La Terre/Deuxième partie/3

La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 114-126).


III


Un mois se passa. Le vieux Fouan, nommé tuteur de Françoise, qui entrait dans sa quinzième année, les décida, elle et sa sœur Lise, son aînée de dix ans, à louer leurs terres au cousin Delhomme, sauf un bout de pré, pour qu’elles fussent convenablement cultivées et entretenues. Maintenant que les deux filles restaient seules, sans père ni frère à la maison, il leur aurait fallu prendre un serviteur, ce qui était ruineux, à cause du prix croissant de la main-d’œuvre. Delhomme, d’ailleurs, leur rendait là un simple service, s’engageant à rompre le bail, dès que le mariage de l’une des deux nécessiterait le partage entre elles de la succession.

Cependant, Lise et Françoise, après avoir également cédé au cousin leur cheval, devenu inutile, gardèrent les deux vaches, la Coliche et Blanchette, ainsi que l’âne, Gédéon. Elles gardaient de même leur demi-arpent de potager, que l’aînée se réservait d’entretenir, tandis que la cadette prendrait soin des bêtes. Certes, il y avait encore là du travail ; mais elles ne se portaient pas mal, Dieu merci ! elles en verraient bien la fin.

Les premières semaines furent très dures, car il s’agissait de réparer les dégâts de la grêle, de bêcher, de replanter des légumes ; et ce fut là ce qui poussa Jean à leur donner un coup de main. Une liaison se faisait entre lui et elles deux, depuis qu’il avait ramené leur père moribond. Le lendemain de l’enterrement, il vint demander de leurs nouvelles. Puis, il revint causer, peu à peu familier et obligeant, si bien qu’un après-midi, il ôta la bêche des poings de Lise, pour achever de retourner un carré. Dès lors, en ami, il leur consacra les heures que ne lui prenaient pas ses travaux, à la ferme. Il était de la maison, de cette vieille maison patrimoniale des Fouan, bâtie par un ancêtre, il y avait trois siècles, et que la famille honorait d’une sorte de culte. Lorsque Mouche, de son vivant, se plaignait d’avoir eu le mauvais lot, dans le partage, et accusait de vol sa sœur et son frère, ceux-ci répondaient : « Et la maison ! est-ce qu’il n’a pas la maison ? »

Pauvre maison en loques, tassée, lézardée et branlante, raccommodée partout de bouts de planches et de plâtras ! Elle avait dû être construite en moellons et en terre ; plus tard, on en refit deux murs au mortier ; enfin, vers le commencement du siècle, on se résigna à en remplacer le chaume par une toiture de petites ardoises, aujourd’hui pourries. C’était ainsi qu’elle avait duré et qu’elle tenait encore, enfoncée d’un mètre, comme on les creusait toutes au temps jadis, sans doute pour avoir plus chaud. Cela offrait l’inconvénient que, par les gros orages, l’eau l’envahissait ; et l’on avait beau balayer le sol battu de cette cave, il restait toujours de la boue dans les coins. Mais elle était surtout malicieusement plantée, tournant le dos au nord, à la Beauce immense, d’où soufflaient les terribles vents de l’hiver ; de ce côté, dans la cuisine, ne s’ouvrait qu’une lucarne étroite, barricadée d’un volet, au ras du chemin ; tandis que, sur l’autre face, celle du midi, se trouvaient la porte et les fenêtres. On aurait dit une de ces masures de pêcheur, au bord de l’océan, dont pas une fente ne regarde le flot. À force de la pousser, les vents de la Beauce l’avaient fait pencher en avant : elle pliait, elle était comme ces très vieilles femmes dont les reins se cassent.

Et Jean, bientôt, en connut les moindres trous. Il aida à nettoyer la chambre du défunt, l’encoignure prise sur le grenier, simplement séparée par une cloison de planches, et dans laquelle il n’y avait qu’un ancien coffre, plein de paille, servant de lit, une chaise et une table. En bas, il ne dépassait point la cuisine, il évitait de suivre les deux sœurs dans leur chambre, dont la porte, toujours battante, laissait voir l’alcôve à deux lits, la grande armoire de noyer, une table ronde sculptée, superbe, sans doute une épave du château, volée autrefois. Il existait une autre pièce derrière celle-là, si humide, que le père avait préféré coucher en haut : on regrettait même d’y serrer les pommes de terre, car elles y germaient tout de suite. Mais c’était dans la cuisine qu’on vivait, dans cette vaste salle enfumée, où depuis trois siècles se succédaient les générations des Fouan. Elle sentait les longs labeurs, les maigres pitances, l’effort continu d’une race qui était arrivée tout juste à ne pas crever de faim, en se tuant de besogne, sans avoir jamais un sou de plus en décembre qu’en janvier. Une porte, ouvrant de plain-pied sur l’étable, mettait les vaches de compagnie avec le monde ; et, quand cette porte se trouvait fermée, on pouvait les surveiller encore, par une vitre enchâssée dans le mur. Ensuite, il y avait l’écurie, où Gédéon restait seul, puis un hangar et un bûcher ; de sorte qu’on n’avait pas à sortir, on filait partout. Dehors, la pluie entretenait la mare, qui était la seule eau pour les bêtes et l’arrosage. Chaque matin, il fallait descendre à la fontaine, en bas, sur la route, chercher l’eau de la table.

Jean se plaisait là, sans se demander ce qui l’y ramenait. Lise, gaie, avec toute sa personne ronde, était d’un bon accueil. Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient déjà, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. Mais elle avait de gros bras solides, elle apportait à la besogne un tel cœur, tapant, criant, riant, qu’elle réjouissait la vue. Jean la traitait en femme, ne la tutoyait pas, tandis qu’il continuait au contraire à tutoyer Françoise, dont les quinze ans faisaient pour lui une gamine. Celle-ci, que le grand air et les durs travaux n’avaient pas eu le temps d’enlaidir, gardait son joli visage long, au petit front têtu, aux yeux noirs et muets, à la bouche épaisse, ombrée d’un duvet précoce ; et, toute gamine qu’on la croyait, elle était femme aussi, il n’aurait pas fallu, comme disait sa sœur, la chatouiller de trop près, pour lui faire un enfant. Lise l’avait élevée, leur mère étant morte : de là venait leur grande tendresse, active et bruyante de la part de l’aînée, passionnée et contenue chez la cadette. Cette petite Françoise avait le renom d’une fameuse tête. L’injustice l’exaspérait. Quand elle avait dit : « Ça c’est à moi, ça c’est à toi », elle n’en aurait pas démordu sous le couteau ; et, en dehors du reste, si elle adorait Lise, c’était dans l’idée qu’elle lui devait bien cette adoration. D’ailleurs, elle se montrait raisonnable, très sage, sans vilaines pensées, seulement tourmentée par ce sang hâtif, ce qui la rendait molle, un peu gourmande et paresseuse. Un jour, elle en vint, elle aussi, à tutoyer Jean, en ami très âgé et bonhomme, qui la faisait jouer, qui la taquinait parfois, mentant exprès, soutenant des choses injustes, pour s’amuser à la voir s’étrangler de colère.

Un dimanche, par un après-midi déjà brûlant de juin, Lise travaillait, dans le potager, à sarcler des pois ; et elle avait posé sous un prunier Jules, qui s’y était endormi. Le soleil la chauffait d’aplomb, elle soufflait, pliée en deux, arrachant les herbes, lorsqu’une voix s’éleva derrière la haie.

— Quoi donc ? on ne se repose pas, même le dimanche !

Elle avait reconnu la voix, elle se redressa, les bras rouges, la face congestionnée, rieuse quand même.

— Dame ! pas plus le dimanche qu’en semaine, la besogne ne se fait toute seule !

C’était Jean. Il longea la haie, entra par la cour.

— Laissez donc ça, je vas l’expédier, moi, votre travail !

Mais elle refusa, elle avait bientôt fini ; puis, si elle ne faisait pas ça, elle ferait autre chose : est-ce qu’on pouvait flâner ? Elle avait beau se lever dès quatre heures, et le soir coudre encore à la chandelle, jamais elle n’en voyait le bout.

Lui, pour ne point la contrarier, s’était mis à l’ombre du prunier voisin, en ayant soin de ne pas s’asseoir sur Jules. Il la regardait, pliée de nouveau, les fesses hautes, tirant sa jupe qui remontait et découvrait ses grosses jambes, tandis que, la gorge à terre, elle manœuvrait les bras, sans craindre le coup de sang, dont le flot lui gonflait le cou.

— Ça va bien, dit-il, que vous êtes rudement construite !

Elle en montrait quelque orgueil, elle eut un rire de complaisance. Et il riait lui aussi, l’admirant d’un air convaincu, la trouvant forte et brave comme un garçon. Aucun désir malhonnête ne lui venait de cette croupe en l’air, de ces mollets tendus, de cette femme à quatre pattes, suante, odorante ainsi qu’une bête en folie. Il songeait simplement qu’avec des membres pareils, on en abattait, de la besogne ! Bien sûr que, dans un ménage, une femme de cette bâtisse-là valait son homme.

Sans doute, une association d’idées se fit en lui, et il lâcha involontairement une nouvelle, qu’il s’était promis de garder secrète.

— J’ai vu Buteau, avant-hier.

Lise, lentement, se mit debout. Mais elle n’eut pas le temps de l’interroger. Françoise, qui avait reconnu la voix de Jean, et qui arrivait de sa laiterie, au fond de l’étable, les bras nus et blancs de lait, s’emporta.

— Tu l’as vu… Ah ! le cochon !

C’était une antipathie croissante, elle ne pouvait plus entendre nommer le cousin, sans être soulevée par une de ses révoltes d’honnêteté, comme si elle avait eu à venger un dommage personnel.

— Certainement que c’est un cochon, déclara Lise avec calme ; mais ça n’avance à rien de le dire, à cette heure.

Elle avait posé les poings sur ses hanches, elle demanda sérieusement :

— Alors, qu’est-ce qu’il raconte, Buteau ?

— Mais rien, répondit Jean embarrassé, mécontent d’avoir eu la langue trop longue. Nous avons parlé de ses affaires, à cause de ce que son père dit partout, qu’il le déshéritera ; et lui dit qu’il a le temps d’attendre, que le vieux est solide, qu’il s’en fout d’ailleurs.

— Est-ce qu’il sait que Jésus-Christ et Fanny ont signé l’acte tout de même, et que chacun est entré en possession de sa part ?

— Oui, il le sait, et il sait aussi que le père Fouan a loué à son gendre Delhomme la part dont lui, Buteau, n’a pas voulu ; il sait que monsieur Baillehache a été furieux, à ce point qu’il a juré de ne plus jamais laisser tirer les lots, avant d’avoir fait signer les papiers… Oui, oui, il sait que tout est fini.

— Ah ! et il ne dit rien ?

— Non, il ne dit rien.

Lise, silencieusement, se courba, marcha un instant, arrachant les herbes, ne montrant plus d’elle que la rondeur enflée de son derrière ; puis, elle tourna le cou, elle ajouta, la tête en bas :

— Voulez-vous savoir, Caporal ? eh bien ! ça y est, je peux garder Jules pour compte.

Jean qui, jusque-là, lui donnait des espérances, hocha le menton.

— Ma foi ! je crois que vous êtes dans le vrai.

Et il jeta un regard sur Jules, qu’il avait oublié. Le mioche, serré dans son maillot, dormait toujours, avec sa petite face immobile, noyée de lumière. C’était ça l’embêtant, ce gamin ! Autrement, pourquoi n’aurait-il pas épousé Lise, puisqu’elle se trouvait libre ? Cette idée lui venait là, tout d’un coup, à la regarder au travail. Peut-être bien qu’il l’aimait, que le plaisir de la voir l’attirait seul dans la maison. Il en restait surpris pourtant, ne l’ayant pas désirée, n’ayant même jamais joué avec elle, comme il jouait avec Françoise, par exemple. Et, justement, en levant la tête, il aperçut celle-ci, demeurée toute droite et furieuse au soleil, les yeux si luisants de passion, si drôles, qu’il en fut égayé, dans le trouble de sa découverte.

Mais un bruit de trompette, un étrange turlututu d’appel se fit entendre ; et Lise, quittant ses pois, s’écria :

— Tiens ! Lambourdieu !… J’ai une capeline à lui commander.

De l’autre côté de la haie, sur le chemin, apparut un petit homme court, trompetant et précédant une grande voiture longue, que traînait un cheval gris. C’était Lambourdieu, un gros boutiquier de Cloyes, qui avait peu à peu joint à son commerce de nouveautés la bonneterie, la mercerie, la cordonnerie, même la quincaillerie, tout un bazar qu’il promenait de village en village, dans un rayon de cinq ou six lieues. Les paysans finissaient par lui tout acheter, depuis leurs casseroles jusqu’à leurs habits de noce. Sa voiture s’ouvrait et se rabattait, développant des files de tiroirs, un étalage de vrai magasin.

Lorsque Lambourdieu eut reçu la commande de la capeline, il ajouta :

— Et, en attendant, vous ne voulez pas de beaux foulards ?

Il tirait d’un carton, il faisait claquer au soleil des foulards rouges à palmes d’or, éclatants.

— Hein ? trois francs, c’est pour rien !… Cent sous les deux !

Lise et Françoise, qui les avaient pris par-dessus la haie d’aubépine, où séchaient des couches de Jules, les maniaient, les convoitaient. Mais elles étaient raisonnables, elles n’en avaient pas besoin : à quoi bon dépenser ? Et elles les rendaient, lorsque Jean se décida tout d’un coup à vouloir épouser Lise, malgré le petit. Alors, pour brusquer les choses, il lui cria :

— Non, non, gardez-le, je vous l’offre !… Ah ! vous me feriez de la peine, c’est de bonne amitié, bien sûr !

Il n’avait rien dit à Françoise, et comme celle-ci tendait toujours au marchand son foulard, il la remarqua, il eut au cœur un élancement de chagrin, en croyant la voir pâlir, la bouche souffrante.

— Mais toi aussi, bête ! garde-le… Je le veux, tu ne vas pas faire ta mauvaise tête !

Les deux sœurs, combattues, se défendaient et riaient. Déjà, Lambourdieu avait allongé la main, par-dessus la haie, pour empocher les cent sous. Et il repartit, le cheval derrière lui démarra la longue voiture, la fanfare rauque de la trompette se perdit au détour du chemin.

Tout de suite, Jean avait eu l’idée de pousser ses affaires, auprès de Lise, en se déclarant. Une aventure l’en empêcha. L’écurie était sans doute mal fermée, soudain l’on aperçut l’âne, Gédéon, au milieu du potager, tondant gaillardement un plant de carottes. Du reste, cet âne, un gros âne, vigoureux, de couleur rousse, la grande croix grise sur l’échine, était un animal farceur, plein de malignité : il soulevait très bien les loquets avec sa bouche, il entrait chercher du pain dans la cuisine ; et, à la façon dont il remuait ses longues oreilles, quand on lui reprochait ses vices, on sentait qu’il comprenait. Dès qu’il se vit découvert, il prit un air indifférent et bonhomme ; ensuite, menacé de la voix, chassé du geste, il fila ; mais, au lieu de retourner dans la cour, il trotta par les allées, jusqu’au fond du jardin. Alors, ce fut une vraie poursuite ; et, lorsque Françoise l’eut enfin saisi, il se ramassa, rentra le cou et les jambes dans son corps, pour peser plus lourd et avancer moins vite. Rien n’y faisait, ni les coups de pied, ni les douceurs. Il fallut que Jean s’en mêlât, le bousculât par derrière de ses bras d’homme ; car, depuis qu’il était commandé par deux femmes, Gédéon avait conçu d’elles le plus complet mépris. Jules s’était réveillé au bruit, et hurlait. L’occasion était perdue, le jeune homme dut partir ce jour-là, sans avoir parlé.

Huit jours se passèrent, une grande timidité avait envahi Jean, qui, à cette heure, n’osait plus. Ce n’était pas que l’affaire lui semblât mauvaise : à la réflexion, il en avait au contraire mieux senti les avantages. D’un côté et de l’autre, on n’aurait qu’à y gagner. Si lui ne possédait rien, elle avait l’embarras de son mioche : cela égalisait les parts ; et il ne mettait là aucun vilain calcul, il raisonnait autant pour son bonheur, à elle, que pour le sien. Puis, le mariage, en le forçant à quitter la ferme, le débarrasserait de Jacqueline, qu’il revoyait, par lâcheté du plaisir. Donc, il était bien résolu, et il attendait l’occasion de se déclarer, cherchant les mots qu’il dirait, en garçon que même le régiment avait laissé capon avec les femmes.

Un jour, enfin, Jean, vers quatre heures, s’échappa de la ferme, résolu à parler. Cette heure était celle où Françoise menait ses vaches à la pâture du soir ; et il l’avait choisie, pour être seul avec Lise. Mais un contretemps le consterna d’abord : la Frimat, installée en voisine obligeante, aidait justement la jeune femme à couler la lessive, dans la cuisine. La veille, les deux sœurs avaient essangé le linge. Depuis le matin, l’eau de cendre, que parfumaient des racines d’iris, bouillait dans un chaudron, accroché à la crémaillère, au-dessus d’un feu clair de peuplier. Et, les bras nus, la jupe retroussée, Lise, armée d’un pot de terre jaune, puisait de cette eau, arrosait le linge dont le cuvier était rempli : au fond les draps, puis les torchons, les chemises, et par-dessus des draps encore. La Frimat ne servait donc pas à grand’chose ; mais elle causait, en se contentant, toutes les cinq minutes, d’enlever et de vider dans le chaudron le seau, qui, sous le baquet, recevait l’égoutture continue de la lessive.

Jean patienta, espérant qu’elle s’en irait. Elle ne partait pas, parlait de son pauvre homme, le paralytique, qui ne remuait plus qu’une main. C’était une grande affliction. Jamais ils n’avaient été riches ; seulement, lorsque lui travaillait encore, il louait des terres qu’il faisait valoir ; tandis que, maintenant, elle avait bien de la peine à cultiver toute seule l’arpent qui leur appartenait ; et elle s’éreintait, ramassait le crottin des routes pour le fumer, n’ayant pas de bestiaux, soignait ses salades, ses haricots, ses pois, pied à pied, arrosait jusqu’à ses trois pruniers et ses deux abricotiers, finissait par tirer un profit considérable de cet arpent, si bien que, chaque samedi, elle s’en allait au marché de Cloyes, pliant sous la charge de deux paniers énormes, sans compter les gros légumes, qu’un voisin lui emportait dans sa carriole. Rarement elle en revenait sans deux ou trois pièces de cent sous, surtout à la saison des fruits. Mais sa continuelle doléance était le manque de fumier : ni le crottin, ni les balayages des quelques lapins et des quelques poules qu’elle élevait, ne lui donnaient assez. Elle en était venue à se servir de tout ce que son vieux et elle faisaient, de cet engrais humain si méprisé, qui soulève le dégoût, même dans les campagnes. On l’avait su, on l’en plaisantait, on l’appelait la mère Caca, et ce surnom lui nuisait, au marché. Des bourgeoises s’étaient détournées de ses carottes et de ses choux superbes, avec des nausées de répugnance. Malgré sa grande douceur, cela la jetait hors d’elle.

— Voyons, dites-moi, vous, Caporal, est-ce raisonnable ?… Est-ce qu’il n’est pas permis d’employer tout ce que le bon Dieu nous a mis dans la main ? Et puis, avec ça que les crottes des bêtes sont plus propres !… Non, c’est de la jalousie, ils m’en veulent, à Rognes, parce que le légume pousse plus fort chez moi… Dites, Caporal, est-ce que ça vous dégoûte, vous ?

Jean, embarrassé, répondit :

— Dame ! ça ne me ragoûte pas beaucoup… On n’est pas habitué à ça, ce n’est peut-être bien qu’une idée.

Cette franchise désola la vieille femme. Elle qui n’était pas cancanière, ne put retenir son amertume.

— C’est bon, ils vous ont déjà tourné contre moi… Ah ! si vous saviez comme ils sont méchants, si vous vous doutiez de ce qu’ils disent de vous !

Et elle lâcha les commérages de Rognes sur le jeune homme. D’abord, on l’y avait exécré, parce qu’il était ouvrier, qu’il sciait et rabotait du bois, au lieu de labourer la terre. Ensuite, quand il s’était mis à la charrue, on l’avait accusé de venir manger le pain des autres, dans un pays qui n’était pas le sien. Est-ce qu’on savait d’où il sortait ? N’avait-il point fait quelque mauvais coup, chez lui, qu’il n’osait seulement pas y retourner ? Et l’on espionnait ses rapports avec la Cognette, on disait qu’à eux deux, un beau soir, ils donneraient un bouillon de onze heures au père Hourdequin, pour le voler.

— Oh ! les canailles ! murmura Jean, blême d’indignation.

Lise, qui puisait un pot de lessive bouillante dans le chaudron, se mit à rire, à ce nom de la Cognette, qu’elle-même prononçait parfois, histoire de le plaisanter.

— Et, puisque j’ai commencé, vaut mieux aller jusqu’au bout, poursuivit la Frimat. Eh bien ! il n’y a pas d’horreur qu’on ne raconte, depuis que vous venez ici… La semaine dernière, n’est-ce pas ? vous avez fait cadeau à l’une et à l’autre de foulards, qu’on leur a vus dimanche, à la messe… C’est trop sale, ils affirment que vous couchez avec les deux !

Du coup, tremblant, mais résolu, Jean se leva et dit :

— Écoutez, la mère, je vas répondre devant vous, ça ne m’embarrasse pas… Oui, je vas demander à Lise, si elle veut que je l’épouse… Vous entendez, Lise ? je vous demande, et si vous dites oui, vous me rendrez bien content.

Justement, elle vidait son pot dans le cuvier. Mais elle ne se pressa pas, acheva d’arroser soigneusement le linge ; puis, les bras nus et moites de vapeur, devenue grave, elle le regarda en face.

— Alors, c’est sérieux ?

— Très sérieux.

Elle n’en paraissait point surprise. C’était une chose naturelle. Seulement, elle ne disait ni oui ni non, elle avait sûrement une idée qui la gênait.

— Faudrait pas dire non, à cause de la Cognette, reprit-il, parce que la Cognette…

Elle l’interrompit d’un geste, elle savait bien que ça ne tirait pas à conséquence, la gaudriole à la ferme.

— Il y a encore que je n’ai absolument que ma peau à vous apporter, tandis que vous possédez cette maison et de la terre.

De nouveau, elle fit un geste pour dire que, dans sa position, avec un enfant, elle pensait comme lui que les choses se compensaient.

— Non, non, ce n’est pas tout ça, déclara-t-elle enfin. Seulement, c’est Buteau…

— Puisqu’il ne veut pas.

— Bien sûr, et l’amitié n’y est plus, car il s’est trop mal conduit… Mais, tout de même, il faut consulter Buteau.

Jean réfléchit une grande minute. Puis, sagement :

— Comme vous voudrez… Ça se doit, par rapport à l’enfant.

Et la Frimat, qui, gravement, elle aussi, vidait le seau d’égoutture dans le chaudron, croyait devoir approuver la démarche, tout en se montrant favorable à Jean, un honnête garçon, celui-là, pas têtu, pas brutal, lorsqu’on entendit, au-dehors, Françoise rentrer avec les deux vaches.

— Dis donc, Lise, cria-t-elle, viens donc voir… La Coliche s’est abîmé le pied.

Tous sortirent, et Lise, à la vue de la bête qui boitait, le pied gauche de devant meurtri, ensanglanté, eut une brusque colère, un de ces éclats bourrus dont elle bousculait sa sœur, quand celle-ci était petite et qu’elle se mettait en faute.

— Encore une de tes négligences, hein ?… Tu te seras endormie dans l’herbe, comme l’autre fois.

— Mais non, je t’assure… Je ne sais pas ce qu’elle a pu faire. Je l’avais attachée au piquet, elle se sera pris le pied dans sa corde.

— Tais-toi donc, menteuse !… Tu me la tueras un jour, ma vache !

Les yeux noirs de Françoise s’allumèrent. Elle était très pâle, elle bégaya, révoltée :

— Ta vache, ta vache… Tu pourrais bien dire notre vache.

— Comment, notre vache ? une vache à toi, gamine !

— Oui, la moitié de tout ce qui est ici est à moi, j’ai le droit d’en prendre et d’en abîmer la moitié, si ça m’amuse !

Et les deux sœurs, face à face, se dévisagèrent, menaçantes, ennemies. Dans leur longue tendresse, c’était la première querelle douloureuse, sous ce coup de fouet du tien et du mien, l’une irritée de la rébellion de sa cadette, l’autre obstinée et violente devant l’injustice. L’aînée céda, rentra dans la cuisine, pour ne pas gifler la petite. Et, lorsque celle-ci, après avoir mis ses vaches à l’étable, reparut et vint à la huche se couper une tranche de pain, il se fit un silence.

Lise, pourtant, s’était calmée. La vue de sa sœur, raidie et boudeuse, l’ennuyait maintenant. Elle lui parla la première, elle voulut en finir par une nouvelle imprévue.

— Tu ne sais pas ? Jean veut que je l’épouse, il me demande.

Françoise, qui mangeait debout, devant la fenêtre, resta indifférente, ne se tourna même pas.

— Qu’est-ce que ça me fiche ?

— Ça te fiche, que tu l’aurais pour beau-frère, et que je désire savoir s’il te plairait.

Elle haussa les épaules.

— Me plaire, à quoi bon ? lui ou Buteau, du moment que je ne couche pas avec !… Seulement, voulez-vous que je vous dise ? tout ça n’est guère propre.

Et elle sortit achever son pain dans la cour.

Jean, pris de malaise, affecta de rire, comme à la boutade d’une enfant gâtée ; tandis que la Frimat déclarait que, dans sa jeunesse, on aurait fouetté une galopine comme ça, jusqu’au sang. Quant à Lise, sérieuse, elle demeura un instant muette, de nouveau toute à sa lessive. Puis, elle conclut.

— Eh bien ! nous en restons là, Caporal… Je ne vous dis pas non, je ne vous dis pas oui… Voici les foins, je verrai notre monde, je questionnerai, je saurai à quoi m’en tenir. Et nous déciderons quelque chose… Ça va-t-il ?

— Ça va !

Il tendit la main, il secoua la sienne, qu’elle lui tendait. De toute sa personne, trempée de buée chaude, s’exhalait une odeur de bonne ménagère, une odeur de cendre parfumée d’iris.