La Terre/Deuxième partie/4

La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 127-140).


IV


Depuis la veille, Jean conduisait la faucheuse mécanique, dans les quelques arpents de pré qui dépendaient de la Borderie, au bord de l’Aigre. De l’aube à la nuit, on avait entendu le claquement régulier des lames ; et, ce matin-là, il finissait, les derniers andains tombaient, s’alignaient derrière les roues, en une couche de tiges fines, d’un vert tendre. La ferme n’ayant pas de machine à faner, on lui avait laissé engager deux faneuses, Palmyre, qui se tuait de travail, et Françoise, qui s’était fait embaucher par caprice, amusée de cette besogne. Toutes deux, venues dès cinq heures, avaient, de leurs longues fourches, étalé les mulons, l’herbe à demi séchée et mise en tas la veille au soir, pour la protéger de la rosée nocturne. Le soleil s’était levé dans un ciel ardent et pur, qu’une brise rafraîchissait. Un vrai temps pour faire de bon foin.

Après le déjeuner, lorsque Jean revint avec ses faneuses, le foin du premier arpent fauché était fait. Il le toucha, le sentit sec et craquant.

— Dites donc, cria-t-il, nous allons le retourner encore, et ce soir nous commençons les meules.

Françoise, en robe de toile grise, avait noué sur sa tête un mouchoir bleu, dont un côté battait sa nuque, tandis que deux coins flottaient librement sur ses joues, lui protégeant le visage de l’éclat du soleil. Et, d’un balancement de sa fourche, elle prenait l’herbe, la jetait dans le vent, qui en emportait comme une poussière blonde. Les brins volaient, une odeur s’en dégageait, pénétrante et forte, l’odeur des herbes coupées, des fleurs fanées. Elle avait très chaud, en s’avançant au milieu de cet envolement continu, qui l’égayait.

— Ah ! ma petite, dit Palmyre de sa voix dolente, on voit bien que tu es jeune… Demain, tu sentiras tes bras.

Mais elles n’étaient point seules, tout Rognes fauchait et fanait, dans les prés, autour d’elles. Avant le jour, Delhomme se trouvait là, car l’herbe, trempée de rosée, est tendre à couper, comme du pain mollet, tandis qu’elle durcit, à mesure que le soleil la chauffe ; et on l’entendait bien, résistante et sifflante à cette heure sous la faux, dont la volée allait et revenait, continuellement, au bout des bras nus. Plus près, touchant l’herbage de la ferme, il y avait deux parcelles, l’une appartenant à Macqueron, l’autre à Lengaigne. Dans la première, Berthe, vêtue en demoiselle d’une robe à volants, coiffée d’un chapeau de paille, avait suivi les faneuses, par distraction ; mais, lasse déjà, elle restait appuyée sur sa fourche, à l’ombre d’un saule. Dans l’autre, Victor, qui fauchait pour son père, venait de s’asseoir et, son enclume entre les genoux, battait sa faux. Depuis cinq minutes, au milieu du grand silence frissonnant de l’air, on ne distinguait plus que ce martèlement obstiné, les petits coups pressés du marteau sur le fer.

Justement, Françoise arriva près de Berthe.

— Hein ? t’en as assez !

— Un peu, ça commence… Quand on n’en a pas l’habitude !

Elles causèrent, elles parlèrent de Suzanne, la sœur à Victor, que les Lengaigne avaient mise dans un atelier de couture, à Châteaudun, et qui, au bout de six mois, s’était envolée à Chartres, pour faire la vie. On la disait sauvée avec un clerc de notaire, toutes les filles de Rognes en chuchotaient, rêvaient des détails. Faire la vie, c’étaient des orgies de sirop de groseille et d’eau de Seltz, au milieu d’une débandade d’hommes, des douzaines vous passant à la file sur le corps, dans des arrière-boutiques de marchands de vin.

— Oui, ma chère, c’est comme ça… Ah ! elle en prend !

Françoise, plus jeune, ouvrait des yeux stupéfiés.

— En voilà un amusement ! dit-elle enfin. Mais, si elle ne revient pas, les Lengaigne vont donc être seuls, puisque Victor est tombé au sort.

Berthe, qui épousait la haine de son père, haussa les épaules : il s’en fichait bien, Lengaigne ! il n’avait qu’un regret, celui que la petite ne fût pas restée à se faire culbuter chez lui, pour achalander son bureau de tabac. Est-ce qu’un vieux de quarante ans, un oncle à elle, ne l’avait pas eue déjà, avant qu’elle partît à Châteaudun, un jour qu’ils épluchaient ensemble des carottes ? Et, baissant la voix, Berthe dit, avec les mots, comment ça s’était passé. Françoise, pliée en deux, riait à s’étouffer, tant ça lui semblait drôle.

— Oh ! là, là, est-ce bête qu’on se fasse des machines pareilles !

Elle se remit à sa besogne, elle s’éloigna, soulevant des fourchées d’herbe, les secouant dans le soleil. On entendait toujours le bruit persistant du marteau, qui tapait le fer. Et, quelques minutes plus tard, comme elle s’était rapprochée du jeune homme assis, elle lui adressa la parole.

— Alors, tu vas partir soldat ?

— Oh ! en octobre… J’ai le temps, ce n’est pas pressé.

Elle résistait à l’envie de le questionner sur sa sœur, elle en causa malgré elle.

— Est-ce vrai, ce qu’on raconte, que Suzanne est à Chartres ?

Mais lui, plein d’indifférence, répondit :

— Paraît… Si ça l’amuse !

Tout de suite, il reprit, en voyant au loin poindre Lequeu, le maître d’école, qui semblait arriver par hasard, en flânant :

— Tiens ! en v’là un pour la fille à Macqueron… Qu’est-ce que je disais ? Il s’arrête, il lui fourre son nez dans les cheveux… Va, va, sale tête de pierrot, tu peux la renifler, tu n’en auras que l’odeur !

Françoise s’était remise à rire, et Victor tombait maintenant sur Berthe, par haine de famille. Sans doute, le maître d’école ne valait pas cher, un rageur qui giflait les enfants, un sournois dont personne ne connaissait l’opinion, capable de se faire le chien couchant de la fille pour avoir les écus du père. Mais Berthe, elle non plus, n’était guère catholique, malgré ses grands airs de demoiselle élevée en ville. Oui, elle avait beau porter des jupes à volants, des corsages de velours, et se grossir le derrière avec des serviettes, le par-dessous n’en était pas meilleur, au contraire, car elle en savait long, on en apprenait davantage en s’éduquant à la pension de Cloyes, qu’en restant chez soi à garder les vaches. Pas de danger que celle-là se laissât de sitôt coller un enfant : elle aimait mieux se détruire toute seule la santé !

— Comment ça ? demanda Françoise, qui ne comprenait point.

Il eut un geste, elle devint sérieuse, et dit sans gêne :

— C’est donc ça qu’elle vous lâche toujours des saletés et qu’elle se pousse sur vous !

Victor s’était remis à battre son fer. Dans le bruit, il rigola, tapant entre chaque phrase.

— Puis, tu sais, N’en-a-pas…

— Hein ?

— Berthe, pardi !… N’en-a-pas, c’est le petit nom que les garçons lui donnent, à cause qu’il ne lui en a pas poussé.

— De quoi ?

— Des cheveux partout… Elle a ça comme une gamine, aussi lisse que la main !

— Allons donc, menteur !

— Quand je te dis !

— Tu l’as vue, toi ?

— Non, pas moi, d’autres.

— Qui, d’autres ?

— Ah ! des garçons qui l’ont juré à des garçons que je connais.

— Et où l’ont-ils vue ? comment ?

— Dame ! comme on voit, quand on a le nez sur la chose, ou quand on la moucharde par une fente. Est-ce que je sais ?… S’ils n’ont pas couché avec, il y a des moments et des endroits où l’on se trousse, pas vrai ?

— Bien sûr que s’ils sont allés la guetter !

— Enfin, n’importe ! paraît que c’est d’un bête, que c’est d’un laid, tout nu ! comme qui dirait le plus vilain de ces vilains petits moineaux sans plumes, qui ouvrent le bec, dans les nids, oh ! mais vilain, vilain, à en dégobiller dessus !

Françoise, du coup, fut secouée d’un nouvel accès de gaieté, tellement l’idée de ce moineau sans plumes lui paraissait farce. Et elle ne se calma, elle ne continua à faner, que lorsqu’elle aperçut sur la route sa sœur Lise, qui descendait dans le pré. Celle-ci, s’étant approchée de Jean, expliqua qu’elle se rendait chez son oncle, à cause de Buteau. Depuis trois jours, cette démarche était convenue entre eux, et elle promit de repasser, pour lui dire la réponse. Quand elle s’éloigna, Victor tapait toujours, Françoise, Palmyre et les autres femmes, dans l’éblouissement du grand ciel clair, jetaient les herbes, encore et encore ; tandis que Lequeu, très obligeant, donnait une leçon à Berthe, piquant la fourche, l’élevant et la baissant, avec la raideur d’un soldat à l’exercice. Au loin, les faucheurs s’avançaient sans un arrêt, d’un même mouvement rythmique, le torse balancé sur les reins, la faux lancée et ramenée, continuellement. Une minute, Delhomme s’arrêta, se tint debout, très grand au milieu des autres. Dans son goujet, la corne de vache pleine d’eau, pendue à sa ceinture, il avait pris la pierre noire, et il affilait sa faux, d’un long geste rapide. Puis, son échine de nouveau se cassa, on entendit le fer aiguisé mordre le pré d’un sifflement plus vif.

Lise était arrivée devant la maison des Fouan. D’abord, elle craignit qu’il n’y eût personne, tant le logis semblait mort. Rose s’était débarrassée de ses deux vaches, le vieux venait de vendre son cheval, il n’y avait plus ni bêtes, ni travail, ni rien qui grouillât, dans le vide des bâtiments et de la cour. Pourtant, la porte céda ; et Lise, en entrant dans la salle muette et noire, malgré les gaietés du dehors, y trouva le père Fouan debout, en train d’achever un morceau de pain et de fromage, tandis que sa femme, assise, inoccupée, le regardait.

— Bien le bonjour, ma tante… Et ça va comme vous voulez ?

— Mais oui, répondit la vieille dont le visage s’éclaira, heureuse de cette visite. Maintenant qu’on est des bourgeois, on n’a qu’à prendre du bon temps, du matin au soir.

Lise voulut aussi être aimable pour son oncle.

— Et l’appétit marche, à ce que je vois ?

— Oh ! dit-il, ce n’est pas que j’aie faim… Seulement, de manger un morceau ça occupe toujours, ça fait couler la journée.

Il avait un air si morne, que Rose repartit en exclamations sur leur bonheur de ne plus travailler. Vrai ! ils avaient bien gagné ça, ce n’était pas trop tôt, de voir trimer les autres, en jouissant de ses rentes. Se lever tard, tourner ses pouces, se moquer du chaud et du froid, n’avoir pas un souci, ah ! ça les changeait rudement, ils étaient dans le paradis, pour sûr. Lui-même, réveillé, s’excitait comme elle, renchérissait. Et, sous cette joie forcée, sous la fièvre de ce qu’ils disaient, on sentait l’ennui profond, le supplice de l’oisiveté torturant ces deux vieux, depuis que leurs bras, tout d’un coup inertes, se détraquaient dans le repos, pareils à d’antiques machines jetées aux ferrailles.

Enfin, Lise risqua le motif de sa visite.

— Mon oncle, on m’a conté que, l’autre jour, vous aviez rencontré Buteau…

— Buteau est un jean-foutre ! cria Fouan, subitement furieux, et sans lui donner le temps d’achever. Est-ce que, s’il ne s’obstinait pas, comme un âne rouge, j’aurais eu cette histoire avec Fanny ?

C’était le premier froissement entre lui et ses enfants, qu’il cachait, et dont l’amertume venait de lui échapper. En confiant la part de Buteau à Delhomme, il avait prétendu la louer quatre-vingts francs l’hectare, tandis que Delhomme entendait servir simplement une pension double, deux cents francs pour sa part, et deux cents pour l’autre. Cela était juste, le vieux enrageait d’avoir eu tort.

— Quelle histoire ? demanda Lise. Est-ce que les Delhomme ne vous payent pas ?

— Oh ! si, répondit Rose. Tous les trois mois, à midi sonnant, l’argent est là, sur la table… Seulement, il y a des façons de payer, n’est-ce pas ? et le père, qui est susceptible, voudrait au moins de la politesse… Fanny vient chez nous de l’air dont elle irait chez l’huissier, comme si on la volait.

— Oui, ajouta le vieux, ils payent et c’est tout. Moi, je trouve que ce n’est point assez. Faudrait des égards… Est-ce que ça les acquitte, leur argent ? Nous voilà des créanciers, pas plus… Et encore on a tort de se plaindre. S’ils payaient tous !

Il s’interrompit, un silence embarrassé régna. Cette allusion à Jésus-Christ, qui ne leur avait pas donné un sou, buvant sa part qu’il hypothéquait morceau à morceau, désolait la mère, toujours portée à défendre le chenapan, le chéri de son cœur. Elle trembla de voir étaler cette autre plaie, elle se hâta de reprendre :

— Ne te mange donc pas les sangs pour des bêtises !… Puisque nous sommes heureux, qu’est-ce que ça te fiche, le reste ? Quand on a assez, on a assez.

Jamais elle ne lui avait tenu tête ainsi. Il la regarda fixement.

— Tu parles trop, la vieille !… Je veux bien être heureux, mais faut pas qu’on m’embête !

Et elle redevint toute petite, tassée et oisive sur sa chaise, pendant qu’il achevait son pain, en roulant longuement la dernière bouchée, pour faire durer la récréation. La salle triste s’endormait.

— Alors, put continuer Lise, je désirais donc savoir ce que Buteau compte faire, par rapport à moi et à son enfant… Je ne l’ai guère tourmenté, il est temps que ça se décide.

Les deux vieux ne soufflaient plus mot. Elle interrogea directement le père.

— Puisque vous l’avez vu, il a dû vous parler de moi… Qu’est-ce qu’il en dit ?

— Rien, il ne m’en a seulement point ouvert la bouche… Et il n’y a rien à en dire, ma foi ! Le curé m’assomme pour que j’arrange ça, comme si c’était arrangeable, tant que le garçon refusera sa part !

Lise, pleine d’incertitude, réfléchissait.

— Vous croyez qu’il l’acceptera un jour ?

— Ça se peut encore.

— Et vous pensez qu’il m’épouserait ?

— Il y a des chances.

— Vous me conseillez donc d’attendre ?

— Dame ! c’est selon tes forces, chacun fait comme il sent.

Elle se tut, ne voulant pas parler de la proposition de Jean, ne sachant de quelle façon obtenir une réponse définitive. Puis, elle tenta un dernier effort.

— Vous comprenez, j’en suis malade, à la fin, de ne pas savoir à quoi m’en tenir. Il me faut un oui ou un non… Vous, mon oncle, si vous alliez demander à Buteau, je vous en prie !

Fouan haussa les épaules.

— D’abord, jamais je ne reparlerai à ce jean-foutre… Et puis, ma fille, que t’es serine ! pourquoi lui faire dire non, à ce têtu, qui dira toujours non ensuite ? Laisse-lui donc la liberté de dire oui, un jour, si c’est son intérêt !

— Bien sûr ! conclut simplement Rose, redevenue l’écho de son homme.

Et Lise ne put tirer d’eux rien de plus net. Elle les laissa, elle referma la porte sur la salle, retombée à son engourdissement ; et la maison, de nouveau, parut vide.

Dans les prés, au bord de l’Aigre, Jean et ses deux faneuses avaient commencé la première meule. C’était Françoise qui la montait. Au centre, posée sur un mulon, elle disposait et rangeait en cercle les fourchées de foin que lui apportaient le jeune homme et Palmyre. Et, peu à peu, cela grandissait, se haussait, elle toujours au milieu, se remettant des bottes sous les pieds, dans le creux où elle se trouvait, à mesure que le mur, autour d’elle, lui gagnait les genoux. La meule prenait tournure. Déjà, elle était à deux mètres ; Palmyre et Jean devaient tendre leurs fourches ; et la besogne n’allait pas sans de grands rires, à cause de la joie du plein air et des bêtises qu’on se criait, dans la bonne odeur du foin. Françoise surtout, son mouchoir glissé du chignon, sa tête nue au soleil, les cheveux envolés, embroussaillés d’herbe, s’égayait comme une bienheureuse, sur ce tas mouvant, où elle baignait jusqu’aux cuisses. Ses bras nus enfonçaient, chaque paquet jeté d’en bas la couvrait d’une pluie de brindilles, elle disparaissait, feignait de naufrager dans les remous.

— Oh ! la, la, ça me pique !

— Où donc ?

— Sous ma cotte, là-haut.

— C’est une araignée, tiens bon, serre les jambes !

Et de rire plus fort, de lâcher de vilains mots qui les faisaient se tordre.

Delhomme, au loin, s’en inquiéta, tourna un instant la tête, sans cesser de lancer et de ramener sa faux. Ah ! cette gamine, elle devait en faire, du bon travail, à jouer ainsi ! Maintenant, on gâtait les filles, elles ne travaillaient que pour l’amusement. Et il continua, couchant l’andain à coups pressés, laissant derrière lui le creux de son sillage. Le soleil baissait à l’horizon, les faucheurs élargissaient encore leurs trouées. Victor, qui ne battait plus son fer, ne se hâtait guère pourtant ; et, comme la Trouille passait avec ses oies, il s’échappa sournoisement, il fila la retrouver, à l’abri d’une ligne épaisse de saules, bordant la rivière.

— Bon ! cria Jean, il retourne affûter. La rémouleuse est là qui l’attend.

Françoise éclata de nouveau, à cette allusion.

— Il est trop vieux pour elle.

— Trop vieux !… Écoute donc, s’ils n’affûtent pas ensemble !

Et, d’un sifflement des lèvres, il imitait le bruit de la pierre mangeant le fil d’une lame, si bien que Palmyre elle-même, se tenant le ventre comme si une colique l’eût tortillée, dit :

— Qu’est-ce qu’il a aujourd’hui, ce Jean ? est-il farce !

Les fourchées d’herbe étaient jetées toujours plus haut, et la meule montait. On plaisanta Lequeu et Berthe, qui avaient fini par s’asseoir. Peut-être bien que N’en-a-pas se faisait chatouiller à distance, avec une paille ; et puis, le maître d’école pouvait enfourner, ce n’était pas pour lui que cuirait la galette.

— Est-il sale ! répéta Palmyre, qui ne savait pas rire et qui étouffait.

Alors, Jean la taquina.

— Avec ça que vous êtes arrivée à l’âge de trente-deux ans, sans avoir vu la feuille à l’envers !

— Moi, jamais !

— Comment ! pas un garçon ne vous l’a pris ? Vous n’avez pas d’amoureux ?

— Non, non.

Elle était devenue toute pâle, très sérieuse, avec sa longue face de misère, flétrie déjà, hébétée à force de travail, où il n’y avait plus que des yeux de bonne chienne, d’un dévouement clair et profond. Peut-être revivait-elle sa vie dolente, sans une amitié, sans un amour, une existence de bête de somme menée à coups de fouet, morte de sommeil, le soir, à l’écurie ; et elle s’était arrêtée, debout, les poings sur sa fourche, les regards au loin, dans cette campagne qu’elle n’avait même jamais vue.

Il y eut un silence. Françoise écoutait, immobile en haut de la meule, tandis que Jean, qui soufflait lui aussi, continuait à goguenarder, hésitant à dire l’affaire qu’il avait aux lèvres. Puis, il se décida, il lâcha tout.

— C’est donc des menteries, ce qu’on raconte, que vous couchez avec votre frère ?

De blême qu’il était, le visage de Palmyre s’empourpra, d’un flot de sang qui lui rendit sa jeunesse. Elle bégayait, surprise, irritée, ne trouvant pas le démenti qu’elle aurait voulu.

— Oh ! les méchants… si l’on peut croire…

Et Françoise et Jean, repris de gaieté bruyante, parlaient à la fois, la pressaient, la bouleversaient. Dame ! dans l’étable en ruines où ils logeaient, elle et son frère, il n’y avait guère moyen de remuer, sans tomber l’un sur l’autre. Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sûr qu’ils se trompaient, la nuit.

— Voyons, c’est vrai, dis que c’est vrai… D’ailleurs, on le sait.

Toute droite, Palmyre, ahurie, s’emporta douloureusement.

— Et quand ce serait vrai, qu’est-ce que ça vous fiche ?… Le pauvre petit n’a déjà pas tant de plaisir. Je suis sa sœur, je pourrais bien être sa femme, puisque toutes les filles le rebutent.

Deux larmes coulèrent sur ses joues à cet aveu, dans le déchirement de sa maternité pour l’infirme, qui allait jusqu’à l’inceste. Après lui avoir gagné du pain, elle pouvait encore, le soir, lui donner ça, ce que les autres lui refusaient, un régal qui ne leur coûtait rien ; et, au fond de leur intelligence obscure d’êtres près de la terre, de parias dont l’amour n’avait point voulu, ils n’auraient su dire comment la chose s’était faite : une approche instinctive sans consentement réfléchi, lui tourmenté et bestial, elle passive et bonne à tout, cédant ensuite l’un et l’autre au plaisir d’avoir plus chaud, dans cette masure où ils grelottaient.

— Elle a raison, qu’est-ce que ça nous fiche ? reprit Jean de son air bonhomme, touché de la voir si bouleversée. Ça les regarde, ça ne fait du tort à personne.

D’ailleurs, une autre histoire les occupa. Jésus-Christ venait de descendre du Château, l’ancienne cave qu’il habitait au milieu des broussailles, à mi-côte ; et, du haut de la route, il appelait la Trouille à pleins poumons, jurant, gueulant que sa garce de fille avait encore disparu depuis deux heures, sans s’inquiéter de la soupe du soir.

— Ta fille, lui cria Jean, elle est sous les saules, à regarder la lune avec Victor.

Jésus-Christ leva ses deux poings au ciel.

— Nom de Dieu de bougresse qui me déshonore !… Je vas chercher mon fouet.

Et il remonta en courant. C’était un grand fouet de roulier, qu’il avait accroché derrière sa porte, à gauche, pour ces occasions.

Mais la Trouille avait dû entendre. Il y eut, sous les feuilles, un long froissement, un bruit de fuite ; et, deux minutes plus tard, Victor reparut, d’un pas nonchalant. Il examina sa faux, il se remit enfin à la besogne. Et, comme Jean, de loin, lui demandait s’il avait la colique, il répondit :

— Juste !

La meule allait être finie, haute de quatre mètres, solide, arrondie en forme de ruche. Palmyre, de ses longs bras maigres, lança les dernières bottes, et Françoise, debout à la pointe, apparut alors grandie sur le ciel pâle, dans la clarté fauve du soleil couchant. Elle était tout essoufflée, toute vibrante de son effort, trempée de sueur, les cheveux collés à la peau, et si défaite, que son corsage bâillait sur sa petite gorge dure, et que sa jupe, aux agrafes arrachées, glissait de ses hanches.

— Oh ! la, que c’est haut !… La tête me tourne.

Et elle riait avec un frisson, hésitante, n’osant plus descendre, avançant un pied qu’elle retirait vite.

— Non, c’est trop haut. Va quérir une échelle.

— Mais, bête ! dit Jean, assieds-toi donc, laisse-toi glisser !

— Non, non, j’ai peur, je ne peux pas !

Alors, ce furent des cris, des exhortations, des plaisanteries grasses. Pas sur le ventre, ça le ferait enfler ! Sur le derrière, à moins qu’elle n’y eût des engelures ! Et lui, en bas, s’excitait, les regards levés vers cette fille dont il apercevait les jambes, peu à peu exaspéré de la voir si haut, hors de sa portée, pris inconsciemment d’un besoin de mâle, la rattraper et la tenir.

— Quand je te dis que tu ne te rompras rien !… Déboule, tu tomberas dans mes bras.

— Non, non !

Il s’était placé devant la meule, il élargissait les bras, lui offrait sa poitrine, pour qu’elle se jetât. Et, lorsque, se décidant, fermant les yeux, elle se laissa aller, sa chute fut si prompte, sur la pente glissante du foin, qu’elle le culbuta, en lui enfourchant les côtes de ses deux cuisses. Par terre, les cottes troussées, elle étranglait de rire, elle bégayait qu’elle ne s’était pas fait de mal. Mais, à la sentir brûlante et suante contre sa face, il l’avait empoignée. Cette odeur âcre de fille, ce parfum violent de foin fouetté de grand air, le grisaient, raidissaient tous ses muscles, dans une rage brusque de désir. Puis, c’était autre chose encore, une passion ignorée pour cette enfant, et qui crevait d’un coup, une tendresse de cœur et de chair, venue de loin, grandie avec leurs jeux et leurs gros rires, aboutissant à cette envie de l’avoir, là, dans l’herbe.

— Oh ! Jean, assez ! tu me casses !

Elle riait toujours, croyant qu’il jouait. Et lui, ayant rencontré les yeux ronds de Palmyre, tressaillit et se releva, grelottant, de l’air éperdu d’un ivrogne que la vue d’un trou béant dégrise. Quoi donc ? ce n’était pas Lise qu’il voulait, c’était cette gamine ! Jamais l’idée de la peau de Lise contre la sienne, ne lui avait seulement fait battre le cœur ; tandis que tout son sang l’étouffait, à la seule pensée d’embrasser Françoise. Maintenant, il savait pourquoi il se plaisait tant à rendre visite et à être utile aux deux sœurs. Mais l’enfant était si jeune ! il en restait désespéré et honteux.

Justement, Lise revenait de chez les Fouan. En chemin, elle avait réfléchi. Elle aurait mieux aimé Buteau, parce que, tout de même, il était le père de son petit. Les vieux avaient raison, pourquoi se bousculer ? Le jour où Buteau dirait non, il y aurait toujours là Jean qui dirait oui.

Elle aborda ce dernier, et tout de suite :

— Pas de réponse, l’oncle ne sait rien… Attendons.

Effaré, frémissant encore, Jean la regardait, sans comprendre. Puis, il se souvint : le mariage, le mioche, le consentement de Buteau, toute cette affaire qu’il considérait, deux heures plus tôt, comme avantageuse pour elle et pour lui. Il se hâta de dire :

— Oui, oui, attendons, ça vaut mieux.

La nuit tombait, une étoile brillait déjà au fond du ciel couleur de violette. On ne distinguait, sous le crépuscule croissant, que les rondeurs vagues des premières meules, qui bossuaient l’étendue rase des prairies. Mais les odeurs de la terre chaude s’exhalaient plus fortes, dans le calme de l’air, et les bruits s’entendaient davantage, prolongés, d’une limpidité musicale. C’étaient des voix d’hommes et de femmes, des rires mourants, l’ébrouement d’une bête, le heurt d’un outil ; tandis que, s’entêtant sur un coin de pré, les faucheurs allaient toujours, sans relâche ; et le sifflement des faux montait encore, large, régulier, de cette besogne qu’on ne voyait plus.