La Tentation (Laprade)
La Tentation
I
Esprits immaculés d’amour et de lumière,
Astres vêtus encor de la candeur première,
Séraphins dans l’extase à jamais absorbés,
Vous qui ne luttez pas et n’êtes pas tombés,
Sphères où ne croît pas l’arbre de la science,
Votre bonheur, là-haut, n’est qu’une longue enfance !
Mais, aujourd’hui, troublant votre sérénité,
D’ici-bas jusqu’à vous quel nuage est monté ?
Est-ce bien que la terre, objet d’inquiétudes,
Doux astres, vous distrait de vos béatitudes ?
Vos habitants, rêveurs comme sont les humains,
Laissent la harpe d’or languir entre leurs mains,
Et, du haut des soleils que l’azur nous dérobe,
Curieux et craintifs se penchent vers ce globe.
Tels, du sommet des tours, dans les plaines, là-bas,
Les enfants des guerriers regardent les combats,
Et, devant la mêlée à leur âge interdite,
Sentent confusément que leur destin s’agite.
Ainsi l’aspect de l’homme et ce monde orageux
Vous détournent souvent de vos célestes jeux.
Or, jamais plus émus, plus tremblants qu’à cette heure,
Vous n’avez contemplé la terrestre demeure.
Tant d’étoiles jamais dans leur rayonnement,
Jamais tant de regards tombés du firmament,
Depuis les jours d’Adam et des premières larmes,
N’ont cherché notre terre avec autant d’alarmes ;
Moins nombreux et moins vifs, ces feux dont l’éther luit
Scintillent dans l’azur de la plus belle nuit.
II
C’est sur un bourg obscur que ces rayons affluent,
C’est un seuil indigent que les anges saluent,
C’est Nazareth, le toit d’un humble charpentier.
Un cep de ses rameaux l’embrasse tout entier,
Et l’ombre d’un figuier soir et matin dépasse
Le mur qui du jardin enclôt l’étroit espace.
Là, se parlent, assis sur le banc des aïeux,
Une femme et son fils qu’elle implore des yeux.
Recevant dans son cœur ce que le cœur adresse,
Grave et beau, le jeune homme écoute avec tendresse :
« Rien ne me sera plus quand vous aurez quitté
L’abri de votre mère et notre obscurité.
Mon cœur saigne déjà du sari— dont vous inonde
Le combat du désert, surtout celui du monde ;
Et la voix qui vous dit : Va, fais l’œuvre de Dieu !
Je la sens dans mon sein comme un glaive de feu.
« Laissez-moi regretter votre enfance éphémère !
Que la gloire du fils est pesante à la mère,
Et combien doit trembler celle à qui Gabriel
Annonce qu’elle engendre un envoyé du ciel !
Le sang qu’elle lui donne est tout promis au glaive,
Elle nourrit l’agneau pour qu’un boucher l’enlève.
O mon fils ! pardonnez la faiblesse aux adieux,
Je vous aurais voulu moins grand et plus heureux !
Je voudrais vous garder, toujours à cette place,
Sous notre pauvre toit qu’éclaire votre face.
Vous qu’attend Israël pour sauveur et pour roi,
Je voudrais, tout entier, vous retenir en moi.
Car vous êtes ma vie, ô mon fils ; il me semble
Qu’en ce paisible enclos nous grandîmes ensemble,
Que toujours je vous eus m’aimant et m’écoutant,
Et que j’ai commencé de vivre en vous portant.
Oui, Dieu, me visitant dans mon obéissance,
Mit la maternité si près de mon enfance,
Qu’avant l’heure où son fruit dans mon sein eût germé,
Avant vous, ô mon fils, je n’avais pas aimé,
Et qu’à votre berceau j’offris, tendre et jalouse,
Tout le cœur d’une mère et celui d’une épouse.
« Jésus ! depuis qu’un ange, éveillant mon émoi,
M’eut dit que c’était vous qui palpitiez en moi,
En vous seul et par vous je m’attriste ou m’égaie ;
Et, dès l’heure où le fils tend ses bras et bégaie,
Enfant dans vos baisers, jeune homme en vos discours,
Vous m’avez été bon et consolant toujours.
Votre cœur me parla dès que vos yeux s’ouvrirent ;
Par vous des jours mauvais les instants me sourirent,
Lorsqu’enfant, dans la vie entrant par un exil,
L’ange vos emporta vers les roseaux du Nil.
Vous sentiez mes douleurs avant de les comprendre ;
Par un mot caressant vous saviez tout me rendre,
Les pays, les autels pleurés par l’étranger.
Des plus secrets ennuis prompt à vous affliger,
Je vous parlais, déjà sérieuse et tout comme
Si vous portiez conseil et si vous étiez homme.
Mon esprit bien souvent s’en trouva affermi ;
Tout enfant, votre mère eut en vous un ami.
Et lorsqu’en Israël, à la fin nous entrâmes,
En vous donnant la main, heureuse entre les femmes,
Je passais, vous étiez entre ceux du hameau
Si grand déjà, si plein de sagesse et si beau !
« Jamais d’un mot, d’un geste appelant les reproches,
Vous n’avez affligé votre père et vos proches.
Un jour, ― mais que de joie a payé ce tourment ! ―
Nous avons accusé votre enfance un moment.
La faute était à moi, mère sans vigilance !
Ce souvenir encor m’est comme un coup de lance !
Pour la Pâque, à Sion, dans la foule arrêtés,
Nous vous avions perdu dans les solennités.
Je sais déjà, mon fils, ce que l’absence coûte !
Trois fois en vous cherchant nous refaisons la route ;
Ce n’est qu’après trois jours de soucis bien pesants,
Que nous vous retrouvons, vous, enfant de douze ans,
Enseignant dans le temple et, droit sous le portique,
Ébranlant les docteurs dans leur sagesse antique ;
Et tous vous écoulaient, étonnés et ravis.
Je pleurais, et bientôt vous nous avez suivis.
Or, mon cœur conservait ce qu’il venait d’entendre.
« Dès lors, auprès de nous, toujours soumis et tendre,
Vous vivez en bon fils, Seigneur, et partagez
L’humble abri de ce toit qu’en un ciel vous changez ;
Votre amour souriant sur nos douleurs y brille ;
Vous gagnez de vos mains le pain de la famille ;
Par vos travaux constants son sort est adouci ;
Depuis trente ans, Seigneur, nous vous gardons ainsi.
Pour son œuvre aujourd’hui que l’esprit vous réclame,
Tout mon bonheur de mère échappe de mon âme ;
Car d’un monde ennemi je sens déjà les coups :
Au calice de fiel je m’abreuve avant vous.
Malheur aux flancs choisis pour porter un prophète !
La volonté de Dieu, cependant, sera faite ;
Allez, quoique mon sang, hélas ! puisse en crier,
Faire l’œuvre du maître en fidèle ouvrier ;
Mais pour rendre, en partant, ma douleur moins amère,
Mon fils et mon Seigneur, bénissez votre mère. »
L’homme que la colombe, aux yeux de Jean charmé,
Baptisait dans l’éclair du nom de bien-aimé,
Courba son front puissant que ceindront les épines,
Prit les mains de Marie entre ses mains divines,
Lui parla longuement d’un retour éternel,
Et partit revêtu du baiser maternel.
O famille ! ô foyer ! temple cher à Dieu même !
O filial amour, religion suprême,
Doux asservissement qui fait les hommes forts,
Paix qui prépare l’âme aux combats du dehors,
Loi dont les plus grands cœurs suivent le mieux les règles,
Humble nid où s’accroît l’envergure des aigles,
Joug aimé des plus fiers et des plus triomphants,
Qu’un regard maternel trouve toujours enfants !
III
Or, poussé par l’Esprit dans ses austères voies,
Jésus fuit ce que l’homme a de plus saintes joies,
Sa mère et ses amis, la paix de son foyer,
Ses fleurs, son banc de pierre à l’ombre du figuier,
Et les rêves d’été, les sommeils sur la mousse,
Et du toit des aïeux l’obscurité si douce ;
Tous ces biens que la foule a le droit de goûter,
Mais qu’aux élus le ciel montre pour les tenter,
Ces chastes biens à qui tout prophète renonce
Pour suivre un dur sentier de cailloux et de ronce.
Au voyage sanglant le fils de l’homme est prêt ;
Et, marchant au désert, traverse Nazareth
A l’heure où, saluant l’aube qui la ravive,
S’éveille la cité plus fraîche et plus active.
Les joyeux artisans, par le coq avertis,
Entonnent leurs chansons au bruit de leurs outils ;
Les voisins, s’abordant de paroles amies,
S’égayent à frapper aux maisons endormies.
Sur la place déjà les marchands étrangers
Abreuvent les chameaux de leurs faix déchargés.
La serpe en mains, plusieurs vont voir, de l’œil du maître,
Leur vigne et leur froment qu’il faut cueillir peut-être ;
D’autres, se disputant sur leurs droits indécis,
Font parler les vieillards près de la porte assis ;
Deux longs flots de passants se croisent sous son arche :
Le gain ou le plaisir aiguillonne leur marche.
Or, cherchant la douleur, son but et son devoir,
Jésus ceignit ses reins et sortit sans les voir.
Le matin, colorant les gazons qu’il arrose,
Faisait tout verdoyer dans une vapeur rose.
Nul vent lourd et poudreux ne ternissait encor
Les bois tout d’émeraude et les froments tout d’or.
L’air se peuplait d’oiseaux. Fraîche, embaumée et tendre,
La campagne invitait le cœur à s’y répandre.
C’était la fenaison ; et du labeur commun
Le fardeau partagé s’allégeait pour chacun.
Mille fleurs, qu’avec l’herbe abattent les faucilles,
Se nouaient en couronne au front des jeunes filles ;
Les faucheurs excités redoublaient à leurs chants.
Tout transforme en plaisir le saint travail des champs,
Où l’invisible nœud des douces sympathies
Lie en gerbes, souvent, les âmes assorties.
Pour l’heure un gai repas, à l’ombre du hallier,
Rassemble des faneurs le cercle irrégulier,
Et, dans leur joyeux groupe, ils offrent une place
Au voyageur aimé qui leur sourit et passe ;
Et c’est à chaque instant quelque tableau pareil
Où l’homme a mis sa joie, où Dieu met le soleil,
Dans un vallon plus frais que les rosiers parfument,
Sur la pente opposée au bourg où les toits fument,
Près des eaux soupirant leurs bruits doux et confus,
Un palais s’abritait sous les cèdres touffus ;
Un palais écarté dont le plaisir est l’hôte,
Et dont chaque ornement est le prix d’une faute.
Éteignant ses splendeurs dans l’aurore aux flots d’or,
La fête de la nuit s’y prolongeait encor.
Les conviés cherchaient la fraîcheur hors des salles.
Baignant leurs fronts fiévreux aux brises matinales,
Des couples nonchalants errent au bord des eaux.
Accoudée au milieu des hôtes les plus beaux,
Madeleine, au balcon ouvert sur les prairies,
Sourit, sans les entendre, aux molles flatteries.
Belle à faire oublier l’aube qui se levait,
Les yeux vers l’horizon, sans voix, elle rêvait.
Alors l’Adam nouveau qui consentit à naître
Pour être aussi tenté, mais comme un Dieu peut l’être,
Lance un regard sévère où pourtant est caché
Le pardon du pécheur sous l’horreur du péché ;
Et, dans le cœur déchu que cet instant relève,
Le douloureux reproche est entré comme un glaive.
Magdalum aux plaisirs fut fermé dès ce jour,
Des austères devoirs il devint le séjour ;
Un baptême de pleurs en lava les souillures ;
Le pauvre toucha l’or des coupables parures :
Et, dans un souvenir plongée avec ferveur,
La pécheresse eut foi la première au Sauveur.
Or, longeant à grands pas la moisson déjà blonde,
Jésus suit le chemin qui l’éloigne du monde.
Derrière la montagne aux sinueux contours
Disparaissent déjà Nazareth et ses tours ;
Les bornes sur le sol déjà sont plus distantes ;
Plus rares, les maisons déjà font place aux tentes.
C’est, au lieu des faneurs, la tribu des bergers.
Plus de grasse vallée et de flancs ombragés ;
Dans les maigres sillons déjà percent les roches ;
Tout de la terre inculte annonce les approches.
Un dernier champ d’épis côtoyant le sentier,
Autour de quelques ceps un buisson d’églantier,
L’herbe autour d’un vieux puits plus épaisse et plus verte,
Près d’une humble maison de platanes couverte
Quelques fleurs, un verger orné d’arbres choisis,
Font, au bord du désert, une extrême oasis,
Tout est propre et charmant dans cet étroit domaine ;
Les chars plus élégants que le bouvier ramène,
Les arbres mieux taillés, la blancheur du bétail,
Tout montre en ce logis la joie et le travail.
Dès qu’en son vert enclos parut la blanche ferme,
Le pèlerin distrait marcha d’un pied moins ferme,
Son bâton sur le roc sonna moins rudement,
Son front de plis rêveurs se rida vaguement.
Ses regards hésitants cherchaient cette demeure ;
Il semblait ne souffrir qu’à partir de cette heure,
Cet intime combat dont le ciel est l’enjeu,
Et que soutient en lui l’homme appuyé du dieu.
Il a connu ce toit où tant de paix se cache,
Un lien hospitalier dès longtemps l’y rattache,
Au retour du désert à ce foyer admis,
Il y trouvait toujours des visages amis.
Car il allait souvent, comme tous les prophètes,
De la nature au loin goûter les saintes fêtes ;
C’est là que par son père il était visité :
Là qu’il se souvenait de sa divinité.
Puis, quand il descendait pour rentrer chez les hommes
Et se sentir encore être ce que nous sommes,
C’était à ce foyer qu’il se disait comment
Le bonheur peut nous luire ici-bas un moment.
Dans l’heureux champ, qui semble aimer aussi ses maîtres,
Un vieillard vénéré vit comme ses ancêtres.
Quelle paix, quelle joie offre cette maison
Au cœur dont son enclos ferait tout l’horizon,
Au mortel investi d’un humble ministère,
A qui restent permis les amours de la terre ;
Qui, n’ayant à porter que sa part de douleur
Ignore encor le poids de l’esprit du Seigneur !
Heureux l’homme inconnu, sans mission jalouse,
Qui prendrait sous ce toit sa sœur et son épouse,
Et recevant du ciel des rejetons nombreux
D’un sort pareil au sien se flatterait pour eux !
Mais Dieu donne au prophète une loi plus sévère
Et lui défend les fleurs qui bordent son calvaire.
Quand l’homme avec sa croix porte les croix d’autrui,
Ce qui fait nos vertus est un piège pour lui.
L’amour, qui purifie et soutient nos cœurs frêles,
Souille un cœur de lévite et fait tomber ses ailes.
Or, Jésus approchait, à tous les yeux caché
Par le buisson en fleurs sur le chemin penché ;
Au travers il peut voir la cour hospitalière
Où parle en ce moment une voix familière.
Près du char des faneurs ployant sous l’heureux faix,
Le vieillard déliait ses taureaux satisfaits ;
Ah ! si l’hôte adoré se détourne et se montre
Comme ces cœurs joyeux iront à sa rencontre !
Comme ce mot : toujours ! dit par lui sur le seuil
Du bonheur des élus payera leur accueil !
Il le sait, et près d’eux, il sent bien en lui-même
Qu’on peut se faire un ciel de la terre où l’on aime.
Plus loin c’est un combat librement entrepris,
Ici c’est le repos entre des bras chéris.
Ah ! va-t-il s’arrêter pour respirer cette âme ?
Va-t-il se souvenir qu’il est né d’une femme ?
L’arbre qui sur le monde un jour doit dominer,
Dans cet étroit jardin va-t-il s’enraciner,
Et, n’offrant son appui qu’à cette jeune vigne,
Le chêne est-il perdu pour un fardeau plus digne ?
Si c’est le cœur humain qui dans vous a battu,
Si c’est bien notre chair qui vous a revêtu,
Et si tout fils d’Adam, né du même lignage,
O maître, a droit de voir en vous sa propre image ;
Ce n’est ni le désert, ni la tour de Sion
Qui vous ont vu trembler dans la tentation,
Ni le bois d’oliviers qui, le jour du supplice,
Vous a vu repousser le plus amer calice !
« O Verbe, dont la flamme habite dans ma cendre,
Chez un autre que moi ne pouviez-vous descendre,
Et donner à porter à des pieds moins tremblants
Ce Sauveur retardé depuis quatre mille ans ?
Oh ! terrible union d’une double nature,
Du Verbe créateur avec la créature !
Oh ! brisement du sein qui contient l’infini !
A la chair d’un mortel pourquoi vous être uni ;
Ou pourquoi votre esprit, touchant notre matière,
Ne la peut-il, Seigneur, consumer tout entière ?
Comment de l’homme en vous est-il assez resté
Pour trembler et souffrir dans la divinité ?
Tout mortel à me voir me prendrait pour un frère,
Et s’il m’appelle ainsi sa bouche est téméraire ;
Lorsqu’au-devant de moi je sens son cœur venir,
Je voudrais l’embrasser, et je dois le bénir !
Mon front doit se voiler devant un regard tendre.
L’amour qui m’est offert c’est à Dieu de le rendre.
Je ne puis me donner selon mes doux penchants,
Car j’appartiens à tous et surtout aux méchants !
Et ceux qui m’ont aimé de l’amour la plus forte
N’ont fait qu’unir leur croix à celle que je porte. »
Il passa : la prière abrégea le combat ;
Et les Anges ont dit qu’une larme tomba.
Larme attestant l’effort, mais que Jésus avoue ;
L’urne des séraphins la reçut de sa joue,
Et des pauvres humains par un amour brisés
Les cœurs faibles et doux y seront baptisés.
Or, il marchait, rempli de cette ardeur plus prompte
Que puise dans la lutte une âme qui se dompte,
Prêt à tous les périls que Dieu dans ses desseins
Suscite à chaque pas sur la route des saints.
IV
Il atteignait déjà cette âpre solitude
Que l’âme des plus forts trouve souvent trop rude ;
Ce royaume du vide où l’air même tarit ;
Où l’homme ne vit pas si Dieu ne l’y nourrit.
Il s’offrait aux périls de ces luttes secrètes
Que cachent le désert et les longues retraites.
Seul avec l’Esprit-Saint, il vécut dans ces lieux
Pleins d’étranges terreurs, d’ennemis merveilleux,
Dont la nature aux yeux de l’homme qu’elle entraîne,
S’entoure pour le vaincre et rester souveraine.
Durant quarante jours, sur les sommets ardus
Qu’interdit le vertige aux voyants éperdus,
Il habita, jeûnant de toute nourriture
Par l’homme préparée ou prise à la nature ;
Sevrant surtout son âme, attentif à bannir
Tout terrestre aliment et jusqu’au souvenir ;
Faisant place au Seigneur, rendant son cœur semblable
A la virginité de la neige et du sable ;
Et, pour garder au Verbe un vase sans levain,
N’admettant rien en soi si ce n’est le divin.
Les oasis, tendant sous ses pas leurs embûches,
Étalaient devant lui leurs sources et leurs ruches,
Trésors plus séduisants, car ils sont plus cachés
Par des vagues de sable ou des murs de rochers.
Le gazon, près des puits, semé de fleurs sans nombre,
Formait pour la mollesse un lit tout baigné d’ombre ;
Mille arbres y versaient leur fraîcheur et leurs fruits.
L’air au sein des rameaux éveillait ces doux bruits,
Ces souffles qui, passant sur des âmes lassées,
En rêves fugitifs effeuillent les pensées,
Et, comme une poussière, en leur vol énervant,
Emportent nos vouloirs dissipés à tout vent.
Pour l’enivrer de loin et l’avoir par surprise,
Les jardins lui jetaient leurs senteurs dans la brise ;
Afin qu’à son insu le charme amollissant
Avec l’air aspiré, pénétrât dans son sang.
Sur un fond sablé d’or l’eau, qui brille et fascine,
Creusait là, pour le bain, une fraîche piscine,
Dans l’herbe et dans les fleurs s’encadrait en miroir ;
Onde flatteuse où l’homme a plaisir de se voir,
Et qui tient, l’entourant d’azur et de nuage,
Le rêveur jusqu’au soir penché sur son image.
Sur les branches bercés entre les pommes d’or,
Les oiseaux l’invitaient à cueillir ce trésor.
De leur plus frais carmin les rosiers voulaient luire.
Les lis s’étaient parés afin de le séduire
Et d’avoir pour eux seuls les regards de ses yeux
Distraits des fleurs de l’âme et détournés des cieux.
Ainsi, pour l’arracher à sa vision pure
Et pour ôter son cœur aux hommes, la nature,
Les arbres, les fruits d’or, les brises qui chantaient,
Les sources, les oiseaux et les fleurs le tentaient.
Ailleurs, n’espérant plus le vaincre par ses charmes,
Contre lui la nature essayait d’autres armes ;
Aux yeux du solitaire active à s’entourer
Des sauvages grandeurs qui la font adorer,
Et tiennent sous son joug, enchaînés par la crainte,
Ceux dont l’âme secoue une plus molle étreinte.
Les cratères éteints se rouvraient tout à coup ;
Des reptiles fangeux sifflaient, dressant le cou ;
De livides éclairs et des oiseaux funèbres
Sur le front de Jésus glissaient dans les ténèbres.
Furieux de subir un étrange ascendant,
Les tigres contre lui s’élançaient cependant.
Les rochers, les débris des cèdres centenaires
Croulaient sur son chemin lancés par les tonnerres ;
L’orage, enfin, tâchait, en ébranlant son corps,
D’occuper sa grande âme aux choses du dehors.
Mais lui s’arme en priant d’une force paisible,
Il tient son cœur tourné vers le père invisible,
Et, l’homme intérieur dominant ce concert,
L’esprit parle en son sein plus haut que le désert.
Nuit et jour il entend sa parole profonde,
Nuit et jour il répond, n’écoutant rien du monde ;
Sans ouïr les serpents pas plus que les oiseaux,
Ou l’invitation des arbres et des eaux.
Sa pensée est ailleurs ; et, perçant tous les voiles,
Monte sans s’arrêter même autour des étoiles,
Et parcourt sans effroi ces lieux éblouissants
Où l’homme n’entrera que dépouillé des sens.
Ainsi, pour voir le Dieu fermant les yeux au temple,
Père ! c’est bien vous seul qu’il cherche et qu’il contemple,
A genoux sur le sable aux brûlantes lueurs,
Sur les gazons baignés de sang et de sueurs.
C’est là qu’abolissant toute humaine doctrine,
Tout aiguillon charnel brisé dans sa poitrine,
Mieux qu’entre les docteurs de Thèbe ou de Sion,
De la lumière vraie il eut la vision,
Et connut, sans terreur ni mouvement superbe,
Qu’en toute plénitude il possédait le Verbe.
Divine région qui confine le ciel,
Solitude où grandit l’homme immatériel,
Il est bon de chercher sur ta lointaine grève
Ce sol vierge de pas où croît la fleur du rêve,
Où, comme deux époux que nul n’y vient troubler,
Notre âme et le Seigneur aiment à se parler.
Il est bon pour le cœur, quand la chair le gouverne,
De vêtir le cilice au fond de la caverne,
Aux impurs souvenirs d’y creuser des tombeaux,
Et de manger le pain qu’apportent les corbeaux.
Cependant, ô désert de Moïse et d’Élie,
Où sous l’ardent charbon la langue se délie,
Cime où circule un air enivrant et subtil,
Même pour les élus tu n’es pas sans péril !
Nul homme impunément, sur tes rocs téméraires,
N’aborde une hauteur inconnue à ses frères,
Et ne se croit, un jour, dans la splendeur du lieu,
Plus distant des mortels qu’il n’est distant de Dieu.
Le plus rude ennemi pour le cœur d’un apôtre,
Ce n’est pas le plaisir qui triomphe du nôtre :
Jusqu’aux neiges sans fin plus d’un sage est monté,
Qui tombera du haut de son austérité.
C’est quand les sens vaincus meurent de leur défaite
Que Satan, plus hardi, visite le prophète,
Et parfois, du ciel même envahissant le seuil,
Creuse entre l’âme et Dieu l’abîme de l’orgueil.
V
Qui n’entrevit Satan ? mais qui peut le décrire ?
Quel homme, ayant vécu, n’entendit pas son rire,
Ce rire de l’abîme à l’heure où nous tombons ?
Nous l’avons connu tous, hélas ! même les bons.
Pourtant, lorsqu’il médite une attaque nouvelle,
Nul ne devine plus en lui l’Ange rebelle,
Tant il sait sous le fard, sous l’éclat déployé,
Effacer les sillons de son front foudroyé ;
Tant son or emprunté luit sur ses ailes sombres,
Tant il s’orne à propos de lumières ou d’ombres.
A voir ses yeux d’azur, ses cheveux blonds et fins,
Qui ne l’a pris souvent pour un des Séraphins ?
Dans les lieux les plus purs il nous cache ses piéges,
Ses feux infects couvés sous les plus blanches neiges.
Nul ne peut dénombrer les formes qu’il revêt.
L’innocence, en dormant, l’entend sur son chevet.
Il surgit de la lampe et des piliers du temple,
De l’austère cellule où le sage contemple.
Il se sert contre nous de nos meilleurs penchants ;
Il force à nous tenter même les fleurs des champs,
La colombe, le lis, créatures fidèles,
Et dont rien n’a terni le calice et les ailes.
Mais le cœur est son lieu, c’est là qu’il vit toujours ;
Vaincu même, il s’y cache en de secrets détours.
Il sait le faible endroit de l’âme la plus forte :
Dans toute région l’homme avec soi l’emporte.
Dans la nature même, elle que Dieu conduit,
Le noir esprit du mal sur nos pas s’introduit.
Il suit la liberté si loin qu’elle pénètre ;
Avec elle il sortit des mystères de l’être :
Il est né de ce jour où, créant le désir,
Dieu fit don à l’esprit du pouvoir de choisir.
Or le rusé démon, dans ses métamorphoses,
Dispose en souverain de la forme des choses.
Contre l’être inconnu qui met le doute en lui,
D’horreur ou de beauté s’arme-t-il aujourd’hui ?
Quel sphinx ou quel serpent, quel ange au front mystique
Cache à l’Adam nouveau le séducteur antique ?
Et qui le peindra tel qu’aidé de tout son art,
Il osa de Jésus affronter le regard ?
Il vient par le désert qu’il a rendu complice ;
Il roule sur le roc, ou sur les fleurs il glisse ;
Il s’allonge et grandit comme un nuage errant,
Autour de l’ennemi tourne en le resserrant ;
Il décrit lentement ses spirales infâmes
Le vautour infernal qui s’abat sur les âmes ;
Il arrive sans bruit et de chaque horizon,
Et forme autour du cœur une adroite prison.
Mais Jésus s’est muni du jeûne et du silence,
Et l’Esprit garde en lui toute sa vigilance.
Il avait vu de loin poindre cet ennemi
Qui nous cherche dans l’ombre et prend l’homme endormi ;
Et pour la lutte, armé d’une ardente prière,
Il veillait et pleurait, à genoux sur la pierre.
« Mon père, disait-il, ma force est toute en vous ;
Vous seul accomplissez l’œuvre que je résous ;
Malgré ce nom de fils, dont votre amour me nomme,
Je suis faible et craintif, du jour où je suis homme,
Et si votre vertu m’abandonne aujourd’hui,
En moi le sang d’Adam faillira comme en lui.
Car, tout nous vient de vous : de votre sein auguste,
La lumière de l’astre et la candeur du juste.
Et tout s’éclipserait, l’âme et le firmament,
Si le flot créateur tarissait un moment.
Ce qui n’est pas de vous, dans l’âme et la nature,
N’est que mal ou néant et menteuse figure.
Tous les cœurs séparés de vous et qui croiront
Trouver en eux leur vie et leur vertu, mourront ;
Ils sont pareils au fleuve, orgueilleux de sa course,
Qui refuserait l’eau jaillissant de la source.
L’humilité reçoit, à genoux sur le seuil,
Ce flot vivifiant rejeté par l’orgueil.
Sur l’homme humble et contrit vos présents se répandent ;
Car vous ne vous donnez qu’à ceux qui vous demandent.
Il suffit, en pleurant, de dire un de vos noms,
Et tout ce qui nous manque alors nous l’obtenons.
Autour de nous rôdant, l’Esprit de mort épie
L’heure où vous délaissez la maison de l’impie.
Telle, au soir, sur un mont d’abord clair et vermeil,
L’ombre envahit le flanc quitté par le soleil ;
Ainsi le morne enfer occupe chaque place
Des cœurs dont, à pas lents, se retire la grâce.
Versez-moi donc à flots ce rayon bienfaisant,
O mon père ! et dans moi soyez toujours présent.
Que le Verbe éternel votre fils et vous-même,
Ce fils que vous aimez, Seigneur, et qui vous aime,
Ne délaisse jamais mon cœur qu’il a fait sien :
Hors ce qu’il peut en moi, mon âme ne peut rien ;
Oui, je le sens, mon Dieu, cette chair qui le porte
Reçut, étant si faible, une tâche trop forte.
Soufflez-moi, chaque jour, votre haleine de feu,
Car l’homme tremble en moi de faillir sous le Dieu.
Vous soutiendrez mon cœur, l’ayant fait votre vase.
Votre main, qui posa l’univers sur sa base,
Sur sa tige affermit la pauvre fleur des champs.
L’âme, ici-bas livrée aux aquilons méchants,
Ne mûrit pas de grains pour la moisson divine,
Si dans votre amour seul elle n’a pris racine.
O Verbe, dont chacun porte un rayon dans soi,
Puisque vous m’habitez, Seigneur, protégez-moi,
Et défendez mon cœur du démon qui l’effraie
Comme vous défendez le froment de l’ivraie,
L’étoile du nuage et de l’obscurité,
En abondant chez eux de sève et de clarté.
Je suis prêt au combat, mon père, et vous supplie ;
L’homme a fait ce qu’il peut, il pleure et s’humilie,
C’est à vous d’enchaîner le tentateur fatal,
O vous, souverain bien, délivrez-nous du mal ! »
Or, l’Esprit saint, à qui l’humilité commande,
A qui toute prière ouvre l’âme plus grande,
Vient dans le fils de l’homme emplir dès ce moment,
La place faite à Dieu par le renoncement.
Mais, observant de loin que Jésus se prosterne,
Déjà l’Esprit d’orgueil goûte un triomphe interne ;
En son aveuglement, Satan s’est écrié :
« S’il était plus qu’un homme, il n’aurait pas prié ! »
Et préparant son dard, l’infernale couleuvre,
Dont le venin, jadis, du Maître a souillé l’œuvre,
Voyant ce corps maigri par le jeûne et défait,
Des besoins de la chair tenta d’abord l’effet.
Car le premier conseil du prince de l’abîme
Prend avec art la voix d’un désir légitime.
« Es-tu le fils de Dieu, commande, et dans tes mains
Ces pierres, lui dit-il, vont devenir des pains. »
Et Jésus répliqua : « L’homme, a dit le saint livre,
Ne vit pas seulement de pain, mais il doit vivre
De tout verbe qui sort de la bouche de Dieu. »
Alors Satan le prend et le porte au milieu
De la sainte cité, sur le faîte du Temple ;
Et, citant l’Écriture à son tour en exemple :
« Es-tu le fils de Dieu, ce Christ que l’on attend,
Tu peux nous le prouver en te précipitant ;
Car il est dit que Dieu, qui d’en haut te regarde,
Aux anges a prescrit de t’avoir sous leur garde,
Et qu’ils empêcheront, te portant dans leurs mains,
Que ton pied ne se heurte aux pierres des chemins. »
Satan voulait sonder, en sa vieille imposture,
L’âme du solitaire et sa double nature.
A défaut de l’orgueil, il cherche incessamment
A souffler aux élus l’esprit d’abattement ;
Il les pousse à douter, à se trouver indignes
Et, pour se rassurer, à demander des signes.
Or le saint doit trembler, et Dieu n’a pas voulu
Dès ce monde annoncer la victoire à l’élu ;
Dieu commande l’espoir, mais il maintient l’obstacle
Et craint l’oisiveté qui peut suivre un miracle.
Jésus repartit donc : « Il est encore écrit :
Tu ne tenteras point ton Dieu. »
Le noir Esprit
L’emporta de nouveau sur un mont solitaire
Et, d’en haut, lui montra les choses de la terre,
Les royaumes du monde et toutes leurs splendeurs,
Tout ce que l’homme enfin poursuit de ses ardeurs.
Et Satan lui disait : « Vaut-il mieux, examine,
Être celui qui sert, ou celui qui domine ?
Vois ce qu’on fait là-bas de tout lâche rêveur
Qui se dévoue au nom de saint et de sauveur.
Choisis, ou de régner ou de souffrir chez l’homme.
Promène tes regards de Babylone à Rome ;
Vois, dans la pourpre et l’or et dans les voluptés,
Trôner sur les mortels les princes des cités.
Les peuples à genoux adorent leurs fantômes ;
Les tours de leurs maisons des dieux cachent les dômes ;
Leurs gloires sont à moi : trônes, trésors, palais,
Je les donne à tous ceux en qui je me complais.
Je te les donne à toi, pouvoir, titres sonores,
Si, t’étant prosterné devant moi, tu m’adores. »
Paisible et patient, comme il convient aux forts,
Jésus au Tentateur répondait jusqu’alors ;
Mais à voir le démon revendiquer un culte
Plein du zèle de Dieu vers qui monte l’insulte :
« Retire-toi, Satan, dit-il, retire-toi !
N’adorer, ne servir que Dieu, telle est la loi ! »
Or, Satan le quitta sans l’avoir pu connaître.
« D’où vient, se disait-il, cet humble et puissant être ?
De la terre ou du ciel ? Homme, il serait tenté ;
Ange, il eût devant moi montré plus de fierté. »
Car Satan lit au fond des âmes qu’il abuse ;
C’est à juger les cœurs qu’il met d’abord sa ruse :
Habile à préparer à chacun son écueil,
Dans l’homme il comprend tout… hors l’absence d’orgueil.
VI
Tous les anges au ciel, par instants soucieux,
Sur l’astre des douleurs jettent d’en haut les yeux ;
Le trône de Dieu même et ses vivantes flammes
Ne leur font oublier ce calvaire des âmes.
Oui, chaque être avec nous se relève ou s’abat ;
Le prix dépend pour tous de celui qui combat.
Oui, l’œuvre de salut ici-bas se consomme ;
Le sort même du ciel s’attache au Fils de l’homme ;
L’homme seul a reçu, pour être ici tenté,
Le fardeau de la croix et de la liberté ;
L’homme est le seul esprit qui souffre et qui mérite.
Des soleils habités la douleur est proscrite :
Notre globe, expiant pour les globes heureux,
Est tombé, se relève et triomphe pour eux.
Tout l’univers se lave à nos larmes fécondes :
Le sang des fils d’Adam coule pour tous les mondes,
Et Jésus, effaçant le sombre arrêt du dam,
Jésus saigne et combat pour tous les fils d’Adam.
Mais, du démon vaincu répandant la nouvelle,
Des messagers divins l’hosanna la révèle.
Le peuple des Esprits, tous les purs habitants
De ces soleils où règne un éternel printemps ;
Le radieux essaim des oiseaux de l’Aurore
Qui ne peut plus tomber, mais peut monter encore ;
Tous ceux dont notre chute attristait le bonheur ;
Les séraphins vivant de l’amour du Seigneur,
Et ceux que voit le ciel, en un moins doux partage,
Aimer moins ardemment et savoir davantage ;
Et tous les fils d’Adam qui vers ce jour si beau,
Aspiraient, enchaînés dans la nuit du tombeau,
Et qui, lutteurs aussi, vont, couronnés de nimbes,
Après ce grand combat sortir brillants des limbes ;
Tout être enfin sentant, quoique faible et puni,
Qu’un invincible espoir lui promet l’infini ;
Tout coin de l’univers que la pensée habite,
Où le désir de vie en un germe palpite,
Tout connut ce triomphe… excepté les humains ;
Car le glaive, toujours, doit veiller dans leurs mains.
Du repos énervant que pour l’âme il redoute,
Dieu veut nous préserver par la crainte et le doute,
Et, de peur de l’orgueil, il ne nous fait savoir
Qu’assez de nos grandeurs pour engendrer l’espoir.
Or tous ceux des Esprits qu’en leurs sphères lointaines
Le poids d’un corps trop lourd ne tient pas dans les chaînes,
Et qui, pour s’élancer dans les champs infinis,
Comme de grands oiseaux peuvent quitter leurs nids ;
Tous ceux dont les destins sont attachés aux nôtres,
Et pour qui notre globe est le centre des autres,
Partis de leurs soleils, rapides messagers,
Remplissaient l’air, pareils à des flocons légers.
Ils volaient vers la terre, innombrable cortége ;
Ils teignaient les sommets d’une blancheur de neige,
Et, passant tour à tour, adoraient, à genoux,
Celui qui triompha pour eux comme pour nous.
VII
Les anges le servaient comme ils servait son père,
Moins timides pourtant et tels qu’auprès d’un frère :
Tels qu’auprès d’eux, jadis, ces divins voyageurs
Ont vu, l’urne à la main, accourir les pasteurs.
Autour du fils aîné rentré de la bataille,
Tel s’empresse, admirant son armure et sa tai
lle,
L’essaim joyeux et fier des plus jeunes enfants,
Prenant son bouclier dans leurs bras triomphants,
Lui présentant le pain, et vers la table, en groupe,
Portant la lourde amphore et remplissant la coupe.
Chacun d’eux, à l’envi, pour apaiser sa faim,
S’employait de son mieux, Archange ou Séraphin,
Et remplaçait le pain qu’en sa ruse grossière
L’Esprit d’orgueil prétend susciter de la pierre.
Chacun lui préparait des aliments divers ;
Les célestes greniers pour eux étaient ouverts.
Chaque Ange, parcourant la sphère qu’il cultive,
Moissonnait pour Jésus d’une main attentive ;
Choisissant les épis et les fruits les plus beaux,
La manne et la rosée et les plus fraîches eaux,
Et du cœur des palmiers la moelle nourrissante,
Et la sève de tout sous leurs doigts jaillissante.
Ils s’envolaient ainsi, des mondes étrangers,
En un rapide essor, dépeuplant les vergers ;
Et, pour former un miel de toutes leurs merveilles,
Allaient et revenaient ainsi que des abeilles.
Mais un plus doux tribut par eux était offert
Au lutteur fatigué des combats du désert ;
A ses yeux, consolés par de riants prodiges
Ils venaient de Satan effacer les vestiges :
Et les noirs souvenirs que, même à son vainqueur,
Le sombre Esprit du mal laisse toujours au cœur.
Ils montraient à Jésus, en leur divin langage
Où l’action vivante unit au son l’image,
Tout le bien qu’opérait sur terre, en ce moment
Chaque juste avec lui concourant librement.
Des secrètes vertus lui déroulant le drame,
Ils faisaient, devant lui, passer toute belle âme.
Ce qu’il verrait lui-même, en son propre horizon,
S’il n’eût d’un corps humain accepté la prison,
A cette heure il le vit dans les discours des Anges,
Et sa chair frissonna de ces clartés étranges.
Il voyait, des soleils harmonisant l’essor,
Se croiser dans l’azur leurs mille rênes d’or,
Et courir par les airs les germes impalpables
Des mondes à venir plus nombreux que les sables,
Et l’immense nature en son ordre éternel,
Suivre un chemin tracé par le doigt paternel ;
Et l’ordre plus parfait qu’établit en soi-même
L’âme qui suit sa loi librement et qui l’aime ;
Tout ce qu’en naissant homme il renonçait à voir,
Tout ce qu’il sauvera de l’infernal pouvoir.
Dans l’âme humaine, ainsi, quand tout orgueil s’abdique,
Dieu lui prête souvent un regard fatidique,
Et fait voir de son ciel les vives profondeurs
A qui ferme les yeux aux mortelles splendeurs.
Tel, ayant écarté l’orgueilleuse vipère,
Jésus rentre un moment dans le sein de son père,
Et le Verbe, dans l’homme étant seul écouté,
Reprend possession de son éternité.
Il habite d’avance en la cité qu’il fonde
Et dans les temps meilleurs qu’il vient donner au monde.
Au lieu de ces palais de pierre et de limon
Et des trésors impurs offerts par le démon,
Dieu fait part, en son sein, du céleste royaume
Au fils du charpentier né sous un toit de chaume.
Oui, Seigneur, au milieu de leurs tentations,
Vous donnez à vos fils de telles visions ;
Montrant à l’ouvrier la splendide muraille
De la sainte cité pour laquelle il travaille.
Car le présent est rude ; et, pour nous soutenir,
Ce n’est pas trop, Seigneur, de voir dans l’avenir.
Il vit donc, sur le mont d’où Satan prit la fuite,
Cette Jérusalem nouvellement construite,
Aux murs de jaspe et d’or, aux douze fondements
Faits de douze couleurs, de douze diamants ;
Où jamais n’est entré rien de tout ce qui rampe,
Où l’esprit est le temple, où l’amour est la lampe,
Et qui porte en son ciel, toujours pur et vermeil,
La gloire du Seigneur pour lune et pour soleil.
Tout, donc, lui fut montré dans cette courte extase ;
Mais lui-même à sa lèvre arrachant le doux vase,
Et quittant le festin par les anges servi,
Il reprit le sentier précédemment suivi,
L’âpre et l’étroit sentier qui bientôt le ramène
Aux labeurs acceptés de l’existence humaine.
Il rentre sous le toit de l’artisan obscur ;
Il reprend les outils qui tapissent le mur,
Et rompt le pain grossier qui l’attend sur la table
Entre le plat d’argile et la coupe d’érable.
VIII
Nul ne veut de ton joug que le Christ a porté
Et chacun te blasphème, ô sainte pauvreté !
Le sage même, épris des luttes qu’il surmonte,
T’appelle une douleur et le riche une honte.
Eh bien ! moi, je te nomme un vrai présent du ciel :
Non, la haine en ton sein ne cuve pas son fiel,
O mère des grands cœurs, nourrice aux flancs robustes,
Dieu te donne à former les voyants et les justes,
Et tu leur fais goûter, dans l’ombre où tu te plais,
Ces fortes voluptés qui n’énervent jamais.
Salut, rustiques murs qu’on revoit avec larmes,
Où pendent des aïeux les outils et les armes !
Pain noir que la fatigue a rendu savoureux,
Et que les fils gaîment se partagent entre eux !
Compagne du travail jusqu’à l’aube prochaine,
Lampe de fer veillant sur la table de chêne !
Simple vase de terre où reste frais longtemps
Le rameau de lilas, premier don du printemps !
Livres jaunis rangés en ordre sur la planche !
Antique cheminée où le soir on s’épanche,
Place où le fils rassure, en lui prenant la main,
La mère, hélas ! qui songe au pain du lendemain !
Ah ! souvent, quels festins apportés par les Anges,
Entre l’homme et le ciel ! quels radieux échanges,
Quel royaume inconnu des princes et des rois
L’esprit d’en haut nous fait entre ces murs étroits !
Humble renoncement fertile en pures joies,
Nul n’arrive au repos qu’en marchant sur tes voies ;
Par toi seul le désir, conservant tout son feu,
Vole à travers ce monde et va droit jusqu’à Dieu.
Ta main seule du cœur tend la plus noble fibre ;
Qui refuse ton joug ne veut pas être libre,
Et nul n’aime son frère en toute charité
S’il ne te chérit pas, divine pauvreté !
Heureux qui te choisit pour maîtresse et pour guide ;
Tu réserves son cœur au seul trésor solide.
Le riche, en ses ennuis languissamment couché,
N’est qu’un pâle captif à son or attaché.
Mais l’âme de tes fils, plus ardente et plus tendre,
Sur les ailes de tout est prompte à se répandre ;
Elle s’en va flotter sur les soleils levants,
Sous les chênes sacrés fait ses palais vivants,
Et, s’enivrant d’air pur et de fleurs sans culture,
A pour luxe éternel l’amour de la nature.
Dieu te donne aux chanteurs pour ange gardien ;
Tu tailles dans le houx leur rustique soutien ;
Sous ta cape de laine ils vont de ville en ville ;
Par toi leur lyre est d’or si leur coupe est d’argile.
Bienheureux entre tous ces aveugles divins
Qui mangent ton pain noir sur le bord des ravins !
Le monde, après mille ans, et sans que rien l’en sèvre,
S’abreuve encor du miel échappé de leur lèvre.
Qui ne voudrait t’aimer et te suivre à ce prix !
Ne t’éloigne donc plus ; à ceux que tu chéris
N’épargne pas la faim, les maux de toute sorte,
Ange, mais au désert où l’esprit les emporte,
Devant le vrai royaume entr’ouvert à leurs yeux,
Fais-leur goûter parfois le pain venu des cieux.
Montre-leur un moment le laurier que Dieu donne,
Mets en eux le mépris de toute autre couronne,
Pour qu’au fort des douleurs du jeûne et de l’oubli,
Quand le démon viendra, jugeant l’homme affaibli,
Les tenter à l’écart avec un pain immonde
Et leur offrir la pourpre et les trônes du monde,
L’esprit du Maître en eux se relève à l’instant,
Et qu’ils disent aussi : Retire-toi, Satan !