la porte :

— « C’est parce que je bois, vous pensez, que je ne réussis pas ?… Voyons, les sobres, tâtez vos poches pour voir un peu ce que vous y avez entassé… Quant à moi, j’achève de gâcher ma vie dans ce bête travail. » Faisant sans doute allusion à Yves dont le souvenir lui revenait, il reprit plus bas : « Ceux qui lui ont préféré la guerre n’ont pas eu tort après tout… Ce n’est en somme qu’une manière différente de se rompre les os ou de crever. »

— « C’est diablement vrai ce qu’il dit là », interrompit Isa Gauthier, l’un des assistants, un gaillard du Brulé dont la répugnance pour la terre était bien connue. « Il n’y a en effet que la routine qui nous retienne et nous empêche de tout flanquer là pour tenter autre chose… T’as fichûment raison, mon Lucas ; à l’heure qu’il est il n’y a que les arriérés, ou les engourdis comme nous dans leur coin de terre, qui s’entêtent encore, pour subsister, à s’agripper des deux mains aux mancherons de la charrue et aux pis des vaches. »

Ceux mêmes que cette boutade avait atteints ne purent réprimer un sourire.

Sentencieusement, Isa reprit :

— « C’est vrai, mes amis. Il n’y a plus qu’une chose qui paye aujourd’hui dans nos paroisses : Exploiter les gens, au lieu d’exploiter le sol… les « rouler » et les assécher comme il faut, à la place de nos guérets… Puis prélever une petite glane sur celui-ci, une petite glane sur celui-là… un coup de gratte ici, un coup de gratte là… N’est-ce pas pareillement votre avis, notaire ? conclua-t-il avec un clin d’œil complice à ses voisins, certain que Biscornet ne manquerait pas d’exhumer pour lui répondre l’inimitable timbre de bénisseur dont il se mettait toujours à chevroter quand il éprouvait quelque misère à amadouer ou à endormir ses dupes.

— « Non, ce n’est pas mon avis, » s’empressa-t-il en effet d’exhaler onctueusement en suspendant un instant sa plume. « Ne verrais-je chez vous, les habitants, que cette indépendance et cette liberté que vous êtes les seuls à si pleinement posséder, que j’envierais encore votre sort… Combien vous jugez faussement votre situation et comme vous rapetissez inconsciemment votre rôle… »

— « Notre rôle, notre indépendance », reprit à son tour, Lucas, « je sais ; cela était très beau, en belle cursive et comme « exemples » de calligraphie dans nos cahiers d’école, mais sacristi ? que ça change adapté au curage des rigoles et au battage au fléau. »

— « C’est comme le petit godelureau qu’on nous a envoyé pendant les élections, l’an dernier, pour le comité chez le père Fanfan », interposa de nouveau l’homme du Brulé : « Vous vous le rappelez, avec des frisettes en tire-bouchon qui s’enroulaient dans les verres de son lorgnon… Champoux… Champogne… qu’ils l’appelaient, il me semble… Il en débitait, une ritournelle, lui aussi, sur la majesté de « l’habitant » et du colon, sur la noblesse du défrichement… Un peu plus encore et le grand Jérôme — lui qui revenait, coiffé de son diadème, d’arracher majestueusement des souches sur son lot, — le jetait par la fenêtre… « Vous vous en souvenez, notaire ? » lui lança-t-il de nouveau en amorce.

— « Je soutiens que vous méconnaissez votre bonheur… Car qui ne travaille pas, et plus longuement et plus péniblement même que vous, pour gagner le pain de sa famille ? » objecta le notaire dans un trémolo expirant, tout en poursuivant la rédaction du contrat.

— « Ah ! ce n’est pas la lourdeur de la tâche à remplir qui répugne. » Et Lucas s’était mis à arpenter la pièce fébrilement, « C’est le peu qu’elle rapporte… Chose curieuse, notaire, ce sont presque toujours ceux qui ont eu l’esprit de renier la terre, et qui progressent aujourd’hui grassement de quelqu’autre façon, qui s’acharnent à lui inventer des attraits… Comme si nos misères les amusaient, » acheva-t-il avec rancœur.

— « C’est bien mal ce que tu dis là, Lucas », répondit simplement le notaire.

— « Mal ? » Et Lucas se rua sur lui avec le rictus dégoûté de quelqu’un qui se retient pour ne pas vomir. « Voyez-vous, nous sommes trop bêtes, nous, pour mesurer, peser et calculer d’avance le profit que tel mouvement, le plus petit geste, la goutte de « scotch » offerte ou la pincée de tabac donnée, permettra d’extraire plus tard des intéressés. Nous sommes trop bêtes, nous, pour faire gober pour sincères les élans tapageurs et artificiels d’un zèle qui n’est que savamment dosé d’après la rançon à espérer en retour, ou tenu patiemment en réserve pour quelque chantage à pratiquer. Mais votre prospérité à vous, de quoi est-elle faite ? sinon des impôts et des dettes de « l’habitant », de la pauvreté et du découragement des pauvres bougres comme moi que la terre a sournoisement attirés, trahis et mis à sec ? »

Un accent douloureux avait subitement traversé le ton âpre de sa réplique.

— « Non, ce n’est pas bien parler, Lucas. » C’était son voisin Lusignan qui cette fois s’interposait. « Non, elle n’a jamais trahi personne, la terre de chez vous ; pas plus la « pièce » que tu me cèdes que celle que tu gardes… C’est de la bonne « terre franche » et qui porte bien son nom, mon Lucas… et tu sais bien que tu n’oserais pas de sang-froid la dénigrer ainsi devant le père de Beaumont. »

Lucas n’avait pas répliqué.

Lusignan reprit doucement :

— « Peut-être que ça te chagrine au fond de t’en séparer et que tu t’es monté la tête simplement pour traduire ta peine de cette façon ?… Pourquoi ne la gardes-tu pas, ta terre, Lucas ?… Garde-la, elle ne t’en voudra point et moi non plus, va. »

Et comme Lucas restait muet et accablé, Lusignan s’était levé tout de suite comme pour l’inviter à le suivre.

— « Nous comprenons bien ça, nous autres… nous les anciens », reprit-il, en s’adressant à ceux autour de lui. « Lorsqu’on a pendant longtemps foulé la même terre, quand même on pense ne plus l’aimer, il faut encore un effort pour s’en arracher. C’est comme si nos pieds se trouvaient invisiblement enlacés dans la glaise et les racines du sol… Tu le verras toi aussi, mon Isa, quand tu te décideras à quitter ta petite ferme du Brulé. »

Au lieu de le suivre, Lucas s’était rassis sans rien dire.

— « Viens-t’en, » continua Lusignan en lui prenant le bras pour l’entraîner. « Viens… Il n’y a en somme qu’une feuille de papier à déchirer pour tout annuler. »

Mais le notaire, haletant, se précipitait pour les derniers paraphes. Cri… cra…

— « Non, Lusignan, c’est impossible, tu le sais bien, » s’empressa de répondre Lucas, en même temps qu’il faisait un effort pour raffermir sa voix et lui ramener son timbre dur… « Est-ce fini, votre contrat, notaire, que je le signe ? » brusqua-t-il tout à coup, comme pour se donner un coup de férule et franchir plus vite l’obstacle.

… Et il l’avait signé.