La maison de librairie Beauchemin (p. 167-170).

XXII


Huit heures du soir… Temps de brouillard, mais temps encore moins brumeux toutefois que le chaos d’idées où se promène présentement l’esprit de Yves.

Le Sardinian voguait en plein océan, très loin, là-bas, au-delà des Îles Canaries, au milieu de vagues monstres qui faisaient comme des remous noirs autour de lui. Yves, appuyé au bastingage, se laissait fouetter par les rafales chaudes qui passaient en effluves sur sa poitrine. De même que ses mille compagnons de bord, il portait l’uniforme militaire anglais.

Bien que l’on eût, ce soir-là, coupé court à l’exercice réglementaire, à cause du tangage violent du navire, Yves ne s’était point, ainsi qu’à l’ordinaire mêlé au petit groupe d’amis français avec lequel il se sentait déjà lié : Tessier, Larue, Pelletier, Gingras… C’est que d’autres figures — que, depuis son départ, il avait toujours été incapable de faire renaître à son goût en pensée, longuement, à cause du branle-bas ininterrompu du bord — s’étaient dessinées tout à coup avec plus de précision dans son esprit.

… En effet, comme il les voyait loin — lui que caressait à cette heure-là l’épuisante brise de l’Équateur — sa montagne, son petit village canadien et tous ceux qu’il avait laissés, presque dans un rêve, sans bien s’en rendre compte, en somnambule. Et de même que l’on feuillette un livre, afin de revenir à certaines pages qui nous ont davantage émus, Yves s’était mis à refaire à rebours les diverses étapes que depuis quelques semaines il avait traversées. Car c’était vrai que, depuis sa brusque résolution de départ, il avait, dans toutes ses démarches, obéi à une espèce de vertige, à quelque secrète impulsion.

D’abord, cela avait été cette hantise soudaine d’éloignement qui lui était venue ; une oppression à ne pouvoir plus respirer l’air même de son village. Il avait bien senti qu’il allait quitter les siens, tout abandonner de son pays, peut-être pour n’en rien revoir plus tard, qu’importe, il s’était empressé de se pourvoir des certificats réglementaires et n’avait éprouvé de calme qu’une fois enrôlé, son livret de soldat en poche.

Et tout de suite cela avait été ses prompts préparatifs de départ et son départ lui-même de la maison.

Pour ça, par exemple, le souvenir lui en était demeuré plus précis et plus lancinant et pour le faire sourdre au milieu même des martèlements de talon des exercices ou à travers le susurrement aigre du vent dans les cordages, il n’avait qu’à y arrêter un instant son esprit. Aussitôt une figure s’en détachait ; une figure qui était bien celle de Jacqueline, mais avec une expression étrange, méconnaissable.

Lorsque pour se rendre à la gare avec le vieux de Beaumont, Yves avait passé devant la demeure des Duvert, c’était pourtant fermement décidé dans sa pensée qu’il s’y arrêterait un moment. Il avait déjà ralenti son pas, en reconnaissant de loin l’avenue qui y conduisait, puis il avait hésité de plus en plus, et quelque chose, comme une vague qui se fût tout à coup dérobée sous lui, l’avait fait tituber à l’exemple d’un homme ivre. Sa main s’était aussitôt crispée au bras du vieux père dans une peur de défaillir, et se raidissant, il avait continué son chemin. Mais un appel haleté, parti de l’intérieur de la haie, l’avait cloué sur place, et une femme, qui semblait depuis longtemps épier son passage, se glissa à travers les arbres, les bras tendus vers lui pour un adieu.

— « Jacqueline » murmura sourdement Yves dans un tremblement de tous ses nerfs, et se servant de ce petit nom pour la première fois.

Mais elle s’était arrêtée à son tour, sans voix, le regard mouillé, avec une indicible expression de détresse, de douceur et de pitié. Il était visible à la crispation nerveuse de sa figure qu’elle faisait un effort surhumain pour dominer son émotion, mais ses lèvres seules frémirent, impuissantes à articuler le message d’adieu qu’elle semblait avide d’exprimer. Et comme le vieux de Beaumont se tenait muet lui aussi, également incapable de refouler les grosses larmes douces qui descendaient sur ses joues, elle s’était en chancelant jetée à son cou avec l’air de lui demander pardon et l’avait embrassé. Elle s’était dégagée cependant ; pâle, et la main tendue vers Yves, comme si elle eut voulu, l’attirer et la lui poser sur les lèvres pour le contraindre à se taire, elle s’éloigna. De plus loin, elle ébaucha encore le geste de lui jeter un adieu et disparut sous les arbres.

Alors tous deux, le père et le fils, avaient repris en silence leur route vers la gare. Et le Richelieu qu’ils longeaient semblait les poursuivre de ses petites vagues opiniâtres qui successivement venaient s’incliner et mourir à leurs pieds.

… Puis Yves s’était vu tout à coup emporté par la mugissante machine à vapeur à travers des champs inconnus, des forêts, des maisonnettes tranquilles éparpillées ici et là.

… Plus loin et plus tard, cela avait été un clapotis de flots mêlé à un mouvement lent et berceur ; puis une multitude infinie de têtes groupées partout sur les remparts et sur les quais, et qui s’éloignaient, rapetissaient, s’embrumaient…

… Ensuite, ça n’avait plus été que de l’eau, de l’eau éternellement mouvante ; et toujours aussi des soldats, tous en uniformes pareils, qui tantôt s’agitaient, s’entrecroisaient en tous sens, tantôt, alignés en rangs, évoluaient en cadence ou ondulaient avec la régularité d’une houle.

… Et il avait commencé de faire très chaud…