La Tétralogie de l’Anneau du Nibelung/L’Or-du-Rhin

PERSONNAGES
de L’Or-du-Rhin (Prologue).
Wotan,
Dieux
Donner,
Froh,
Loge,
Fasolt,
Géants.
Fafner,
Alberich,
Nibelungen.
Mime,
Fricka,
Déesses.
Freya,
Erda,
Woglinde,
Filles du Rhin .
Wellgunde,
Flosshilde,
Nibelungen.



L’OR-DU-RHIN

Scène première[1]

AU FOND DU RHIN[2]

Crépuscule verdâtre, vers en haut plus clair, vers en bas plus sombre. La partie supérieure est pleine d’eaux fluctuantes, qui coulent de droite à gauche, indiscontinûment. Vers l’intérieure, les flots se résolvent en un voile de brouillard de plus en plus fin, de telle sorte qu’à hauteur d’homme un espace, à partir du sol, parait libre entièrement des eaux, qui passent, comme des trainées de nuages, sur le fond ténébreux. De toutes parts, limitant la scène, des bancs de rochers abrupts surgissent des profondeurs ; sur le sol, pas une place complètement aplanie : c’est un sauvage chaos de fissures, de déchiquetures, qui laisse de tous côtés, au plus noir des ténèbres, deviner de plus profonds abîmes.

Autour d’un roc dressant, au centre de la scène, sa pointe aiguë jusque là où les eaux, dans une plus lumineuse clarté crépusculaire, affluent avec plus d’abondance, l’une des Filles-du-Rhin, d’un mouvement gracieux, nage en tournoyant.

WOGLINDE
Veya ! Vaga ![3]Vogue, ô la vague, la vague bercée, la vague berceuse ![4] Vagalaveya ! Vallala veyala veya !
LA VOIX DE WELLGUNDE, venant d’en haut.

Woglinde, es- tu seule à veiller ?

WOGLINDE.

Avec Wellgunde, je serais à deux.

WELLGUNDE, du haut du fleuve, plonge on bas vers le roc.

Montre voir comme tu veilles.

(Elle cherche à attraper WOGLINDE.)
WOGLINDE, à la nage, lui échappe.

Ici je te nargue[5].

(Elles se lutinent, cherchent à se prendre, par jeu.)
LA VOIX DE FLOSSHILDE, venant d’en haut.

Heyaia veya ! Turbulentes de sœurs !

WELLGUNDE

Nage, Flosshilde ! Woglinde échappe : à l’aide, pour saisir la fuyarde ![6]

FLOSSHILDE plonge, et descend entre les deux joueuses.

Sur l’Or, qui dort, vous veillez mal ; faites meilleure garde autour du berceau du Dormeur, ou vous payerez cher, toutes deux, votre jeu !

(Avec de gais cris vifs, ses deux sœurs se poursuivent : FLOSSHILDE cherche à saisir tantôt l’une, tantôt l’autre ; elles lui échappent et, finalement, se réunissent pour donner, à FLOSSHILDE, la chasse : ainsi, comme des poissons, elles frétillent, vont d’un roc à l’autre, en folatrant, avec des rires.)

Cependant, surgi du gouffre par une ténébreuse crevasse, ALBERICH, gravissant l’un des rocs, a paru. Il fait halte, enveloppé encore d’obscurité, et se plaît à contempler, muet, les ébats des Ondines.

ALBERICH

Hé, hé ! Nixes ! Que vous êtes mignonnes, enviable peuple ! Hors de la nuit du Nibelheim[7], j’aurais plaisir à venir vers vous, si vous vous incliniez vers moi.

(Au son de voir d’ALBERICH , les Ondines cessent leur jeu.)
WOGLINDE

Hei ! qui est là-bas ?

WELLGUNDE

C’est noir et ça crie.

FLOSSHILDE

Voyons un peu qui nous espionne !

(Elles plongent, s’enfonçant davantage, et reconnaissent alors le Nibelung.)[8]
WOGLINDE et WELLGUNDE

Pouah ! l’horreur !

FLOSSHILDE, remontant rapidement.

Veillez bien sur l’Or ! C’est contre un tel ennemi que le Père nous mit en garde.

(Les deux autres la suivent ; et toutes trois se réunissent, vivement, autour du roc central.)
ALBERICH

Vous, là-haut !

TOUTES TROIS

Que veux-tu, là, en bas ?

ALBERICH

Pour me tenir en silence ici, dans ma surprise, est-ce que je trouble donc vos jeux ? Si vous plongiez vers lui, le Niblung aurait plaisir à faire des folies avec vous !

WELLGUNDE

C’est avec nous qu’il veut jouer ?

WOGLINDE

Raille-t-il ?

ALBERICH

Comme, dans l’eau miroitante, vous semblez claires et belles ! Comme volontiers mon bras étreindrait celle, des sveltes, qui voudrait me faire la grâce de descendre auprès de moi !

FLOSSHILDE

A présent je ris de ma peur : l’ennemi est amoureux.

(Elles rient.)
WELLGUNDE

L’affreux hibou lubrique !

WOGLINDE

Faisons sa connaissance ?

(Elle se laisse descendre et glisser jusque sur le sommet du roc au pied duquel est Alberich.)
ALBERICH

Celle-ci descend vers moi.

WOGLINDE

A ton tour, viens près de moi !

ALBERICH escalade, leste comme un kobold, quoique forcé de faire halte à différentes reprises, le roc , dont il atteint la cime.

Mica glaiseux, gluant et lisse ! Et comme je glisse ! Pour les mains, pour les pieds, nulle prise, nul équilibre, un sol qui fuit ! (Il éternue.) L’eau me chatouille jusqu’au fond du nez : maudit éternuement !

(Il se trouve, à présent, dans le voisinage de WOGLINDE.)
WOGLINDE, riant.

C’est avec des éternuements qu’approche mon magnifique amant ![9]

ALBERICH

Sois à moi, délicate enfant !

(Il cherche à l’enlacer.)
WOGLINDE, se dégageant.

Si tu veux m’aimer, viens m’aimer ici !

(Elle s’est élancée sur un autre roc. Ses sœurs rient.)
ALBERICH, se grattant la tête.

O malheur : tu l’enfuis ? Reviens donc ! Tu montes là sans peine, toi : mais moi !…

WOGLINDE se laisse couler sur un troisième rocher, situé plus profondément.

Descends seulement au fond : là tu ne peux que m'attraper !

ALBERICH, sautant lestement.

Oui, là, en bas : certes, c’est bien mieux !

WOGLINDE remonte, d’un bond, sur un roc à l’écart.

Et maintenant, tout en baut !

(Toutes rient.)
ALBERICH

Renchéri de poisson ! comment le prendre au bond ? Attends, perfide !

(Il s’apprête à grimper vivement à sa poursuite.)
WELLGUNDE, qui s’est placée sur un autre rocher, situé plus profondément.

Heya ! Mon doux ami ! n’entends-tu pas ma voix ?

ALBERICH, se retournant.

C’est toi qui m’appelles ?

WELLGUNDE

Mon conseil est bon : viens de mon côté, laisse là Woglinde.

ALBERICH saute avec prestesse sur le sol, et court à WELLGUNDE.

Tu es bien plus belle que cette sauvage-là[10]. – Plonge seulement plus au fond, si tu veux m’être bonne ?

WELLGUNDE, descendant un peu plus.

A présent, suis-je à ta portée ?

ALBERICH

Pas assez ! Jette tes souples bras autour de moi, que je puisse te lutiner, toucher ta nuque, te caresser, me serrer étroitement contre toi, contre la poitrine palpitante, avec tendresse, avec passion ![11]

WELLGUNDE

Es-tu si amoureux, si assoiffé de plaisir ? Voyons d’abord, mon cher, comment tu es tourné ? Pouah ! veru ! Pouah ! bossu ! Le gnome noir ! L’affreux nain-du-soufre ! Cherche une amante à qui tu plaises !

ALBERICH cherche à la retenir de force.

Je ne te plais pas, soit ! mais je te tiens.

WELLGUNDE, d’un bond, s’élanca sur le roc du milieu.

Tiens-moi bien, je pourrais t’échapper !

ALBERICH, irrité, l’invectivant.

Fille perfide ! Froid poisson, qu’on ne sait par où saisir ![12] Si tu ne me trouves pas beau, charmant, plaisant, mignon, brillant, et si ma peau te dégoûte, eh bien ! va-t’en faire l’amour aux anguilles !

FLOSSHILDE

Qu’as-tu à gronder, Alfe ?[13] Si vite découragé ? Tu n’as demandé qu’à deux ! La troisième, si tu lui parlais, si tu l’aimais, te réserve une douce consolation !

ALBERICH

Un chant propice descend ici vers moi. — Que vous soyez plus d’une, quelle chance ! car, sur plusieurs, j’en séduirai bien une : tandis que si vous n’étiez qu’une ![14] – Dois-je te croire ? Alors viens, descends, coule-toi ici !

FLOSSHILDE descend vers ALBERICH.

Soeurs niaises ! êtes-vous assez folles de le trouver laid !

ALBERICH, s’approchant vivement.

Elles le sont à mes yeux, niaises, et laides aussi, depuis que je t’ai vue, toi, la plus charmante.

FLOSSHILDE, caline.

O chante encore : si douce, si délicate, si magnifique, la voix m’extasie les oreilles ![15]

ALBERICH, la touchant familièrement.

Doux compliment : mon coeur tressaille, tremble et se trouble de plaisir.

ALBERICH

O bien-aimée ![16]

FLOSSHILDE

Puisses-tu m’aimer !

ALBERICH

Puisses-tu m’appartenir toujours !

FLOSSHILDE, le tient tout à fait embrassé.
Ton regard brûlant, ta barbe hirsute, ô puissé-je à jamais les voir, les contempler ! Ta rude tignasse, ses boucles hérissées, puisse Flosshilde, à jamais, les envelopper de ses flots ! Ta figure de crapaud,[17] le croassement de la voix, ô puissé-je, surprise et muette, n’en plus voir, n’en plus ouïr d’autre !
(WOGLINDE et WELLGUNDE, en plongeant, se sont approchées par derrière ; elles poussent, lorsqu’elles sont tout contre eux, un retentissant éclat de rire.)
ALBERICH, bondissant, surpris, des bras de FLOSSHILDE.

Est-ce de moi que vous riez, méchantes ?

FLOSSHILDE, s’arrachant brusquement à lui.

Comme de juste, au bout de la chanson.

(Elle remonte vite, avec ses soeurs, et mêle, aux leurs, ses éclats de rire).
ALBERICH, d’une voix déchirante.

Malheur ! hélas malheur ! O douleur ! O douleur ![18] La troisième, la plus chère, m’a-t-elle aussi joue ?

LES TROIS FILLES-DU-RHIN

Vallala ! Lalaleya ! – Laleï ! Heya ! Heya ! Haha ! – Tu devrais avoir honte, Alfe ! Cesse de criailler, là au fond ! Ecoute ce que nous le répliquons ! Pourquoi, poltron, n’as-tu pas eu l’audace de garrotter celle que tu aimes ? Sans félonie, nous sommes fidèles à l’amoureux qui nous capture. – Attrape-nous seulement, et puis n’aie pas peur ! Nous aurons bien du mal à nous sauver, dans le Fleuve.

(Elle se mettent à nager séparément et çà et là, tantôt plus bas, tantôt plus haut, pour pousser ALBERICH à leur donner la chasse.)
ALBERICH

Quelle dévorante chaleur me brûle, circule à travers tous mes membres ! La rage et l’amour, puissamment, sauvagement, bouleversent mon être ![19] – Ah ! vous rirez ! vous mentirez ! j’ai soif de m’assouvir sur vous, il faut que l’une de vous m’appartienne !

(Il se met à les pourchasser en des efforts désespérés ; escalade, avec une terrible agilité, roc sur roc , bondit de l’un à l’autre, cherchant à saisir tantôt l’une et tantôt l’autre des Ondines, qui échappent, à chaque tentative, avec d’outrageants éclats de rire ; il trébuche, roule au fond du gouffre, se rue alors, précipitamment, pour remonter ; enfin, à bout de patience, bavant de rage, hors d’haleine, il s’arrête et montre, aux Ondines, son poing, convulsivement fermé.)
ALBERICH, à peine maître de soi.

Qu’en ce poing-là j’en tienne une !…

Il s’obstine en une rage muette, les regards braqués en haut, attirés soudain, fascinés, par un spectacle tout nouveau.
A travers le Fleuve descend et circule, de plus en plus claire, une lueur : au haut du roc central elle s’embrase, et flamboie, d’une splendeur d’or éblouissante, qui limpide, radieuse et magique, se propage à travers les eaux.)[20]
WOGLINDE

Voyez, soeurs ! L’éveilleuse rit[21], dans les eaux profondes.

WELLGUNDE

Elle salue, à travers les collines des flots glauques, le joyeux Dormeur mystérieux.

FLOSSHILDE

Pour qu’il les rouvre, elle baise ses yeux[22] ; admirez comme ils brillent, dans les splendeurs radieuses ! D’onde en onde, leurs regards d’étoiles glissent, éblouissants, par les vagues.

TOUTES TROIS, nageant ensemble, avec grâce, autour du rocher.

Heyayaheya ! – Heyayaleya ! – Vallalallalala leyayahei ! – Or-du-Rhin ![23] Or-du-Rhin ! Qu’il est clair, ton rire de lumière ! qu’il est divin, ton rire de joie ![24] – Heyayaheï – Heyayaheya ! – Réveille-toi, bien-aimé, joyeusement réveille-toi ! C’est pour toi nos ébats, la grâce de nos ébats : le flot doré scintille, le Fleuve sacré flamboie ; tournoyons dans son lit, toutes aux délices du bain, glissons ! plongeons ! des danses ! des chants ! Or-du-Rhin ! Or-du-Rhin ! Heyayaheya ! – Vallalaleya yaheï !

ALBERICH, doat, obstinément, les yeux restent fixés sur l’Or, comme fascinés par sa splendeur.

Qu’est-ce donc, fuyardes,[25] qui brille et rayonne ainsi-là ?

LES TROIS JOUVENCELLES, tour à tour.

Pour n’avoir jamais ouï de l’Or-du-Rhin, d’où sors-tu donc, âpre niais ? Toi, ignorer l’Or, toi, un Alfe ? ignorer l’Or dont l’oeil tour à tour veille, sommeille, astre des eaux profondes,[26] divine lumière des vagues ?[27] – Vois quelles délices pour nous, quelles délices de glisser dans les prestiges de sa splendeur ! Viens, poltron, t’y baigner aussi, viens y nager comme nous, t’en griser avec nous !

(Elles rient.)
ALBERICH.

L’Or n’est bon qu’à vous éclairer dans vos ébats et vos plongeons ?[28] Voilà qui me serait indifférent !

WOGLINDE

Il ne dirait pas de mal de la parure de l’Or, s’il en savait toutes les merveilles !

WELLGUNDE

L’Or-du-Rhin ! c’est l’Héritage même du Monde qu’il conquerrait, avec un pouvoir sans limites, à quiconque aurait su s’en forger un Anneau.

FLOSSHILDE

Voilà ce qu’a dit le Père, en nous recommandant de veiller, avec prudence, sur le Trésor limpide, pour que nul traitre ne l’arrache au Fleuve : silence donc, indiscrètes bavardes !

WELLGUNDE

Très prudente soeur ! est-ce à propos que tu grondes ? Ignores-tu donc auquel, seul parmi tous les êtres, il est réservé de forger l’Or ?

WOGLINDE

Celui-là seul qui renonce au pouvoir de l’Amour, celui-là seul qui chasse la douceur de l’Amour, celui-là seul, Maitre du charme, pourra faire, avec l’Or, l’Anneau.[29]

WELLGUNDE

Nous sommes bien tranquilles, et sans crainte : car il suffit qu’un être vive pour qu’il veuille en même temps aimer ; pas un ne renoncerait à l’Amour.

WOGLINDE

Lui moins que tout autre, l’Alfe lascif : il périrait plutôt, d’amour !

FLOSHILDE

Je ne le crains guère, après l’épreuve que j’en ai faite : l’ardeur de son amour m’aurait presque enflammée.

WELLGUNDE

Un brandon de soufre dans le flux des vagues : en sa colère d’amour il siffle bruyamment.

TOUTES TROIS, ensemble.

Vallalalleya ! Laheï ! Alfe charmant, ne riras-tu pas aussi ? Dans la splendeur de l’Or, comme tu brilles beau ! Viens, charmant, viens rire avec nous !

(Elles rient.)
ALBERICH, l’œil fixé sur l’Or, obstinément, n’a pas perdu, de leur babillage, un mot.
C’est l’Héritage du Monde que j’obtiendrais par toi ? Si je ne puis me conquérir l’Amour, ne pourrais-je habilement, du moins, me conquérir la joie-des-sens ? (Haut, d’un accent terrible :) Raillez, soit ! Le Nibelung va jouer, avec vous !
(Furieusement il bondit vers le rocher central, dont il escalade le sommet avec une effroyable précipitation. Les Ondines se séparent avec des cris aigus, et fuient, remontant de divers côtés.)
LES TROIS FILLES-DU-RHIN

Heya ! Heya ! Heyahaheï ! Sauvez-vous ! l’Alfe est enragé ! l’eau pétille et jaillit sous lui : c’est l’Amour qui l’a rendu fou !

(Elles s’esclaffent d’un rire frénétique.)
ALBERICH, ou sommet du roc, en étendant la main vers l’or.

Vous n’avez donc pas peur encore ? Faites l’amour désormais dans les ténèbres, humide engeance ! J’éteins votre lumière ; l’Or, je l’arrache au roc, pour en forger l’Anneau vengeur : car, que le fleuve m’entende, ainsi, je maudis l’Amour ![30]

(Avec une force terrible, il arrache l’Or au roc, et précipitamment se rue vers les profondeurs, où il disparaît avec lui. Le Fleuve , à l’instant même, s’emplit d’une épaisse nuit. Les Ondines plongent, en toute hâte, à la poursuite du ravisseur.)
LES FILLES-DU-RHIN, vociférant.

Arrélez le voleur ! Sauvez l’Or ! A l’aide ! A l’aide ! Malheur ! Malheur ![31]

(Le Fleuve paraît, en même temps qu’elles, s’enfoncer vers les profondeurs : on entend sonner, aux abîmes, les risées aiguës d’ALBERICH. Les rochers disparaissent dans l’obscurité dense ; toute la scène est, du haut en bas, remplie d’un noir ondoiement d’eaux, qui, durant un assez long temps, semblent, de plus en plus, baisser.)
(Peu à peu les vagues se changent en nuages, qui graduellement s’éclaircissent ; et lorsqu’ils se sont, à la fin, dissipés en une sorte de subtil brouillard, on aperçoit, voilé encore par les dernières ombres nocturnes, le
PLATEAU D’UNE HAUTE MONTAGNE

Le jour naissant éclaire, d’une splendeur grandissante, un Burg, aux flamboyants créneaux[32], situé sur la crète d’un roc, au fond de la scène ; entre cette crête, d’une part, couronnée par le Burg, et le premier plan, d’autre part, vallée profonde, où coule le Rhin. – Vers le côté, sur un lit de fleurs, WOTAN, FRICKA, reposent et dorment.)


FRICKA s’éveille ; son regard tombe sur le Burg ; elle reste surprise et s’effraye :

Wotan ! cher époux ![33] réveille-toi !

WOTAN, en un songe, à voix basse.

Porte et portail protègent, pour moi, le bienheureux palais des joies : l’honneur de l’Homme, la puissance éternelle, s’élèvent à la gloire infinie ![34]

FRICKA le secoue.

Debout, sors du doux leurre des rêves ! Réveille-toi, homme, et regarde !

WOTAN se réveille, el se soulère quelque peu ; le spectacle du Burg, sur l’heure, fascine ses yeux :

Il est achevé, l’œuvre éternel[35] : sur la cime, la haute cime du mont, Burg-des-Dieux, palais magnifique, il resplendit, puissant, majestueux à voir, sublime, dominateur enfin, tel que l’avait conçu mon rêve, tel que l’évoquait mon Désir ![36]

FRICKA

Ainsi, c’est une joie sans mélange que tu trouves dans ce qui m’épouvante ? Toi, le Burg te transporte ; moi, j’ai peur, pour Freya[37]. Négligent ! souviens-toi du salaire stipulé ! Le Burg est achevé, ton gage est caduc : ce qu’il t’en coûte, l’as-tu oublié ?

WOTAN

Je trouve justes les conditions de ceux qui m’ont construit un tel Burg ; par un pacte, j’ai réduit leur indomptable engeance à m’élever l’auguste demeure ; la voilà debout grâce à leur force : – quant au payement, tranquillise-toi.

FRICKA

O légèreté ! Rire criminel ! Joie égoïste ! Cœur sans amour ! Si j’avais connu votre pacte, j’aurais empêché celle duperie ; mais courageusement vous aviez, vous, des hommes, éloigné les femmes, pour pouvoir, sourds à toute pitié, sans être importunés par nous, vous concerter seuls avec les Géants. Voilà comme cyniques, sans rougir, tout fiers de votre vil trafic, vous avez osé leur offrir mon adorable sœur, Freya[38]. – Mais rien ne vous est sacré , barbares, rien n’est sacré pour vous, les hommes, quand vous aspirez à l’empire !

WOTAN

Semblable aspiration, peut-être, était étrangère à Fricka, lorsque ses prières mêmes réclamérent un palais ?

FRICKA

Il me faut bien, hélas,[39] inquiète sur la fidélité douteuse de mon époux, songer aux moyens de l’attacher à moi, quand au loin quelque chose l’attire[40] ; une pompeuse résidence, richement aménagée, pouvait t’enchainer d’un doux lien, capable de l’y retenir[41]. Mais toi, dans une habitation, tu ne voyais qu’un rempart pour le défendre mieux, pour mieux asseoir ta force et la domination ; c’est pour provoquer d’incessantes tempêtes qu’a surgi le Burg orgueilleux.

WOTAN, souriant,

Si tu désires, femme, m’y retenir, dis donc au Dieu, dès à présent, les moyens, en demeurant au Burg, de conquérir pour soi l’univers, hors du Burg. Le changement ! tout ce qui vit à l’amour du changement : je ne puis donc non plus m’y soustraire.

FRICKA

Homme sans amour ! le plus méchant des hommes ! C’est à ces vains hochets, puissance, domination, que tu sacrifies l’Amour, et le mérite d’une épouse[42] indignement bernée par toi ?

WOTAN, grave.

Pour le conquérir comme épouse, j’ai laissé l’un de mes yeux en gage[43] : quelle folie c’est à toi de récriminer maintenant ! J’honore les femmes, pourtant, plus même qu’il ne l’agrée ! Et Freya, l’excellente[44], je ne l’abandonnerai point : jamais, au fond, jamais je n’y pensai sérieusement.

FRICKA

Protège-la donc, c’est l’heure : sans défense, folle d’angoisse, la voici qui accourt se réfugier ici !

FREYA, arrivant piécipitamment.

Au secours, sœur ! Protège-moi, mon frère ![45] Du haut du roc, là-bas, Fasolt[46] m’a menacée de venir me chercher[47].

WOTAN

Qu’il menace ! — N’as-tu point vu Loge ?

FRICKA

Oui, c’est de préférence au Rusé[48] que, toujours, tu donnes la confiance ! Il nous a déjà créé bien des maux[49], mais continuellement encore il t’ensorcelle.

WOTAN

Où le libre courage peut, tout seul, triompher, je ne sollicite l’aide de personne ; mais l’adresse, la ruse, telles que Loge est rompu à les pratiquer, permettent seules de faire, à notre avantage, tourner la malice même et la ruse d’un ennemi. Loge s’est engagé, en me conseillant le pacte, à la délivrance de Freya[50] : c’est sur lui que je compte.

FRICKA

El il le laisse seul. Et voici les Géants qui s’avancent à grands pas : qu’attend ton subtil auxiliaire ?

FREYA

Qu’attendent mes frères, pour me secourir, puisque mon beau-frère même abandonne l’impuissante ? A l’aide, Donner ! Par ici ! Par ici ! Sauve Freya, mon Froh ![51]

FRICKA

Ils ont soin de se cacher, maintenant, tous ceux qui l’ont trahi dans cet infame complot.

(Arrivent, armés d’énormes pieux, FASOLT et FAFNER, l’un et l’autre d’une gigantesque stature.)[52]
FASOLT

Tandis que tu dormais mollement, tous les deux, sans dormir[53], nous bâtissions ton Burg. Jamais las d’un labeur énorme, nous entassions les lourdes pierres ; donjon à pic, porte et portail, défendent ton palais, renfermé dans une forteresse élancée[54]. Clair, éclatant, le jour parait ; solide, debout, notre œuvre est là : entre, et paye-nous notre salaire !

WOTAN

Votre salaire, gens ? fixez-le : quelles sont, d’abord, vos prétentions ?

FASOLT

Nos prétentions ? tout est convenu : as-tu donc si mauvaise mémoire ? Freya, l’adorable ; Holda, l’amoureuse[55], nous l’emmenons, suivant notre pacte.

WOTAN

Êtes-vous fous, avec votre pacte ? Pensez à quelque autre salaire : sachez que Freya n’est pas à vendre[56].

FASOLT, après quelques instants de muette surprise indignée.

Que dis-tu, ha ! penserais-tu à trahir ta parole ? à trahir la parole donnée ? Te fais-tu un jeu des Runes[57] inscrites sur ta Lance[58] même, des Runes du pacte stipulé ?[59]

FAFNER, ricanant.

Brave frère, avec ta loyauté ! La vois-tu à présent, niais, la perfidie ?

FASOLT

Toi, Fils-de-la-Lumière[60], si prompt à l’engager, écoute, et prends bien garde à toi : sois fidèle aux pactes conclus ! Si tu es quelque chose, c’est en vertu des pactes : sur ces bases, la puissance est solidement assise. Plus sage que nous n’étions malins, tu as su nous réduire, nous libres, à nous lier par des traités : mais si tu ne sais pas, sincèrement, loyalement, et spontanément, rester toi-même fidèle aux pactes, je maudirai, moi, ta sagesse, et je dénoncerai tes traités ! Qu’un sot Géant te donne cette leçon, puisque ta sagesse en a besoin !

WOTAN

Quelle malice est la tienne, d’avoir pris au sérieux des conventions conclues pour rire ! L’aimable déesse, toute lumière, toute grace, de quoi, lourdauds, vous servirait son charme ?

FASOLT

Nous railles-tu ? Ha ! que mal à propos ! – Celle qui sur vous règne par la Beauté, lumière de votre auguste race, la Femme, avec toutes ses délices, vous la livrez en gage pour un Burg, un palais, le jour où vous êtes assez fous pour languir vers des tours de pierre ! Nous, les patauds aux pattes calleuses, nous nous exténuons, nous suons sang et eau, à seule fin d’obtenir une femme dont la grâce et dont la douceur habitent avec nous, pauvres gens : – et vous osez, après, dire nul un tel marché ?

FAFNER

Trève de vains radotages ! Du salaire pour lui-même[61], en somme, de Freya pour Freya, nous n’avons guère que faire. S’il s’agit, avant tout, d’en dépouiller les Dieux, c’est à cause des Pommes-d’Or qui croissent dans son verger ; des Pommes, qu’elle seule sait faire mûrir ; des Pommes, dont l’éternel usage assure à leur séquelle une éternelle jeunesse ; la fleur en dépérirait vite, sitôt Freya perdue pour eux : faibles, débiles, vieillis, livides, ils languiraient[62] : c’est pour cela – qu’il nous faut Freya !

WOTAN, à part.

Loge larde trop longtemps !

FASOLT

Allons, réponds nettement !

WOTAN

Cherchez un autre prix !

FASOLT

Pas d’autre prix : Freya !

FAFNER

Toi, là, suis-nous, au loin !

(Ils marchent sur FREYA.)
FREYA, fuyant :

A l’aide ! A l’aide, contre les brutes !

(DONNER et FROH accourent.)
FROH

Avec moi, Freya ! – Loin d’elle, impudent ! C’est Froh qui protège sa Beauté[63].

DONNER, faisant face aux Géants.

Ai-je jamais, Fasolt et Fafner, éprouvé sur vous mon marteau ?[64]

FAFNER

A quoi bon celle menace ?

FASOLT

De quoi viens-tu te mêler ? Nous n’avons provoqué personne : nous ne réclamons que ce qu’on nous doit.

DONNER, brondissant son marteau.

Plus d’une fois déjà, aux Géants, j’ai payé ce qui leur était dû[65] ; jamais je ne suis resté l’obligé des larrons : approchez ! je vous le pèserai, votre salaire, et je ferai bon poids !

WOTAN, la Lance tendue entre les adversaires.

Holà, Brutal ![66] Rien par la force ! Le bois de ma Lance est garant des traités : nous n’avons que faire de ton marteau !

FREYA

Malheur ! Malheur ! Wotan m’abandonne !

FRICKA

Je ne comprends plus les actes, impitoyable époux !

WOTAN se détourne, et voit venir Loge.[67]

Enfin, Loge ! Et voilà comment tu t’es hâté d’aplanir la mauvaise affaire où tu nous avais engagés ?

LOGE est, au fond de la scène, arrivé de la vallée.

Quoi ? dans quelle affaire, engagés ? S’agit-il de la convention par laquelle toi-même, au conseil, tu t’es lié à ces Géants ? – C’est dans les profondeurs, c’est par les hauteurs, moi, que me pousse ma prédilection[68] ; une demeure ! un chez-soi ! je ne me vois pas là-dedans. Pour Donner, Froh, à la bonne heure : s’ils veulent une femme[69], un toit leur est utile, à eux[70] : et quant à toi, Wolan, c’était un fier manoir, une forteresse que tu voulais. – Eh bien, demeure, château, palais digne d’une cour, superbe Burg ; tout est debout, solidement construit, tout est parfait ; Fafner, Fasolt, ont tenu parole ; j’ai sondé moi-même, pierre à pierre, les magnifiques murs, leur ouvrage : rien qui n’y soit à toute épreuve ![71] Je ne suis donc pas resté oisif, comme tel ou tel : et quiconque ose dire le contraire en a menti ![72]

WOTAN

Ton astuce élude ma question : garde-toi bien de manquer à ta parole ! Moi, ton seul ami parmi tous les Dieux, c’est moi qui, malgré leur méfiance, l’accueillis[73] dans leur assemblée. Parle donc, et conseille-moi bien ! Lorsque les constructeurs[74] du Burg stipulèrent que Freya serait leur récompense, je n’y consentis, tu le sais, que sur la promesse, solennelle, de libérer ce gage sacré[75].

LOGE

C’est-à-dire que je promis de réfléchir, de chercher, avec toute ma sollicitude, quelque moyen de le libérer : quant à trouver un tel moyen s’il est impossible à trouver, ou bien s’il est impraticable, qui donc eût pu promettre cela ?

FRICKA, à Woton.

Vois en quel fourbe infâme tu plaças ta confiance !

FROH

C’est Loge que tu t’appelles, – moi je t’appelle Mensonge ![76]

DONNER

Maudite flamme, je te soufflerai ![77]

LOGE

Imbéciles ! pour cacher leur opprobre, ils m’outragent.

(DONNER, et FROH,[78] veulent se jeter sur lui.)
WOTAN les contient.

Laissez-moi en paix mon ami ![79] Vous ignorez, vous, l’art de Loge, le mérite, le poids de ses conseils[80] : prisez-les mieux, faites-lui crédit : il payera tout, avec du temps[81].

FAFNER

Pas de temps ! pas de délai : payez de suite !

FASOLT

Le salaire se fait bien attendre.

WOTAN, à Loge.

Et maintenant écoute, entêté ! voyons si tu es à l’épreuve ! où es-tu allé ? qu’as-tu fait ?[82]

LOGE

Toujours l’ingratitude est le salaire de Loge ! Dans l’orage, inquiet pour toi seul, j’ai fouillé l’univers entier, jusqu’en ses recoins, cherchant partout, autour de moi, une rançon qui suffit aux Géants, pour Freya. J’ai cherché vainement, vois-tu bien ! Dans l’ensemble des mondes rien n’est, aux yeux des hommes, assez précieux pour compenser la perte de la volupté, la perte des délices et de l’amour de la Femme. (Tous se groupent en des attitudes de surprise.)[83][84] Dans les eaux, dans les airs, sur terre, partout où grouille la vie, où s’agite une substance, partout où des germes circulent, j’ai cherché, j’ai interrogé : « S’il est pour l’homme un bien souverain, préférable aux délices, à l’amour de la Femme, dites-le moi, révélez-le moi ! » Mais partout où la vie circule, on a ri de moi : dans les eaux, dans les airs, sur terre, tout aspire à l’Amour, tous aspirent à la femme. – Un seul être a maudit l’Amour, pour de l’Or rouge[85][86] : c’est Nacht-Alberich[87], le Nibelung ; il courtisait les Filles-du-Rhin, qui m’ont crié leur peine avec des gémissements : elles le repoussèrent, et, par vengeance, il leur déroba l’Or-du-Rhin, l’Or qui lui parait, désormais, un trésor plus précieux, plus sublime que l’Amour. Sur leur jouet, volé aux profondeurs du gouffre, sur leur jouet splendide les Ondines pleurent, Wotan ! C’est toi qu’elles supplient de faire justice, pour leur restituer leur Or, à tout jamais. — J’ai promis d’appuyer leurs plaintes : Loge tient parole !

WOTAN

Tu délires, si tu n’es un traitre ! tu connais ma propre détresse[88], et tu veux que j’aille aider autrui ?

FASOLT, qui a attentivement écouté, à FAFNER.

J’ai du dépit à voir l’Alfe posséder l’Or : ce Nibelung, déjà, nous fit bien du mal ; mais il a toujours eu l’adresse de se dérober à nos représailles.

FAFNER

Si l’Or lui donne de la puissance, c’est quelque nouveau mauvais tour que prépare contre nous sa haine. – Toi, là, Loge ! parle sans mentir : quelle si grande valeur a donc l’Or, qu’il tient lieu, au Nibelung, de tout ?

LOGE

L’Or, dans les profondeurs des eaux, n’est qu’un jouet, pour la joie des enfants rieuses : mais qu’on en forge un cercle, une bague, c’est la plus haude puissance qu’il donne, c’est l’univers livré à l’homme[89].

WOTAN

De l’Or-du-Rhin, j’ai ouï parler : son rouge éclat cacherait des Runes-de-Proie ; pouvoir, richesses, voilà, sans mesure, ce que procurerait certain Anneau[90].

FRICKA

Sans doute pourrait-on faire encore, du jouet d’or, des bijoux éclatants, belle parure pour des femmes ?

LOGE

A porter avec grâce l’éblouissante parure, la femme pourrait fixer, sans doute, la fidélité d’un époux ? Aux gnomes d’en forger la splendeur, sans relâche, asservis par l’Anneau.

FRICKA

Et sans doute, aussi, mon époux peut-il s’approprier cet Or ?[91]

WOTAN

Posséder l’Anneau, certes, me semble avantageux. – Mais par quel moyen, Loge, dis-moi ? comment pourrais-je, moi, forger l’Or ?

LOGE

Des Runes-magiques, que nul ne sait, peuvent seules réduire l’Or en Anneau : seul doit y réussir, sans peine, qui renonce au bonheur de l’Amour. (WOTAN, découragé, se détourne.) Tu peux t’épargner cette douleur ; aussi bien, tu viendrais trop tard : Alberich n’a point perdu de temps ; il s’est, sans hésiter, rendu Maître du charme : il a réussi, l’Anneau est forgé.

DONNER

Le gnome nous asservira tous, si l’Anneau ne lui est arraché[92].

WOTAN

Il faut que je l’aie !

FROH

C’est très facile : il n’y a plus à maudire l’Amour.

LOGE

Facile ? dérisoirement facile, sans malice, un vrai jeu d’enfant !

WOTAN

Comment donc ? dis vite ?

LOGE

Par le vol ! Ce qu’un voleur a soustrait, tu le soustrais au voleur : fut-il jamais un bien plus aisément[93] acquis ? Mais Alberich est sur ses gardes, il se défendra par la ruse ; procède avec prudence, avec subtilité, si tu fais justice du larron, pour rendre aux Filles-du-Rhin leur jouet rouge, leur Or, – puisque telle est, d’ailleurs, la prière qu’elles t’adressent.

WOTAN

Les Filles-du-Rhin ? Le beau conseil à me donner !

FRICKA

Qu’on ne me parle point de cette engeance des eaux : elles n’ont déjà noyé que trop d’hommes, séduits par leurs caresses d’amour.

(WOTAN reste debout, muet, en proie à une lutte intérieure ; les autres Dieux, fixant sur lui leurs regards, attendent en silence[94]. – Cependant FAFNER, à l’écart , s’est concerté avec FASOLT.)
FARNER

Crois-moi, plus que Freya l’Or qui brille est utile : c’est l’éternelle Jeunesse également qu’il s’assure, quiconque lui fait violence grâce aux prestiges de l’Or. (Ils se rapprochent des Dieux.) Ecoute, Wotan, c’est notre dernier mot[95] : que Freya se rassure et vous reste ; j’ai découvert, pour sa rançon, une rétribution plus légère à nous, grossiers Géants, l’Or du Nibelung suffit, l’Or rouge.

WOTAN

Êtes-vous fous ? ce que je ne possède point, impudents, puis-je vous en faire don ?

FAFNER

Ce fut une très rude tâche de construire ton Burg, là : c’en est une très simple, pour toi, d’employer contre le Nibelung cette adresse, unie à la force, et faute de quoi, toujours, sont demeurés inutiles tous les efforts de notre haine.

WOTAN

Moi, pour votre compte, m’attaquer à l’Alfe ? Moi, pour votre compte, prendre votre ennemi ? Niais que vous êtes ! votre extravagante impudence abuse, aussi, de ma gratitude !

FASOLT, soudain, saute sur FREYA, et l’entraîne à l’écart avec l’aide

Ici, femme ! en notre pouvoir ! Tu vas nous suivre en guise de gage, jusqu’à ce qu’on nous paye ta rançon.

(FREYA pousse un grand cri : tous les DIEUX sont au comble de la consternation.)
FAFNER

Certes, il faut l’arracher d’ici ! Jusqu’à ce soir, prenez-y garde, elle ne sera pour nous qu’un gage : nous reviendrons alors ; mais si, à ce moment, l’Or-du-Rhin, l’Or brillant, l’Or rouge n’est point ici…

FASOLT

En ce cas plus de sursis ! plus de délai : perdue pour vous, Freya, pour toujours, nous suivra.

FREYA

Sœur ! Mes frères ! Au secours ! sauvez-moi !

(Elle est enlevée par les Géants[96], qui précipitamment s’éloignent. Les Dieux, avec consternation, écoutent se perdre au loin ses clameurs de détresse).[97]
FROH

Vite, à leur poursuite !

DONNER

Que tout s’écroule donc !

(Du regard, ils interrogent WOTAN.)[98]
LOGE, suivant des yeux les Géants.

De toutes leurs lourdes jambes, ils fuient vers la vallée ; les voilà qui franchissent le Rhin, pataugeant à travers le gué ; sur leur échine de brutes, Freya n’est guère à l’aise ! –Ha ha ! comme les lourdauds s’en donnent de barboter ! Déjà, dans la vallée, les voilà qui s’ébranlent : ils atteindront bien Riesenheim[99] sans s’être reposés une fois ! (Il se tourne du côté des DIEUX.) A quoi songe Wotan, d’un air si farouche ? – Comment vont les Dieux bienheureux ?[100]

(Un brouillard livide envahit la scène, qu’il assombrit progressivement ; les DIEUX y prennent une apparence de plus en plus blême et vieillotte : debout, pleins d’inquiétude, tous regardent WOTAN, pensif, les yeux fixés au sol.)
LOGE

Un brouillard m’abuse-t-il ? Suis-je le jouet d’un songe ? Tremblants et blêmes, soudain, comme vous vous êtes fanés ! Vos joues, l’éclat qui s’en éteint ! Vos yeux, leurs regards qui clignotent ? Toi, mais ris donc, mon Froh, c’est encore l’heure de rire ! [101] Comment, Donner ? la main laisse tomber ton marteau ? Et Fricka, qu’est-ce qui lui arrive ? Elle n’a donc pas plaisir à voir, grisonnant ainsi tout d’un coup, Wolan devenir presque un vieillard ?

FRICKA

Malheur ! Malheur ! que se passe-t-il ?

DONNER

Ma main faiblit.

FROH

Mon cœur défaille.

LOGE

A présent, j’ai trouvé ! Ce qui vous manque, le voici : les fruits de Freya, – dont, aujourd’hui, vous n’avez pas encore goûté. Vous étiez vigoureux et jeunes, lorsque vous les mangiez chaque jour. Mais la jardinière est en gage ; sur les branches, le fruit meurt et sèche : bientôt il en tombera, pourri. – Pour moi, la chose importe moins ; pour moi, Freya fut toujours chiche[102], fort avare de ses précieux fruits : car, en fait d’authenticité, je suis une fois moins pur, n’est-ce pas ? que vous autres[103], les Magnifiques ! En revanche tout dépendait, pour vous, des fruits de jouvence : voyez donc à la préserver ! sans les Pommes, vieux et gris, décrépits et moroses, risée du monde, les Dieux mourront[104].

FRICKA

Wotan, fatal, funeste époux ! Vois à quelles avanies, à quelle ignominie, ta légèreté nous a livrés !

WOTAN, brusquement, comme prenant une détermination soudaine.

En route , Loge ! descends avec moi ! Partons pour Nibelheim[105] : je veux conquérir l’Or.

LOGE

Ainsi, les Filles-du-Rhin peuvent avoir bon espoir ? tu veux exaucer leur prière ?

WOTAN, avec violence.

Tais-toi, bavard ! Freya, la bonne Freya, c’est trouver sa rançon qu’il faut.

LOGE

Tu l’ordonnes, je te conduirai donc avec plaisir : descendons-nous à pic, droit par le Rhin ?

WOTAN

Pas par le Rhin !

LOGE

Soit ! par la Faille-du-Soufre alors : là ; glisse-toi là-dedans après moi !

(Il prend les devants et disparaît, latéralement, dans une crevasse : une vapeur de soufre en sort aussitôt.)
WOTAN

Vous autres, jusqu’au soir, attendez-nous ici : je pars à la conquête de l’Or, rançon de la Jeunesse perdue !

(Il descend, à la suite de loge, dans la crevasse : une nouvelle vapeur en jaillit, se développe, couvre toute la scène, rapidement, d’un épais nuage. Déjà les personnages restés sont invisibles.)
DONNER

Heureux voyage, Wotan !

FROH

Bonne chance ! Heureux succès !

FRICKA

Oh ! reviens vite vers la femme inquiète ![106]

La vapeur sulfureuse s’assombrit, de plus en plus, en une nuée tout à fait noire, qui se dirige de bas en haut ; cette nuée se transforme alors, se solidifie en une suite de ténébreuses crevasses de pierre ; le mouvement d’ascension se prolonge, suggère celle illusion que la scène s’enfonce aux entrailles de la terre, de plus en plus profondément[107].

Scène TROISIÈME

Enfin commence à poindre de divers côtés, au loin, une lueur d’un rouge sombre : on distingue, à perte de vue, un immense.
GOUFFRE SOUTERRAIN,
où d’étroits orifices, des puits, semblent, de toutes parts, déboucher.
(ALBERICH tire de ce côté, par les oreilles, hors d’une galerie latérale, MIME, qui pousse des gémissements aigus.)
ALBERICH

Héhé ![108] Hehe ! Ici ! par ici ! Gnome sournois ! tu seras pincé ferme, je m’en charge, si tu ne m’ajustes pas sur l’heure, parfaitement, conforme à mes ordres, le chef-d’œuvre !

MIME, hurlant.

Ohe ! Ohe ! Aou ! Aou ! Lâche-moi, seulement ! Il est prêt, conforme à tes ordres, articulé, à force de soins, de peines, de sueurs : ôte seulement les ongles de mon oreille !

ALBERICH, le lâchant.

Pourquoi ces retards, alors ? Que ne le montres-tu point ?

MIME

Pauvre de moi ! c’est que j’avais peur qu’il n’y manquât encore des choses.

ALBERICH

Des choses ? quelles choses ?

MIME, embarrassé :

Par ci… par là…

ALBERICH

Quoi, par ci par là ? Montre-le tel quel ! (Il veut de nouveau lui sauter aux oreilles : d’effroi, MIME laisse tomber un maillis métallique, qu’il cachait en ses mains crispées. ALBERICH se rue, ramasse le maillis, et l’examine minutieusement.) Voyez le fourbe ! tout est forgé, prêt, parfait, conforme à mes ordres ! L’imbécile voulait donc ruser, m’en imposer ? garder pour soi le chef-d’œuvre que mon industrie lui apprit l’art de fabriquer ? T’y ai-je pris, là, voleur stupide ? {{didascalie|(Il se met sur la tête le maillis, en guise de « Tarnhelm »[109] Le heaume est à ma tête : savoir le charme opère ? – « Ténèbres et brouillard, plus personne aussitôt ! » (Il s’évanouit ; à sa place on voit une colonne de brouillard.) Me vois-tu, frère ?

MIME, ébahi, regardant autour de soi.

Où es-tu ? non, je ne le vois pas.

LA VOIX D’ALBERICH

C’est bien : sens-moi donc, infâme drôle ! Tiens, pour tes désirs de vol ! Tiens !

(MIME crie, se tord, sous les coups d’un fouet, qu’on entend frapper sans l’apercevoir.)[110]
LA VOIX D’ALBERICH, ricanant :

Merci pour ton œuvre, imbécile ! Elle fait son office à merveille. Hoho ! Hoho ! les Nibelungen, courbez-vous sous Alberich, tous ! Partout, partout il sera présent, désormais, pour vous surveiller ; plus de repos pour vous, plus de répit pour vous ; c’est pour lui que vous peinerez, et vous ne le verrez point ; quand vous ne le verrez point, tremblez qu’il ne survienne : vous êtes, à jamais, ses esclaves ! Hoho ! hoho ! l’entendez-vous ? il approche, le Maître-des-Nibelungen !

(La colonne de brouillard s’évanouit au fond : on entend, de plus en plus loin, gronder la fureur D’ALBERICH ; du fond des gouffres lui répondent des hurlements, des plaintes, des cris, qui s’assourdissent bientôt pour se perdre, à la fin, dans un lointain toujours plus vague. – De douleur, MIME s’est affaissé : ses soupirs, ses lamentations sont entendus de WOTAN et LOGE, qui se laissent glisser du haut d’une crevasse supérieure.)
LOGE

C’est Nibelheim, nous y voici : au travers du brouillard livide, quelle palpitation d’étincelles !

WOTAN

On gémit haut ici : qu’est-ce qui git sur la roche ?

LOGE se penche vers MIME.

Quelle merveille pleures-tu là ?

MIME

Ohe ! Ohe ! Aou ! Aou !

LOGE

Haha ! Toi, Mime ! l’alerte gnome ! qu’as-tu donc à te débattre ainsi ?

MIME

Laisse-moi la paix !

LOGE

Je le veux bien, certes ! et mieux encore, écoute : je veux t’assister, Mime !

MIME, se redressant un peu.

M’assister ? qui peut rien pour moi ? Il faut que j’obéisse à mon propre frère, qui s’est fait un esclave de moi.

LOGE

Un esclave ? de toi, Mime ? d’où lui vint cette puissance ?

MIME

Grâce à sa malveillante adresse, Alberich, avec l’Or-du-Rhin, s’est fait une Bague : stupides, nous nous courbons sous sa vertu magique ; c’est par là qu’il s’est asservi notre noir troupeau de Nibelungen. Jadis, pour nos épouses nous forgions, sans souci, tel bijou, telle parure exquise, quelque joli jouet pour la joie des Nibelungen : travailler nous était une fête. A présent, l’infame nous oblige à nous glisser dans les crevasses, à nous exténuer pour lui, toujours pour lui ! Guidée par l’Anneau d’Or, son avarice devine où sont enfouies de nouvelles richesses[111] ; et, sur l’heure, il nous faut chercher, fouiller, creuser, fondre sa proie, forger la fonte, sans repos, sans répit, sans trêve, pour grossir le Trésor du Maître[112].

LOGE

C’est ta paresse, probablement, qu’a voulu punir sa fureur ?

MIME

Pauvre de moi, hélas ! il m’a contraint au pire : il m’avait fait fondre et souder les mailles d’un heaume, un vrai chef-d’œuvre, avec des instructions précises pour en articuler chaque pièce. J’eus bien la perspicacité de remarquer quelle vertu, quelle puissance propres acquérait l’œuvre, à mesure que le métal prenait forme : aussi voulais-je garder le heaume, me soustraire, à l’aide de son charme, à la tyrannie d’Alberich, et peut-être, oui, peut-être, à mon tour, torturer le bourreau lui-même, le mettre en mon pouvoir, lui arracher l’Anneau ; bret, de même que je suis à présent son esclave, faire de l’arrogant mon esclave, à moi, libre !

LOGE

Si perspicace, pourquoi n’as-tu pas réussi ?

MIME

Hélas ! moi qui fabriquai l’œuvre,je ne sus point deviner le véritable charme, le charme auquel elle obéit ! Quel secret renfermait le heaume, celui qui me l’arracha, cette œuvre, après me l’avoir fait entreprendre, vient, – mais malheureusement trop tard ! – de me l’enseigner : sous mes yeux mêmes, il disparut ; mais son bras, invisible, en frappa tout autant sur la peau calleuse de l’aveugle. Telle est la jolie récompense, – imbécile ! – que je me suis forgée !

(Il se frictionne le dos en hurlant. Les DIEUX rient.)[113]
LOGE, à WOTAN

Conviens-en, la capture ne sera guère commode.

WOTAN

Mais l’ennemi succombera, grace à les artifices.

MIME, frappé par le rire des DIEUX[114], les considère plus attentivement.

Au fait, avec toutes vos questions, étrangers, qui pouvez-vous être ?

LOGE

Des amis pour toi : de sa détresse, nous voulons délivrer le peuple des Nibelungen.

(On entend se rapprocher le brouhaha des grondements et des châtiments d’ALBERICH.)
MIME

Soyez sur vos gardes ! Alberich approche.

WOTAN

C’est lui que nous attendons ici.

(Il s’assied, tranquille, sur une pierre : LOGE, à côté de lui, s’y adosse. Décoiffé du Tarubolm, qui pend à sa ceinture, ALBERICH paraît ; il pousse devant soi, à coups de fouet, hors du puits situé le plus profondément, toute une foule de NIBELUNGEN : ces derniers sont chargés de bijoux ou de lingots d’or ou d’argent ; ils accumulent le tout en un tas, un Trésor, sous les invectives, lts outrages ininterrompus D’ALBERICH.)

ALBERICH

Par ici ! – Là ! – Hehé ! Hoho ! Foule fainéante, en tas, le Trésor ! Toi, là, en baut ! Veux-tu marcher ? Tourbe infâme, à bas l’Or forgé ! Dois-je vous aider ? Tout de ce côlé ! (Il aperçoit, tout à coup, WOTAN et LOGE.) Hé ! qui est là ? Qui a pénétré jusqu’ici ? — Mime ! approche, misérable drôle ! Aurais-tu jacassé avec ces deux rodeurs ? Fainéant ! veux-tu bien, tout de suite, aller travailler et forger ? (Il pousse MIME dans la foule des NIBELUNGEN, à coups de fouet.) Hé ! au travail ! Tous hors d’ici ! En bas, vivement ! Tirez-moi l’Or des nouvelles mines ! Et fouillez sur l’heure ! sinon, le fouet ! C’est Mime qui me répond de votre zèle, sous peine de sentir le branle de mon bras : que je suis présent partout, là où nul ne s’en doute, il le sait assez, j’imagine ! Allez-vous rester là ? Partirez-vous bientôt ? (Il retire son Anneau, le baise, et l’étend d’un air menaçant.) Troupeau d’esclaves ! obéissez au Maitre de l’Anneau, et tremblez !

(Avec des hurlements, des cris aigus, les NIBELUNGEN (et MIME parmi eux) se dispersent, et se glissent de toutes parts, en bas , dans les puits et les mines.) [115]

ALBERICH, marchant sur WOTAN et LOGE, avec colère.

Vous, que cherchez-vous ici ?

WOTAN

A croire les contes qu’on nous faisait sur le ténébreux Nibelheim, Alberich y réaliserait de puissants miracles : c’est pour en assouvir notre curiosité que nous sommes venus, en visiteurs.

ALBERICH

C’est la haine et l’envie, sans doute, qui vous amènent à Nibelheim : d’aussi téméraires visiteurs, croyez-moi, je les connais fort bien.

LOGE

Si tu me connais tant, Alfe sans raison, qui suis-je, dis-moi, que tu clabaudes de la sorte ? Quand tu gisais, blotti, dans un trou froid, qui, avant que t’eût jamais ri Loge, t’a donné la lumière, la chaleur de la flamme ?[116] Ton art de forgeron, à quoi te servirait-il, si je n’avais allumé ta forge ? Je suis ton cousin, et je fus ton ami : ta gratitude est donc, je trouve, bien maladroite !

ALBERICH

C’est pour les Alfes-de-Lumière[117] que Loge, le rusé, Loge, le fourbe, réserve à présent ses sourires : Traitre ! si tu es leur ami comme tu fus, jadis, mon ami, haha ! tant mieux pour moi ! je n’ai rien à craindre d’eux.

LOGE

Et voilà bien pourquoi tu peux, j’imagine, te fier à moi ?

ALBERICH

Je ne me fie qu’à ton manque de foi ! Pas à la foi ! – Aussi bien, je peux vous braver tous.

LOGE

Ton pouvoir te donne bien du coeur : ta force a furieusement grandi !

ALBERICH

Le Trésor, accumulé là par mon peuple, est-ce que tu l’as vu ?

LOGE

D’aussi digne d’envie, je n’en connais pas un seul.

ALBERICH

C’est, quant à présent, un pauvre petit tas : mais l’avenir le verra grossir puissamment, surabondamment.

WOTAN

Mais à quoi peut bien t’étre utile un tel Trésor, puisque Nibelheim est sans joie, et qu’il n’existe rien, ici, à troquer contre des richesses ?

ALBERICH

C’est à les produire, ces richesses, et à les garder, ces richesses, que me sert la nuit du Nibelheim ; mais avec le Trésor, quand l’abime sera comble, alors, je comple faire des merveilles, et m’approprier le monde entier.

WOTAN

Comment t’y prendras-lu, mon cher ?

ALBERICH

Vous, les Dieux, qui vivez là-haut, frôlés par les caresses des brises, ivres de joie, pâmés d’amour ! avec ma poigne d’Or, je vous subjuguerai tous ! De même que j’ai maudit l’Amour, tout ce qui vit devra maudire l’Amour[118] : captivés, fascinés par l’Or, vous aurez le délire de l’Or. Bercez vous sur les cimes, dans les murmures des brises, race d’éternels voluptueux : mais prenez-garde à l’Alfe-Noir que vous méprisez ! prenez garde ! Car vous, les mâles, ma toute-puissance vous asservira, tout d’abord ; et vos femelles, dont la beauté dédaigna mes supplications, serviront, à défaut d’Amour, au plaisir, aux luxures du gnome ! Hahahaha ! vous m’entendez ? prenez garde à mon noir troupeau[119], prenez bien garde, si, du fond des gouffres muets, l’Or du Nibelung s’élève à la lumière du Jour !

WOTAN, bondissant.

Péris, gnome scélérat !

ALBERICH

Quoi ? qu’est-ce qu’il dit ?

LOGE, s’est interposé.

Sois donc de sang-froid ! (A ALBERICH) Qui donc ne serait saisi d’étonnement, s’il comprend l’oeuvre d’Alberich ? Qu’à ton admirable habileté viennent à réussir les projets par toi fondés sur le Trésor, il me faudra bien le proclamer le Plus Puissant parmi les êtres : car la Lune même, les Astres même, jusqu’au resplendissant Soleil, que pourraient-ils faire d’autre, alors, que d’être dociles à tes ordres ? — Il importe pourtant avant tout, suivant moi, que les amasseurs du Trésor, le troupeau des Nibelungen, l’obéissent sans envie ni haine. Tu possèdes, grâce à ta hardiesse, l’Anneau qui fait trembler ton peuple : mais si quelque voleur profitait de ton sommeil pour t’arracher l’Anneau par ruse, de quelle manière alors, avec toute ta sagesse, te garantirais-tu toi-même ?

ALBERICH

Loge s’estime le plus fin des êtres ; à son avis, tout autre est toujours bête : si je pouvais avoir besoin de lui pour un conseil, pour un service, qu’il se ferait payer plus que cher, le voleur ! il en serait bien aise ! Le heaume qui cache et qui déguise, je me le suis inventé moi-même ; j’ai forcé Mime, le plus habile des forgerons, à me le forger ; le heaume peut instantanément : ou, suivant mon caprice, me métamorphoser, ou dissimuler ma présence ; invisible à quiconque me cherche, je n’en suis pas moins présent partout. Aussi suis-je en sécurité, gardé que je suis même contre toi, ami rare ! ami dévoué !

LOGE

Certes, j’ai vu bien des choses, et d’extraordinaires : mais pareil miracle, jamais. Cette oeuvre unique, je n’y puis croire ; si elle pouvait se réaliser, ton pouvoir serait éternel.

ALBERICH

Me juges-tu donc menteur et fanfaron, comme Loge ?

LOGE

Tant que je n’aurai pas eu des preuves, gnome, je révoquerai ta parole en doute.

ALBERICH

L’imbécile, sûr de son esprit, se gonfle jusqu’à en crever : c’est bien ! que l’envie le torture ! Précise : sous quelle forme veux-tu que je t’apparaisse, à l’instant même ?

LOGE

Sous celle que tu voudras, pourvu que, de stupeur, j’en reste muet !

ALBERICH, plaçant, sur sa tête, le heaume.

« Dragon gigantesque, déroule les anneaux ! »

(Aussitôt il s’évanouit : à sa place un reptile géant, monstrueux[120], se déploie sur le sol ; il se dresse, menaçant, de sa gueule béante, WOTAN et LOGE.)

LOGE feint d’être saisi d’effroi.

Ohe ! Ohe ! dragon terrible ! ne me dévore pas ! laisse à Loge la vie !

WOTAN rit.

Bien, Alberich ! A la bonne heure ! Ce dragon géant, sur ma foi, pour un nain, c’est grandir bien vite !

(Le reptile disparaît ; à sa place, on revoit ALBERICH sous sa figure ordinaire.)

ALBERICH

Héhé ! Vous, les malins, me croyez-vous, à présent ?

LOGE

Mon tremblement te répond assez. Tu t’es bien vite changé en un reptile énorme : j’ai vu le prodige, j’y crois sans peine. Mais, de même que tu t’es grandi, pourrais-tu te rendre tout petit ? Ce serait le plus sûr moyen, je crois, de te dérober à tout danger ; mais cela me semble trop difficile !

ALBERICH

Trop difficile pour toi, parce que tu es trop bête ! Quelle petitesse dois-je me donner ?

LOGE

Telle que tu puisses tenir dans les plus étroites fentes, où le crapaud blottit son effroi.

ALBERICH

Bah ! rien de plus aisé ! Vois plutôt ! (Il met le Tarnhelm en position :) « Tors et gris, crapaud, rampe ! »

(Il disparaît : les DIEUX aperçoivent, sur la roche, un crapaud[121] rampant de leur côté.)
LOGE, à WOTAN.

Là ! le crapaud ! saute dessus ! vivement !

(WOTAN met le pied sur le crapaud : Loge lui saisit la tête et s’empare du Tarnhelm.)
ALBERICH, instantanément, redevient visible sous sa figure ordinaire, se débattant sous le pied de WOTAN[122] :

Ohe ! Malédiction ! Captif !

LOGE

Tiens-le ferme, jusqu’à ce que je l’aie lié.

(D’une corde de liber, dont il s’était muni, il attache ALBERICH par les bras et les jambes ; puis tous deux saisissent le captif, qui s’épuise en furieux efforts pour se défendre, et l’emportent vers la crevasse par laquelle ils ont descendu.)
LOGE

En haut ! Vite ! Là, il est à nous !

(Ils disparaissent dans la crevasse.)

Scène QUATRIÈME

Comme précédemment, mais en sens inverse, la scène se transforme, jusqu’à ce qu’apparaisse de nouveau le
PLATEAU D’UNE HAUTE MONTAGNE
ainsi que dans la Scène Deuxième : seulement il est encore voilé du pâle brouillard qui, après l’enlèvement de FREYA, l’a enveloppé.
Surgissent de la crevasse WOTAN et LOGE, amenant ALBERICH garrotté.
LOGE

Ici, cousin, fais comme chez toi ! Vois, mon très cher, le monde s’étendre sous tes pieds[123], ce monde, que, sans rien faire, tu veux t’approprier : voyons, quel petit coin, dis-moi, m’y réserves-tu pour étable ?

ALBERICH

Misérable ! Infâme ! Valet ! Traître ! Desserre ces liens et laisse-moi libre, ou tu payeras cher tes outrages !

WOTAN

Tu voyais déjà, dans tes rêves, tout ce qui vit, tout ce qui vibre, le Monde, en la puissance : et le voici captif, impuissant, solidement garrotté, hagard, devant moi ; tu ne peux pas le nier. Tu veux le libérer ? soit : il faut payer rançon.

ALBERICH

Niais que je fus ! fou chimérique ! M’être aussi bêtement laissé prendre à leurs impostures de voleurs ! Qu’une effrayante vengeance venge ma credulité !

LOGE

Si tu veux te venger, libère-toi d’abord : nul homme libre, à l’homme garrotté, ne rendra compte de ses outrages. Donc, si tu veux te venger : d’abord, sans tarder, songe à ta rançon ![124]

ALBERICH, brusquement.

Hé bien, parlez : qu’exigez-vous ?

WOTAN

Le Trésor et ton Or clair[125].

ALBERICH

Cupide canaille d’escrocs ! (A part :) Pourvu que je garde l’Anneau, seulement, peu m’importe, en somme, le Trésor : par l’Anneau, n’en aurai-je pas vite, à volonté, un autre, incessamment nourri ?[126] Ceci serait une leçon faite pour me rendre sage : je ne la paye pas trop d’un hochet.

WOTAN

Abandonnes-tu le Trésor ?

ALBERICH

Déliez-moi la main, j’ordonnerai qu’on l’apporte. (LOGE lui délivre la main droite, ALBERICH touche l’Anneau, des lèvres, et marmotte l’ordre.) Allons, je viens d’appeler ici les Nibelungen : je les entends, dociles au Maître, apporter au jour le Trésor enfoui dans les profondeurs. Délivrez-moi de ces liens odieux !

WOTAN

Pas avant que tout soit acquitté.

(Surgissent de la faille les NIBELUNGEN, chargés des bijoux du Trésor.)[127]

ALBERICH

Indigne ignominie ! ainsi garrotté, moi, à la vue de ces lâches esclaves ! – Apportez ! là ! comme je l’ordonne ! En tas, le Trésor, déposez tout ! Êtes-vous paralysés ? voulez-vous que je vous aide ? — Que nul ne lève les yeux ! — Vivement, là ! Vite ! Maintenant, déguerpissez d’ici : au travail, pour le Maitre ! aux mines ! Malheur à vous, si je vous trouve à flâner ! Sachez que je suis sur vos talons !

(Lorsqu’ils ont entassé le Trésor, les NIBELUNGEN, de nouveau, se glissent, craintivement, par la faille.)

ALBERICH

J’ai payé : laissez-moi partir ! Et, de grâce, rendez-moi le heaume, que Loge tient là !

LOGE, jetant le Tarnhelm sur le Trésor.

Le butin fait partie de l’amende[128].

ALBERICH

Voleur maudit ! – Mais soit, patience ! Qui m’a forgé l’ancien, peut en forger un autre : je détiens encore la puissance à laquelle Mime est asservi. N’importe, il est dur de laisser, à l’ennemi rusé, cette arme de rusc ! – Eh bien donc ! Alberich vous a tout laissé, tout : détachez ses liens, misérables !

LOGE, à WOTAN.

Es-tu satisfait ? Dois-je le détacher ?

WOTAN

Un Anneau d’Or brille à ton doigt[129] : entends-tu, Alfe ? il fait partie, tel est mon avis, du Trésor.

ALBERICH, épouvanté.

L’Anneau ?[130]

WOTAN

Pour ta rançon, il faut le laisser.

ALBERICH

La vie, mais point l’Anneau ! jamais !

WOTAN

C’est l’Anneau que je désire : je n’ai que faire de la vie !

ALBERICH

Si je rachète mon corps et ma vie, par là même je rachète l’Anneau ! Car mes mains et ma tête, mes oreilles et mes yeux, ne peuvent pas être plus à moi, ne peuvent pas être plus moi-même que l’est ce rouge Anneau d’Or ci !

WOTAN

A toi l’Anneau ? dis-tu : à toi ? Délires-tu, Alfe sans pudeur ? sois franc, réponds : à qui l’avais-tu soustrait, l’Or, dont tu fis cet Anneau brillant ? Etait-ce à toi, ce que ta malice volait aux profondeurs des eaux ? Va donc demander aux Filles-du-Rhin si elles t’auraient donné leur Or, s’il est à toi, l’Or volé dont est fait l’Anneau ?

ALBERICH

Misérable défaile ! Ecoeurante perfidie ! Voleur ! C’est toi qui oses, à moi, reprocher un crime dont tu profites ? Comme tu l’eusses volontiers volé toi-même au Rhin, son Or, s’il eût été aussi facile de le forger, que de le lui soustraire ! Hypocrite ! quel heureux hasard ce serait, pour la prospérité, que, dans l’horreur de sa détresse[131], sous l’empire de la honte, sous l’empire de la rage, le Nibelung, à ton bénéfice, eût trouvé l’effroyable charme ! Mais l’épouvantable Anathème, l’exécrable Malédiction d’un malheureux au désespoir, doit elle, grâce au joyau suprême, contribuer à ton triomphe ? Si j’ai maudit l’Amour, fut-ce pour grandir ta force ? Prends garde à toi, Dieu tout-puissant ! Si j’avais commis un crime, moi, je n’en devais compte à personne, qu’à moi : mais si tu oses, toi, l’Eternel, sans pudeur, m’arracher l’Anneau, c’est sur tout ce qui fut dans le passé, tout ce qui existe dans le présent, c’est sur tout ce qui sera dans l’avenir que retombera ton propre forfait !

WOTAN

Assez de phrases ! L’Anneau ! Ton verbiage ne prouvera pas tes droits sur lui.

(Avec une force irrésistible, il arrache, au doigt d’ALBERICH, l’anneau.)[132]

ALBERICH, avec un cri horrible.

Malheur ! Perdu ! Anéanti ! Le plus malheureux des esclaves !

WOTAN s’est mis au doigt l’Anneau, qu’il contemple avec complaisance.

Ainsi , je m’élève au rang suprême : le plus omnipotent des Maîtres !

LOGE

Puis-je le détacher ?

WOTAN

Détache-le !

LOGE détache les liens d’ALBERICH.

Glisse-toi donc chez toi ! va-t-en : tu es libre !

ALBERICH, se redressant avec un rire farouche[133].

Suis-je libre désormais ? bien libre ? — À vous donc, ce premier salut de ma liberté ![134] – Malédiction sur cet Anneau, qu’une Malédiction m’a conquis ! Si l’Or m’en a valu puissance, une toute-puissance illimitée, que cette vertu magique perde quiconque le porte ! Que toute joie disparaisse pour l’être à qui sourira sa splendeur ! Qu’une déchirante angoisse assassine qui l’aura ! Qu’une dévorante envie ronge quiconque ne l’a pas ! Qu’il enflamme l’avarice de tous, sans utilité pour personne ![135] Que, toujours fatal à son Maître, il le guide vers ses égorgeurs ! Qu’il paralyse le lâche par l’horreur de la mort ! Qu’il fasse de la vie même une continuelle mort ! Que le Maître de l’Anneau soit le valet de l’Anneau — jusqu’au jour où l’objet du vol reviendrait en mes mains, à moi ! — Voilà comment, du fond de son horrible détresse, le Nibelung bénit son Trésor ! Garde-le, soit, garde-le bien : car tu n’échapperas pas à ma Malédiction !

(Il disparalt rapidement dans la faille.)
LOGE

As-tu prêté l’oreille à son salut d’amour ?

WOTAN, perdu dans la contemplation de l’Anneau.

Laissons-lui le plaisir de baver !

(Le voile de brouillard s’éclaire graduellement à l’avant-scène.)
LOGE, regardant vers la droite.

Fasolt, et Fafner, viennent là-bas ; ils ramènent Freya.

(Arrivent, du côté opposé, FRICKA, DONNER et FROH.)
FROH

Vous voici de retour.

DONNER

Bienvenue à toi, frère !

FRICKA, anxieuse, court à WOTAN.
M’apportes-tu d’heureuses nouvelles ?
LOGE, montrant le Trésor.

La ruse et la force ont vaincu : voici de quoi délivrer Freya.

DONNER

Elle approche avec les Géants, la Bien-Aimée.

FROH

Elle approche : oh ! qu’elles sont exquises, les bouffées de brise, qu’elles parfument suavement les sens, les bouffées de brise qui la précédent ! Quelle vie pour nous, quelle affreuse vie s’il fallait la perdre à jamais, elle qui nous prodigue, l’insoucieuse, les bienfaits de l’éternelle Jeunesse !

(L’avant-scène s’est désassombrie ; il semble que les DIEUX, à travers la clarté, recouvrent leur fraîcheur première : le voile de brouillard, néanmoins, demeure suspendu sur l’arrière-plan, de telle sorte que le Burg, ou loin, demeure invisible.)
(Arrivent FASOLT et FAFNER ; FREYA, qu’ils ramènent, est entre eux.)
FRICKA court joyeusement vers elle, pour l’embrasser.

Sœur bien-aimée ! Douce sœur, douce Joie ! m’es-tu reconquise ?

FASOLT, la repoussant.

Halte-là ! C’est à nous encore qu’elle appartient : n’y touchez point ! Dans le haut[136] Riesenheim, nous nous sommes reposés : nous nous sommes conduits loyalement, dignement envers notre otage ; si fort que je le regrette, je la ramène ici : comptez aux deux frères sa rançon.

WOTAN
La rançon est prête : l’Or est là : qu’on vous en fasse honnête mesure.
FASOLT

D’être privé de la Femme, sache-le, j’ai le coeur navré[137] : s’il me faut ne plus penser à elle, qu’on entasse le Trésor, les bijoux, les lingots, jusqu’à ce qu’ils me cachent sa Beauté ![138].

WOTAN

Soit ! Prenez les mesures de Freya.

(En plein sol, par-devant FREYA, qu’ils mesurent ainsi en long et en large, FASOLT et FAFNER fichent leurs pieux.)

FAFNER

Les pieux sont plantés ; c’est la mesure du gage : que le Trésor la comble[139].

WOTAN

Qu’on en finisse vite : le dégoût m’écœure !

LOGE

Aide-moi, Froh !

FROH

Volontiers ! finir ce supplice de Freya !

(LOGE et FROH entassent, rapidement, le Trésor, entre les deux pieux.)
FAFNER

Pas si vite ! Plus tassé ! Moins lâche ! Il faut que la mesure soit pleine ! (Avec une insistance brutale, il tasse davantage le Trésor ; il s’accroupit ensuite, pour constater les vides.) Ici ! je vois au travers : bouchez-moi les lacunes !

LOGE

Arrière, brute ! Ne me détourne rien !

FAFNER

Par ici ! cette fente-là, qui baille !

WOTAN, se détournant avec découragement.

La honte me brûle au fond du coeur.

FRICKA, le regard fixé sur FREYA.

Vois sa honte à elle, sous l’outrage, à la Généreuse ! son douloureux regard, en silence, implorer, pour qu’on la délivre ! O méchant homme ! Elle, toute Amour, l’avoir réduite à cet outrage !

FAFNER

Encore donc de ce côté ! Encore !

DONNER

Je ne sais quoi me retient ! J’écume de fureur, à voir le cynisme du pleutre ![140] Ici, chien ! Si tu veux mesurer, mesure-toi d’abord, toi-même, avec moi !

FAFNER
La paix, Donner ! gronde quand il faut : ton fracas ne sert à rien ici !
DONNER s’élance.

Pas même à te foudroyer, infâme ?

WOTAN

Paix, donc ! Déjà Freya me semble cachée.

LOGE

Le Trésor y a passé.

FAFNER, mesurant du regard.

Je vois encore briller la chevelure de Holda[141] : jette sur le Trésor ce maillis !

LOGE

Comment ? le heaume aussi ?

FAFNER

Avec le reste ! Vivement !

WOTAN

Laisse-le donc !

LOGE, jette le heaume sur le monceau.

Nous voilà d’accord. Etes-vous satisfaits ?

FASOLT
Freya, la Belle, je ne la vois plus : est-elle rachetée ? faudra-t-il que j’y renonce ? (Il s’approche, et scrute le Trésor.) Malheur ! son regard, je le vois encore ! il brille ! ici ! L’astre, l’oeil, m’illumine encore ! je l’aperçois encore, par une fente ! Tant que je verrai cet oeil divin, je ne renoncerai pas à la Femme[142].
FAFNER

Hé ! comblez-moi le trou, je vous le conseille ![143]

LOGE

Insatiable ! – Vous voyez bien qu’il n’y a plus d’Or !

FAFNER

Nullement, mon cher ! Au doigt de Wotan, scintille encore un Anneau d’Or[144] : pour boucher la fente, donnez-le !

WOTAN

Quoi ! cet Anneau ?

LOGE

Il faut vous dire : c’est aux Filles-du-Rhin qu’en appartient l’Or : c’est à elles que Wotan le rendra.

WOTAN

Que rabaches-tu donc ? Le butin, que je me suis péniblement conquis, je le garde pour moi-même, sans trouble.

LOGE

Alors, tant pis pour ma parole, que j’avais donnée aux plaignantes.

WOTAN
Ta parole ne m’engage en rien : j’ai pris l’Anneau, donc il me reste.
FAFNER

Il le faut l’ajouter à la rançon, pourtant.

WOTAN

Réclamez sans pudeur ce que vous voudrez : j’accorde tout ; mais l’Anneau, je ne l’abandonnerai pour rien au monde !

FASOLT, furieusement, tire FREYA de derrière le Trésor.

C’en est donc fait, rien n’est changé : Freya va nous suivre, à jamais !

FREYA

Au secours ! Au secours !

FRICKA

Impitoyable Dieu, cède ! cède !

FROH

N’épargne pas l’Or !

DONNER

Fais-leur donc aumône de l’Anneau !

WOTAN

Laissez-moi ! L’Anneau, non ! je ne le donne pas.

(FAFNER retient encore FASOLT, qui veut partir à l’instant même ; tous se tiennent debout, consternés ; WOTAN, avec colère, se détourne à l’écart. La scène s’est de nouveau assombrie ; de la faille rocheuse, latérale, surgit une bleuâtre lueur, dans laquelle ERDA, tout à coup, devient visible pour WOTAN : majestueuse et noble, émergeant à mi-corps, enveloppée des opulentes ondes d’une chevelure noire. )[145]
ERDA, en étendant la main vers WOTAN, d’un air prophétique.

Cède, ô Wotan, résigne-toi ! fuis la Malédiction de l’Anneau ! sa possession te vouerait, inéluctablement, à la plus noire des catastrophes.

WOTAN

Femme ou sibylle, qui donc es-tu ?

ERDA

Tout ce qui fut m’est connu ; tout ce qui devient, je le vois ; tout ce qui sera, je le prévois : l’Ur-Wala[146], c’est moi, l’âme antique de l’impérissable univers, Erda enfin, qui somme ton âme. J’ai trois filles, dès l’éternité conçues dans mon sein, les Trois Nornes : ce sont elles qui te révèlent, dans les ténèbres[147], mes visions. Mais, cette fois, quelque immense péril me précipite moi-même vers toi : écoule ! écoute ! écoute ! Tout ce qui est, doit finir. Sombre jour pour les Dieux ! Crépuscule pour les Dieux ![148] Ecoute ma voix : rejette l’Anneau !

(Elle s’abîme lentement jusqu’à la poitrine, ce pendant que la lueur bleuâtre s’assombrit.)
WOTAN

Ton Verbe sonne à mes oreilles avec la sainteté du mystère : demeure, que j’en sache davantage !

ERDA, en s’évanouissant.

Ma prédiction t’en dit assez : médite-la dans l’angoisse ! rêves-y dans l’épouvante !

WOTAN

Dans l’angoisse, moi ? Dans l’épouvante ? – Il faut que je le saisisse, je veux savoir tout !

(Il veut se ruer dans la crevasse, pour retenir ERDA : DONNER, FROH et FRICKA se jettent au-devant de lui et le retiennent.)
FRICKA

Que veux-tu, Furieux ?

FROH

Arrête, Wotan ! La Généreuse, redoute-la ! Respecte son Verbe !

DONNER, aux Géants :
Hola, Géants ! rétrogradez, et attendez : l’Or, on vous le donne.
FREYA

Puis-je l’espérer ? Holda, bien vrai, vous parait-elle digne d’une telle rançon ?

(Tous tendent leurs regards vers WOTAN.)
WOTAN, qui était abimé dans une profonde méditation, se violente, se maîtrise brusquement et se décide.

Avec nous, Freya ! Tu es délivrée : que rachetée, nous revienne la Jeunesse ! – Vous, Géants , prenez votre Anneau !

(Il jette l’Anneau sur le Trésor.)[149]

(Lâchée par les GÉANTS, FREYA, toute joyeuse, s’élance vers les DIEUX, qui, l’un après l’autre, longuement, au comble de la joie aussi, lui font d’affectueuses caresses.)
(FAFNER déploie aussitôt un énorme sac, et se jette sur le Trésor, afin de l’y entasser.)
FASOLT, se jetant au-devant de son frère :

Halte-là, toi, cupide ! Laisse-m’en ! Chacun notre part, loyalement[150].

FAFNER

Plus qu’à l’Or, tu tenais à la Femme, toi, stupide fat amouraché : c’est avec peine que la folie s’est laissé résoudre à l’échange. Freya, tu l’aurais prise pour toi, sans partager : le Trésor, si je le partage, moi, il est juste que je m’en réserve la plus grosse moitié[151].

FASOLT

Toi, infâme ! A moi cet outrage ? — (Aux dieux) J’en appelle à votre jugement : partagez suivant la Justice, loyalement, le Trésor entre nous ![152]

LOGE

Le Trésor, laisse-le lui râfler : contente-toi de l’Anneau pour toi !

FASOLT, se ruant sur FAFNER, qui, cependant, avait ensaché abondamment.

Arrière, impudent ! C’est à moi l’Anneau : il m’est resté, à moi, pour le regard de Freya.

(Il cherche brutalement à s’emparer de l’Anneau.)
FAFNER

N’y touche pas ! L’Anneau est à moi.

(Ils luttent : FASOLT arrache l’Anneau.)
FASOLT

Je le tiens ! il m’appartient !

FAFNER

Tiens-le ferme, il pourrait tomber ! (Il frappe, furieusement, de son pieu, Fasolt, et, d’un seul coup, l’abat par terre ; puis, avec précipitation, arrache au moribond l’Anneau) Louche, à présent, vers regard de Freya : tu n’y gagneras plus l’Anneau ! (Il glisse l’Anneau dans le sac, et ramasse ensuite le Trésor tout à son aise.)

(Tous les DIEUX se tiennent terrifiés. Solennel silence, prolongé.)[153]
WOTAN

Telle est donc l’efficace du terrible Anathème !

LOGE
Que le semble-t-il de ton bonheur, Wotan ? Avoir conquis l’Anneau t’eût valu bien des choses ; le perdre, est encore plus avantageux pour toi : tes ennemis, vois, s’assomment entre eux, pour l’Or, que tu leur as laissé.[154]
WOTAN, profondément secoué.

Oui, mais quelle inquiétude m’oppresse ! L’angoisse et l’épouvante paralysent ma raison ; qu’Erda m’enseigne à les finir : c’est vers elle qu’il me faut descendre ![155]

FRICKA, l’enlaçant câlinement.

A quoi t’attardes-lu, Wotan ? Le Burg auguste ne te fait-il pas signe ? N’attend-il pas d’offrir désormais, à son Maître, l’hospitalité, la sécurité ?

WOTAN

Le Burg ! c’est d’un salaire maudit que je l’ai payé !

DONNER, [156]montrant le fond, qui est encore voilé de brouillard.

D’orageuses touffeurs chargent l’air : qu’elles sont lourdes ! comme elles m’oppressent et m’assombrissent ! Rassemblons ces nuées livides, que la foudre y zigzague, qu’elle rassérène l’azur[157]. (Il a gravi un roc élevé, et brandit maintenant son marteau.) Hé là ! Hé là ! Ici, brouillards ! Ici, nuages ! Ici, fumées ! Donner vous rappelle, ralliez-vous ! Le maître a brandi son marteau : hé là ! hé là ! Ici ! par ici, vapeurs nébuleuses ! Donner vous rappelle, ralliez-vous ! Donner rassemble son troupeau ! (Les nuages se sont rassemblés autour de lui ; il disparait absolument, au milieu d’une nuée d’orage qui s’amoncelle en s’obscurcissant de plus en plus. Alors on entend, sur le roc, lourdement les décharges du marteau s’abattre ; un immense éclair sillonne la nuée, suivi d’un affreux coup de tonnerre.) A moi, frère ! Jette le pont des Dieux !

(FROH a disparu parmi les nuages[158] ; les nuages, subitement, se dissipent ; DONNER et FROH deviennent visibles : à partir de leurs pieds s’élance, éblouissante, une arche d’arc-en-ciel par-dessus la vallée, jusqu’au Burg qui, frappé par le soleil couchant, rayonne du plus splendide éclat.)[159]

(FAFNER, ayant enfin ramassé tout le Trésor près du cadavre de son frère, a, l’énorme sac sur le dos, évacué la scène durant l’incantation de DONNER.)
FROH

Frêle, mais ferme à vos pieds[160], le pont conduit au Burg : foulez-en, hardiment, l’intrépide sentier !

WOTAN, abimé dans la contemplation du Burg.

L’œil du soleil rayonne, en son éclat du soir : le Burg s’embrase à ses splendeurs : le Burg ! dans les flammes aurorales, merveilleux, mais sans maitre encore, comme il brillait ![161] comme il fascinait mon désir ! Le soir tombe, le Burg est à nous, conquis au prix d’âpres angoisses ! La Nuit grandit, la Nuit jalouse : qu’il nous offre un asile contre elle, contre sa haine. Salut à toi, mon Burg ! Trêve d’affres ! Assez d’effroi ![162] (A FRICKA :) Suis-moi, femme, dans Walhall, pour y vivre avec moi ! (Il lui saisit la main.)

FRICKA

Qu’indique ce nom ? Jamais, il me semble, je ne l’entendis.

WOTAN
Si tu vois vivre et triompher les projets qu’a faits mon courage, maître à la fin de ma terreur, le sens du nom t’apparaitra ![163]
(WOTAN et FRICKA s’avancent vers le pont ; FROH et FREYA les suivent de près, puis vient DONNER.)
LOGE, demeurant à l’avant-scène, et, du regard, suivant les DIEUX :

Les voilà rués à leur perte, eux qui se targuent d’être éternels ; et j’éprouve quelque honte à me commettre avec eux. Oh ! métamorphoser mon être, comme jadis, en langues de flammes, quelle tentation ! Consumer leur ramas d’aveugles[164], qui me domptèrent, au lieu de disparaitre avec eux dans l’ignominie du néant ! Fussent-ils les plus divins des Dieux, l’idée n’est pas si bête, en somme ! J’y veux penser : qui sait ce que je fais ? (Il part, pour rejoindre les DIEUX, d’un air dégagé.)

(Des profondeurs, le chant des FILLES-DU-RHIN s’élève.)
LES TROIS FILLES-DU-RHIN

Or-du-Rhin ! Or impollué[165], limpide et clair, comme tu brillais ! Comme nous t’aimions, Or pur, comme nous pleurons sur toi ! Rendez-nous l’Or, hélas ! O rendez-nous l’Or pur !

WOTAN, au moment de poser le pied sur le pont, s’arrête et se retourne.

Quelle plainte sonne ici jusqu’à moi ?

LOGE

Celle des Filles-du-Rhin, pour le vol de l’Or.

WOTAN

Maudites Nixes ! – Fais cesser leurs importunités !

LOGE, criant en bas vers la vallée.

Holà ! vous, là-bas, dans les eaux ! qu’avez-vous à geindre vers nous ? L’Or, mes filles, ne brille plus pour vous ? La belle affaire ! Le soleil de la nouvelle gloire des Dieux vous illumine : qu’il vous console ! Voilà ce que vous souhaite Wotan !

(Les DIEUX éclatent de rire et s’engagent sur le pont.)
LES FILLES-DU-RHIN, des profondeurs.

Or-du-Rhin ! Or impollué ! Brille encore dans nos eaux profondes, jouet radieux ! Hors de nos eaux profondes, nul n’est franc ni loyal[166], puisque le ciel même, traître et lâche, ose rire de notre désespoir !

(Quand tous les DIEUX, marchant au Burg, sont sur le pont, le rideau tombe.)[167]


  1. Ou : « Premier Tableau ». — Voir la note (1) de la p. 27.
  2. Le motif de la Nature (Ur-Melodie, ou, plus exactement, Motiv des Urelementes, motif des Eléments primordiaux) qu’expose le prélude de l’Or-du-Rhin, joue un rôle capital dans le système thématique de la Tétralogie. Il revient exprimer, toutes les fois que le Drame l’implique, — l’innocence première, la paix ancienne des choses. Il s’étale comme le large fond physique, végétal, harmonieusement lointain, sur lequel se détachent, violentes et actuelles, les apparitions du Drame. Nous avons attentivement noté tous les passages de la Tétralogie qui ramènent l’Ur-Melodie. En général, presque toutes les fois qu’une idée de nature est émise, ou sous-entendue (et c’est souvent), ce thème revient, berceuse immense qui baigne tout le Drame (Erda ; — les Nornes ; — l’Arc-en-Ciel ; — le Rhin ; — la chute des Dieux, lisez : le retour à la Nature , au creuset primordial).
    Quant à la technique et au pittoresque de ce grand thème, nulles lignes ne seraient plus suggestives que les lignes suivantes de MM . Alfred Ernst et Catulle Mendès :
    « — Une immense tenue sur l’accord de mi-bémol majeur, au grave, — dit M. Alfred Ernst (Richard Wagner et le Drame contemporain, p. 203 (a) ouvre le prélude de Rheingold. Un cor échelonne, pianissimo, les notes constitutives de l’Ur-Melodie ; un deuxième les répète, jusqu’à ce qu’ils se répondent, et qu’enfin la mélodie se dégage, dite d’abord par les bassons, sur un murmure imitatif des violoncelles. C’est le motif de la Nature, représentée, en son innocence et sa simplicité primordiales, par les eaux du grand fleuve légendaire, le Rhin. La mélodie progresse, passe aux voix élevées de l’orchestre, se développe, sans cesse recommencée, avec un bercement rythmique qui reproduit le mouvement même des vagues… »
    Sur le développement (thématique) de l’Ur-Melodie, M. Ernst dit ceci (b) : « Cette mélodie se compose, essentiellement, des notes d’un accord parfait majeur, la tonique, la médiante, la dominante. Ces trois notes distinctes sont d’abord données par les cors, dans un certain ordre, seules. Puis, lorsque la ligne mélodique se complète et s’anime, des notes de passage viennent lier entre eux ces degrés fondamentaux, qui, d’ailleurs, restent seuls accentués. La forme éclatante de ce Thème de la nature sera très rationnellement le motif proclamé un peu plus tard par la trompette, celui qu’on appelle d’habitude la Fanfare de l’Or-du-Rhin.
    Cette fanfare est encore formée des mêmes notes, mais groupées suivant une figure différente.
    Quand Wotan voudra opposer à l’Or une force neuve, celle du Fer, — c’est-à-dire créer les héros qui doivent reconquérir l’Anneau, et libérer le monde de la malédiction, — c’est une autre figure mélodique, toujours faite des mêmes notes, et d’ordinaire aussi confiée à la trompette, qui s’associera maintenant à cette idée. Ce motif est surtout connu sous le nom de thème de l’Epée, parce que le glaive qu’ont oublié les géants, relevé par le dieu, donné par lui au héros, est le symbole visible de la puissance nouvelle.
    Si à présent on écrit la mélodie primitive dans le mode mineur, on aura le thème qui accompagne l’apparition d’Erda, et qui, rythmé d’une façon plus saccadée, se transforme dans le thème de la Götternoth (le Péril ou laDétresse les dieux). Si, revenant à la forme majeure du motif, on inverse en quelque sorte sa marche, on voit de suite quelles modifications très simples suffisent pour créer le thème dit du Crépuscule et de la Fin des dieux. Nous retrouverons les accords parfaits majeur et mineur, brisés, arpégés tour à tour sur un fier mouvement de galop, dans les deux motifs essentiels de la Chevauchée : celui qui est spécial aux Walkyries et à leur fonction guerrière, et la figure, plus simplement descriptive, qui rythme la fantastique cavalcade par l’échevèlement des nuées. Deux des motifs orchestraux qui se développent dans la scène des Nornes , au début de la Götterdämmerung, dérivent visiblement aussi de la mélodie primitive, et voilà donc une dizaine de thèmes faciles à rattacher à un principe commun… »
    — « D’on ne sait quelle profondeur (c) émane sourdement un son. Il semble que l’on entende, à peine perceptible, informe, le bruit premier d’un monde qui va vivre. Le son insiste, s’efforce, se dégage, il s’y mêle un désir de montée, de développement. Il se multiplie en sonorités d’abord confuses, l’une à l’autre enchainées dans une vague ligne déjà de déroulement, et se hausse, et s’enfle, et, moins obscurément, avec une expansion lente qui se dilate de plus en plus, veut atteindre le plein épanouissement de soi-même dans une grande onde mélodique. Une onde, en effet. Le son, émané des profondeurs, n’était-ce pas la plainte souterraine d’une source qui bientôt se répand par un bâillement de la terre et s’élargit et devient sous le ciel l’harmonieux ruissellement d’un fleuve ? Les rythmes, dans les mystères de l’orchestre, se déroulent l’un sur l’autre, s’accompagnent, se poussent. Parmi la fluidité de tous, quelques-uns, plus précis, semblent tendre vers une expression plus palpable de leur essence. On dirait que le remuement de l’onde va prendre une forme nouvelle, vivante, mais toujours fugace et courbe comme lui… »
    On consultera avec fruit la partition réduite au Piano par Kleinmichel (Paris, P. Schott et Cie). Prélude de l’Or-du-Rhin pages 1 à 5. Toutes les références indiquées au cours de notre travail se rapportent à cette Partition.
    (a) 1 volume. · Paris, 1887, Librairie Moderne
    (b) Ibid., pages 132 et suivantes.
    (c) Catulle Mendès : Richard Wagner, 1 volume, Paris, Charpentier, 1886.
  3. Sur Weia ! Waga !on lirait avec fruit un intéressant article philologique (en allemand), compris, sous ce titre , parmi les Wagneriana de M. Hans von Wolzogen.
  4. Littéralement : « Vogue, [ô] toi vague, — Ondoie au berceau ! » Vibre en la vive ! traduit M. Édouard Dujardin . C’est un de ces passages qui, n’ayant aucune importance au point de vue du sens général de l’œuvre, peuvent être, sans crime, transposés, de leur beauté phonétique allemande, suivant une harmonieuse combinaison de syllabes françaises. Il ne faudrait, évidemment, ni multiplier ces transpositions, ni, surtout, leur prêter plus de valeur qu’elles n'en ont : plus fidèles, à la beauté spéciale des passages transposés, que la simple et sèche littéralité, elles contribuent, rien de plus, rien de moins, à encadrer, d’un style davantage adéquat, l’immense majorité des passages pour lesquels la littéralité suffit, regagne, vigueur dramatique ou en profondeur de sens général, ce qu'elle peut perdre en vaine sonorité de syllabes. Au sujet de ces intermittentes et fidèles infidélités, que je ne m'astreindrai guère à signaler chaque fois, mais dont j’ai tenu à notifier la première parmi les premières, consulter ci-dessus mon Avant-Propos.
  5. Littéralement : « Sûre contre toi », c’est-à-dire : Ici je suis en sûreté contre loi. Le caractère résolument DRAMATIQUE de cette traduction de la Tétralogie m’impose de semblables changements, que je ne me serais et ne me suis permis, j’y insiste, dans aucun des passages ressortissant au sens général de l’œuvre (voir la précédente note et mon Avant-Propos), et que je me suis efforcé toujours d’adapter, suivant la logique, à l’intonation de l’original — poème, partition, — et au naturel des personnages. Je ressasse dès à présent ces remarques, afin d’y moins revenir ensuite. Quoi qu’on en pense, peut-être encore, pour le passage qui nous occupe, préférera-t-on ma traduction à celle de MM. Dujardin et Houston Stewart Chamberlain : « Sûre de toi » ; comme on voit, c’est un pur contre-sens. J’admets qu’à la rigueur, étymologiquement, « Sûre de toi » demeure défendable au (vrai) sens de : « Sûre contre toi » ; même, quiconque sait la compétence, la presque infaillibilité, en toutes les questions wagnériennes, de ces deux parfaits wagnéristes, doit, au cas présent, comme en d’autres cas, rendre justice aux intentions dont il critique les résultats, et non, critiquable lui-même, triompher en pédant d’une faute que pas un des deux n’a pu faire (je l’affirme, en toute sincérité). Mais on conviendra bien que s’il est une circonstance où s’insurger contre l’usage est évidemment inutile, c’est avant tout celle ou un traducteur, trop soucieux de tournures étymologiques, altère le sens… pour le mieux rendre ! — Encore telles étymologies sont-elles peut-être contestables ?
  6. Littéralement : « la fluante », « la coulante » ; ce qui, sans doute, est plus expressif et poétique, et ce que moi-même j’imprimerais, si… — Du moins donnerai-je souvent, en des cas analogues, le sens littéral en une note, car c’est évidemment celui que choisiront artiste et lettré. Mais j’ai dû, pour faciliter la lecture courante de la traduction, tenir un certain compte, sans m’y asservir, des accoutumances du public français, parmi la masse duquel la présente édition, propagandiste s’il en fut, doit, non certes « vulgariser », mais répandre la connaissance et l’admiration de la Tétralogie.
  7. Nibelheim, « Région- » (ou « Pays », « Séjour », « Monde », « Patrie ») « -des-vapeurs-obscures », habitée par les Nibelungen, ou nains. – Le Drame et des Notes préciseront.
  8. Nibelung, [nain] « issu-des-vapeurs-obscures » (Cf. la Note précédente). Le sens dualiste du mythe (primitif) sera ultérieurement expliqué. Mais il est d’autres sens, d’aucuns géologiques, on pourrait même dire : volcaniques, d’origine islandaise, peut-être ; Wagner avait bien mieux à faire que de les adopter et d’y insister : il les a suggérés, du moins (Alberich sera ci-après le « nain-du-soufre » ; un « brandon de soufre dans le flux des vagues » ; enfin, c’est par la « Faille-du-Soufre » qu’on descend à Nibelheim). Cf. aussi la note sur le mot « Аlfe », p. 233.
  9. Littéralement : « [C’est] en éternuant [qu’]approche la magnificence de mon amant ! » Je ne résiste point au désir de donner ainsi, çà et là, de telles citations à titre d’exemples : qu’elles justifient, s’il en est besoin, les libertés que j’ai prises avec l’original, en cette traduction dramatique. Car enfin, c’est très bien, la littéralité : mais quoi ! déjà privée de musique, privée de ses allitérations, comme elle deviendrait infidèle aux plastiques beautés de la langue de Wagner ! Le mot sous le mot, ce n’est point traduction, c’est trahison. J’ajouterai que c’est souvent paresse, car pareil labeur mécanique n’exige aucune intelligence, aucun effort d’intelligence, et pourrait même se faire, horreur ! à coups de lexique.
  10. Littéralement : « Bien plus belle es-tu que cette sauvage-là, — cette moins brillante — et trop fort glissante. »
  11. On pourra comparer ce passage, d’une si chaude sensualité, avec certaines phrases des chants dialogués des Bayadères, notamment l’Entretien d’un Homme et d’une Femme en route (Chants populaires du Sud de l’Inde, traduction et notices par E. Lamairesse, 1868).
  12. Cette traduction explicative s’autorise de dictons allemands. Littéralement : « épineux poisson » ; ou plutôt : « poisson plein d’arêtes. »
  13. « Alp ». — Alfes (alfr, alfar) en Alfes-de-Lumière et en Alfes-Noirs. C’est des derniers (qu’on a souvent comparés, à tort ou à raison, avec les arbhas de la mythologie védique, et qu’il faut se garder de confondre avec les « Elfes » d’Irlande, d’Écosse, etc.) c’est des Alfes-Noirs, donc, qu’Alberich fait partie. — On l’a vu ci-dessus nommé : « gnome ». Là, ainsi que dans tout le poème, le terme exact eût été « dvergue » (Zwerg) : mais ces nuances mythographiques étaient d’un intérêt trop mince pour me retenir de préférer le vocable « gnome », plus rythmique, et, d’ailleurs, moins déconcertant. — Cf. la note (1) de la p. 434 .
  14. Voici la version littérale de M. Edouard Dujardin ; « littéraire » aussi, dit-il ; qu’on en juge : Comme est bon, que vous – Une seule ne soyez ! – De maintes, je plais bien à une… » etc. Ce qui, d’ailleurs, doit être inexact, le présent ayant chez Wagner, souvent et ici, le sens futur : « De maintes, je plairai bien à une. » Mais n’eus-je point raison d’ayancer que de pareilles littéralités, pour littéraires qu’on les prétende, justifient trop, s’il en est besoin, le système de traduction que j’ai cru devoir adopter comme plus fidèle à la beauté, aux réelles beautés du poème ?
  15. Suivant l’inexorable littéralité de MM. Edouard Dujardin et Houston Stewart Chamberlain : « O chante encore – si doux et fin ; comme saint ce séduit mon oreille ! » Il serait facile, en vérité, de critiquer un pareil système de traduction : il prend le sens le plus général pour chaque vocable, et ne tient guère compte d’aucune nuance ; il rend (germanisme licite) l’adjectif, pris adverbialement, par le simple adjectif français , ce qui est absolument contraire au présent génie de notre langue… Mais ces erreurs, encore un coup, laissent intacte l’autorité qu’il faut reconnaitre à ces messieurs dans toutes les questions wagnériennes : et j’ai dit plus haut (p. 121) pour quelle cause unique je m’attaque à leur vieil essai de traduction.
  16. « Très bienheureux homme ! – Très douce fille ! » traduit, littéralement, M. Edouard Dujardin. Mais si le sens géneral, ordinaire, des mots est ainsi transcrit, ni le sens particulier de ces mots quant au passage, ni l’intonation dramatique de ce passage, ni la symétrie des répliques allitérées ne se trouvent rendus : « Seligster Mann ! – süssesste Maid ! » Entre une pareille traduction morte et la traduction que j’ai révée (je ne dis pas : « que j’ai réalisée »), il y a juste autant de différence qu’entre une photographie servile d’un paysage, et l’interprélation vivante de ce paysage par un artiste épris de nature.
  17. On verra plus loin qu’Alberich se métamorphose en crapaud. Je sais des personnes, et voire des Wagnériens fervents (aussi fervents que fermés d’ailleurs à toute intelligence des mythes, des symboles, des âmes non-françaises), qui en sont encore à reprocher à Wagner ce malheureux crapaud. A ceux-là, – les mêmes qui réclament contre le « bétail » fantastique de la Tétralogie entière, – nous refuserons toute explication. Qu’ils continuent de parler de « féeries » ou de « contes de fées » : nous hausserons les épaules et les plaindrons vivement. Mais tout au moins devront-ils constater, dès maintenant, qu’assez longtemps d’avance Wagner les prépare à voir, sur scène, et ce crapaud, et, plus tard, chacune, sans exception, des bêtes de sa Tétralogie. – Touchant la vraisemblance scénique de tels détails, dans les conditions toutes spéciales du Festspiel-Haus de Bayreuth, cf. l’Avant-Propos, p. 132, note (2).
  18. Il faut noter ici la naissance du thème de la servitude (Partition, page 24, 5ème, portée). Ce thème, qui exprime la tyrannie des choses, surgit logiquement pour caractériser la farouche passion impuissante d’Alberich. Non moins logiquement, il servira, partiellement, à symboliser l’Epieu de Wotan, l’Epieu sacré couvert des Runes des traités (Pactes, Conventions, Nécessité, Servitudes) et, partiellement aussi, le travail des Nibelungen.
  19. « Comme dans mes membres – chaude ardeur – me brûle et ard ! – Fureur et amour – sauvage et puissant – me boule l’âme ! » Telle est la version littérale (littéraire aussi, parait-il) de MM. Edouard Dujardin et Chamberlain. La commenter serait trop cruel ! Si Wagner avait voulu dire « chaude ardeur » (ailleurs : ‘humide mouille ») il ne serait point le poète qu’il est, mais le plus librettiste des librettistes, le plus scribiste des scribistes. Voilà où mène l’abus d’une littéralité qui repousse jusqu’au sens figuré des mots. Vrai ! jamais les ennemis de Wagner n’eussent porté, à sa gloire d’impeccable et d’immense poète, un plus funeste coup qu’une pareille traduction, étendue à toute la Tétralogie.
  20. C’est ici que surgit la Fanfare de l’Or-du-Rhin, forme éclatante du Théme originel. (Partition, pages 30 et suivantes.) – « Une frémissante montée de harpe traverse le tourbillonnement des instruments à cordes. Lancée par la voix dominatrice de la trompette, la fanfare de l’Or-du-Rhin éclate, cingle l’orchestre de ses notes triomphales, et, sur le Sol aigu qui la termine, sur cette note éblouissante qui sonne et glorieusement se prolonge, comme un cri d’universelle royauté, les trois ondines entonnent leur hymne d’allégresse... » (Alfred Ernst, ibid., p. 205.)
  21. « L’éveilleuse », c’est, ou la lumière, ou bien le soleil (qui, dans la langue allemande, est du genre féminin).
  22. Littéralement : « son œil. »
  23. « Or-du-Rhein », selon M. Dujardin. Je n’insiste point.
  24. Il y a ici, dans le texte, deux vers, dont j’ai transposé la valeur ci-dessous, par l’addition des mots « doré » et « sacré » : « Le flot doré scintille, le fleuve sacré flamboie. » Les deux vers dont je parle sont ainsi rendus par M. Edouard Dujardin : « L’ardent brillement — Brille hors toi sacré en l’onde ! »
  25. Littéralement : « [ô] vous, lisses » ; ou : « [ô] vous, glissantes. »
  26. « La joyeuse étoile en le gouffre aqueux, qui, saint, transclaire les vagues » (Traduction Edouard Dujardin).
  27. « Sauve maintenant la tête des rets de Hel et livre-moi la flamme des eaux, l’or brillant. » (Sigurdakvidha Fafnisbana önnur) – Voir l’étude de Edmond Barthélemy (p. 193-194).
  28. Littéralement : C’est seulement à votre jeu-de-plonge [que] serait bon l’Or ? »
  29. Ici le Thème du Renoncement à l’Amour ; accords, au grave, pianissimo ; à quoi succède le Thème de l’Anneau, déjà esquissé à la page précédente de la partition. Ces deux thèmes sont ici très logiquement juxtaposés, en sens que, pour posséder l’Or, l’Anneau, par conséquent, qui sera forgé de l’Or, il faut qu’Alberich renonce à l’Amour. Prophétiques, gros d’un monde d’idées, ces deux motifs passent ici, obscurs, comme tout ce qui est prophétique, perdus en l’éclat de la fanfare de l’Or-du-Rhin, dont rayonne toute cette scène ; le chant même des ondines procède partiellement du motif de l’Or-du-Rhin. Voir la partition, pages 42 et suivantes. On verra, dans ce même passage, comment le thème du Walhall se dégage du thème de l’Anneau. Tous deux, symbolisent, en effet, deux modes d’ambition : les dieux veulent régner par la force et la gloire, le Nibelung cherche à conquérir la domination universelle par la ruse, les entreprises ténébreuses, la mystérieuse séduction des richesses.
  30. « C’est ce renoncement à l’Amour qui engendre le Drame entier jusqu’à la mort de Siegfried. » (Richard Wagner.)
  31. Au lieu de : « Malheur ! » , « Douleur ! » (qui est l’un des sens de « Wehe ! Wehe ! »), M. Dujardin traduit : « Aïe ! Aïe ! ». C’est sur ce mot, – un vrai mot de la fin, en effet, que s’arrête son malheureux essai. J’ai développé plus haut quelles bonnes raisons j’ai eues pour m’acharner sur cet essai. Il n’est que juste de dire ici combien M. Dujardin fut, vers la même époque, infiniment mieux inspiré dans ses traductions, littérales aussi, de deux autres scènes capitales : l’Evocation d’Erda, et la Mort de Brünnhilde. Nous ne saurions oublier d’ailleurs maintes vaillantes pages de polémique, maintes précieuses pages fluides de rêve, dues à la plume du même poète, et pleines d’une belle foi wagnérienne , c’est-à-dire d’une altière foi d’Art. Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il aima beaucoup Wagner et l’a compris presque toujours. Quant à M. Stewart Chamberlain, dont j’admire depuis bien longtemps le pur zèle désintéressé, je le prie de trouver ici, nonobstant telles critiques, l’expression du profond respect d’un homme libre, à la bouche sincère.
  32. Le grand thème du Walhall, dont une très douce ébauche a paru à la fin de la première scène, s’affirme ici solennellement, tandis que l’aurore se lève au loin sur le Burg divin. (Partition, page 55.)
  33. Littéralement : « Wolan ! époux ! »
  34. Ce passage, le premier parmi d’autres, suffit pour prouver à quel point Wotan peut, d’un bout à l’autre du rôle, être considéré, surnaturel à part, comme une personnification de notre Pensée humaine, de nos Désirs humains d’agir et de posséder. Certes, il y a dans son personnage bien d’autres choses, mais il y a notamment celles-là. L’Edda de Snorro ne rapporte-t-elle pas : « Nous croyons qu’Odin et ses frères gouvernent le ciel et la terre ? Nous donnons le nom d’Odin au maître de l’univers, parce que ce nom est celui du plus grand homme que nous connaissons ? Il faut que les bommes l’appellent ainsi. »
  35. Il importe de bien saisir que ce « Burg », plus tard nommé Walhall, a déjà un sens symbolique. – Je laisse au Drame de le suggérer, et à ces paroles de Brünnhilde (conclusion de la Deuxième « Journée » : « Passe donc, monde (ou : « âge » ) brillant du Walhall ! Qu’en poussière s’écroule ton Burg orgueilleux ! Adieu, resplendissante magnificence des Dieux ! » etc. – Au surplus, le mot a éternel (ewig), fréquemment employé dans l’Anneau du Nibelung, n’y désigne-t-il, presque toujours, qu’une « éternité » tout artificielle, – et, non plus que le mot hébreu correspondant, n’a nulle valeur mathématique.
  36. Littéralement : « comme ma Volonté l’a déterminé. » Wille peut signifier d’ailleurs aussi Desir, et, si j’ai choisi ce dernier mot, ce n’est pas sans avoir médité. Je ne puis malheureusement me livrer, pour motiver l’emploi de chaque terme, à des dissertations d’ordre philosophique. Qu’il me suffise de redire ici, une fois pour toutes, que cette traduction, tout entière, repose sur une première traduction littérale que je compte bien publier un jour, à part ou jointe à la présente, mais qui, actuellement, n’eût point rempli mon but. Inutile de faire remarquer que si je m’étais contenté de cette première traduction, j’aurais eu à me donner, en moins, tout le mal que m’a coûté celle-ci et sans doute j’aurais assumé des responsabilités moindres. Mais j’ai expliqué quelles raisons m’ont poussé à considérer tel infidèlement fidèle mot-à-mot comme la pire des caricatures d’un poème dramatique aussi parfait que possible.
  37. Sur Freya, consulter la note mythographique qui lui est consacrée, p. 253, et aussi les notes (2) de la page 251, (2) de la page 255 , etc.
  38. « Dans le commencement du premier âge des Dieux,… un architecte vint les trouver, et offrit de construire en trois ans un château tellement fort, qu’il serait impossible aux Géants des montagnes… de s’en emparer… Mais il demanda pour récompense Freya, ainsi que le soleil et la lune. Les Ases s’assemblèrent pour délibérer sur cet objet, et dirent à l’architecte que ses demandes lui seraient accordées s’il bâtissait ce château dans l’espace d’un hiver ; mais si le premier jour de l’été il restait quelque chose à faire à cet édifice, la convention serait nulle. » (Edda de Snorro, Gylfaginning.) Pour les transformations du mythe de la mise en gage de Freya, déesse de l’Amour et de la Jeunesse, se reporter à l’Etude d’Edmond Barthélemy, qui fournit le commentaire des sources dont je ne puis donner ci-dessous que les extraits.
  39. « Il me faut bien, hélas… »
    Nous n’insisterons pas sur le Thème de l’Enchaînement d’Amour, qui apparait, ici, à ces paroles de Fricka (Voy. Partition, page 60) ; par contre, nous aimerions examiner plus longuement le Motif de Freya qui lui succède, dès l’arrivée de la jeune déesse, et qui a une bien autre importance, au point de vue général de la Tétralogie. Ce Motif se lie bientôt à un autre, dit le Motif de la Fuite, et qui, exprimant, d’une façon immédiate, l’enlèvement de Freya par les Géants, évoque, en même temps, tout ce qu’il y a de précaire, de mélancoliquement aventureux dans le bonheur des Dieux voués à la Chute, dans l’idéal qui couve au front tourmenté de Wotan. – Désormais, d’un bout à l’autre de la Tétralogie, ces deux idées d’Amour et d’Angoisse reviendront toujours simultanément : de même que le Motif de la Fuite scande, dans l’Or-du-Rhin, l’apparition de Freya, bientôt ravie par les Géants, de même dans la Walkyrie, il précède l’amour persécuté de Siegmund et de Sieglinde ; enfin dans la formidable Marche funèbre du Crépuscule-des-Dieux, lorsque s’éloigne dans la nuit le cortège de Siegfried assassiné, – un trait rapide, saccadé, très sourd, qui s’obstine, gémit lugubrement, à travers le glorieux thème de la Race de Wälse, déployé aux cuivres, semble rappeler les phrases heurtées de ce Motif-de-la-Fuite.
  40. « ODIN : Frigga, donne-moi un avis. J’ai le désir de voyager et d’aller trouver Vafthrudner ; j’ai une envie extrême de causer de la sagesse antique avec ce géant si savant. FRIGGA : Je conseille au père des armées de rester dans son palais divin... ODIN : J’ai beaucoup voyagé, j’ai mis à l’épreuve bien des intelligences, maintenant je désire connaitre les usages établis dans les salles de Vaftbrudner. » (Vafthrudnismal.) — Cf. p. 431, notes.
  41. C’est ainsi que le génie de Wagner a su, synthétiste entre tous, indiquer la mission de la femme dans celles des sociétés non fondées, comme à Rome, sur le sacerdoce paternel sanctificateur du foyer. Constatons la teinte germanique intime de l’indication wagnérienne. Et que de siècles sont résumés par les plaintes de Fricka déçue ! Mais qu’importe ? cette déception fut passagère... – Et dire que tous ces développements du sens humain des personnages sont suggérés en quelques mots ! dire surtout – car là est le miracle ! – que suggérant réellement cela, et destinés à le suggérer, ces personnages n’en vivent pas moins, d’une vie dramatique si puissante, qu’en somme chacune de leurs paroles peut sembler se rapporter au drame seul, en tant que drame ! J’ai grand peine à me retenir de (naïvement !) rappeler : qu’après toutes ces choses admirées, il reste à admirer… – Quoi ? – Si peu : la musique ! Toute cette merveille de cette musique !
  42. Littéralement : « l’Amour » (d’une part) «  et » (d’autre part) « la précieuse valeur de la Femme » (Weibes). C’est de Freya qu’il s’agit ici : la musique et, un peu plus loin, presque textuellement pareilles, les paroles prononcées par Loge, ne laissent nul doute. Mais comme la réponse de Wotan se réfère à ce même vocable Weib, qu’il applique alors à Fricka ; comme d’ailleurs la phrase de Fricka peut à la rigueur, dans l’original, prêter à l’amphibologie, j’ai adopté ici la signification la plus directement dramatique. Aussi bien le choix de Wotan (entre la Puissance et l’Amour) n’est-il pas encore arrêté, sa réplique suffit à le prouver. – On pourra néanmoins remarquer que (Freya étant un symbole de Beauté, de Jeunesse, – et d’Amour) le sens intégral reste sauf, grâce aux mots : « l’Amour », suivis d’une virgule. – Je profite de cette occasion pour déclarer : que je ne m’astreindrai plus, par la suite, à des justifications de cette espèce. Que celle-ci serve à démontrer qu’en chacun des cas analogies, tous les sens de tous les passages furent étudies, approfondis, et toutes les traductions, de tous les mois, déridées par de scrupuleux raisonnements.
  43. Wotan, dans la Tétralogie, comme dans les sources norraines du drame, est en effet un dieu borgne : « Je sais, Odin, où tu as caché ton œil ; c’est dans le puits limpide de Mimer, » lit-on dans l’Edda de Sormund, qui nomme cet œil, un peu plus loin, « le gage du Père-des-Prédestinés » (c’est-à-dire Odin ou Wotan). Snorro dans son Edda, citant ces vers, ajoute : que « la Raison et la Sagesse sont cachées dans le puits de Mimer. Mimer est plein de science, parce qu’il boit de l’eau de ce puits… Odın y vint un jour et demanda une gorgée, qu’il ne put obtenir avant d’avoir mis l’un de ses yeux en gage. » Et Wagner fait dire par la Première Norne, en la première des scènes du Crépuscule-des-Dieux : « … sous le frais ombrage bruissait une source, dont les flots, en courant, chuchotaient la sagesse… – Un Dieu hardi vint pour boire à la source : d’un de ses yeux, pour jamais abandonné, il acheta ce droit. » Donc Fricka est, personnifiée, cette gorgée d’eau de la source de sapience ; elle est la « Sagesse » acquise par Wotan, incarnée par Wagner pour faire vivre à nos yeux les dramatiques luttes intérieures de cette sublime âme de Wotan, de cette immense âme d’Homme divinisé ; c’est ainsi que s’incarnera plus loin, en cette admirable Brünnhilde, la vivante Volonté d’aimer révoltée, dans le cœur du Dieu, contre la froide sagesse, contre l’étroite coutume, – contre Fricka. Vous aurons, et dans la Walküre, et dans tel passage de Siegfried, l’occasion d’insister sur ces sens symboliques. – Quant à « l’œil de Wotan », d’après les mythographes, cet œil est simplement le soleil. Wagner, on s’en apercevra, s’est servi çà et là de cette interprétation ; mais il l’a, suivant l’habitude de son génie, enrichie d’un nouvel et profond sens philosophique dont s’éclaire son quadruple drame, et que nous montrerons en temps opportun (à propos de Siegfried, acte III. – Cf. p. 491, note (1).)
  44. Littéralement : « Et Freya, la bonne, je ne l’abandonne[rai] point.
  45. Littéralement : « beau-frère !
  46. Rappelons, pour les personnes curieuses de ces questions, que, dans la Deutsche Mythologie de Grimm, 4e édition, Berlin, 1875, tome 1er, page 529, Fasolt est mentionne comme un Géant de l’Orage (Riese des Sturms) et que l’étymologie de son nom y est fixée. Aussi bien, si je donne cette indication, c’est qu’elle me fournit l’occasion de signaler l’œuvre utile, de Grimm, comme l’une des sources principales de la Tétralogie entière, particulièrement au point de vue des épithètes caractéristiques. Ainsi le type du Géant est spécifié, par Grimm, « gutmütig, plump, wild, lückisch und heftig » ; il insiste sur leurs qualités de bâtisseurs (tout le monde songe immédiatement aux constructions dites cyclopéennes), etc., etc. Je ne puis ici prouver mon dire par plus d’exemples ; je me contente, pour les initiés, de choisir, entre dix mille, une phrase sur laquelle je reviendrai plus loin ; résumant tout un développement relatif aux Walküres, il conclut : « die Walküre ist ein Wunschkint, Wunsches Kint » (édition citée, I, 317) : c’est la conception même adoptée par Wagner.
  47. En un autre mythe de l’Edda, le marteau de Thor ayant été volé, Loke, chargé de le recouvrer, déclare que le coupable est le Géant Thrymer. « Pas un homme ne pourra le lui reprendre, s’il ne lui amène Freya pour épouse… Freya ! couvre-toi du lin des fiancées, et nous irons ensemble à Jœtenhem » (séjour des Jotes ou Géants). — « Freya se mit en colère, et sa respiration en fut accélérée ; tout le palais des Ases trembla, et le collier Brising bondit sur le sein de l’Asesse : « On me croirait folle d’hommes, si j’allais avec toi à Jœtenhem. » Edda de Snorro : — La Recherche du Marteau.) — Pour ce symbole et ses analogies avec le symbole de l’Anneau, se reporter à l’Etude d’Edmond Barthelemy, p. 192
  48. Ou : « au Malin. »
  49. C’est sans doute la mort de Balder à quoi Fricka fait allusion. Entre autres choses sur Loke, l’Edda de Snorro dit : « C’est l’auteur des perfidies, de tout ce qui déshonore les dieux et les hommes… Son caractère est méchant et fort léger. Il a entraîné les Dieux dans plus d’une aventure dont il les a souvent tirés par son esprit inventif… » Et l’Edda de Siemund : « LOKE chanta : … Je porterai le bruit et le trouble parmi les Ases, et je mélangerai leur hydromel d’amertume. » (Le Festin d’Æger.)
  50. Voir d’abord la note (2) de la p. 245. « Ce mauvais conseil avait été donné par Loke… – Loke… jura d’arranger les choses de manière à ce que l’architecte ne reçut point la récompense promise. » (Edda de Snorro .)
  51. Grimm fait remarquer avec justesse que la mythologie norraine apparie toujours Froyr (Froh) avec Freya. Voir, sur ces deux divinités, les notes mythographiques qui leur sont consacrées, p. 251, 253, 255, 258, 270, 308.
  52. Les Géants sont musicalement décrits par un thème aux cadences lourdes liées par des traits rapides ; il donne, ainsi l’impression d’une énorme force qui va roulant. (Voy. Un exemple, page 68.) Précédemment, l’orchestre a émis le thème de la Lance (ou des Conventions) qui dérive, comme on a vu, du thème de la servitude.
  53. Dans la mythologie du Nord, les Géants craignent le jour, ou même, sont, durant le jour, changés en pierres. Dans Siegfried, l’Antre de Fafner demeure, même le soleil levé, tout enveloppé d’épaisses ténèbres, etc.
  54. Voir d’abord la note (2) de la p. 245. – « L’architecte… demanda la permission de se servir de son cheval Svadelfare. Il commença dès le premier jour de l’hiver la construction du château, et toutes les nuits il apportait des pierres avec le secours de son cheval. Les Ases étaient surpris de voir les grandes montagnes que Svadelfore trainait… Vers la fin de l’hiver, le château était très avancé ; … trois jours avant l’été, l’architecte n’avait plus que la porte à faire… » (Edda de Snorro.)
  55. Freia, die holde,
    Holda, die freie…
    Il y a dans le texte un exemple de Wortspiel (jeu de mots wagnérien, procédé que d’ailleurs le poète emploie sans cesse avec bonheur. Ici le Géant dit : « l’adorable » et en fait ensuite un nom propre. Cet échange est intraduisible, et c’est regrettable d’autant plus, qu’il montre deux aspects symboliques de Freya. Je ne me suis attaché qu’à garder l’antithèse, pâle reflet de la beauté du texte. Des grincheux pourront critiquer mon interprétation de freie ; c’est pourtant la plus synthétique que j’aie trouvée pour ce passage (trois principales de mes raisons, pour affirmer une fois encore le scrupuleux choix de tous mes termes : Freya est la déesse aux chats, emblèmes des frénésies sensuelles de l’amour ; c’est certainement comme telle que la désire Fasolt, brute loyale, mais brute, en définitive ; Grimm, du reste, entre autres racines, propose frei, mais avec le sens de proterrus et d’impudens. J’aurais bien traduit ; « luxurieuse », mais Fasolt ne connait ni ce mot, ni même la chose : puissance élémentaire comme les Ondines du Rhin, à qui leur ignorance a fait perdre leur Or, il confondrait comme elles, abandonné à soi, Lust et Liebe, le Plaisir et l’Amour). — Quant à ce nom de Holda (cf. Tannhäuser), il reparait plus loin, Freya se l’attribuant elle-même. Je crois utile de rappeler qu’il y a, dans la mythologie germanique, une Holda ; ce n’est pas le lieu d’expliquer en quoi elle s’y différencie de Freya, à laquelle l’assimile Wagner volontairement. Les curieux qui ne pourront lire Grimm trouveront sur ce point quelque chose dans le travail (vieilli) d’Ozanam touchant les religions septentrionales. Notons seulement qu’avant Wayner, Grimm (édition citée, 1, 251) s’était livre à d’analogues identifications de Déesses, et avait dit, entre autres choses : Holda, von hold dich, propitius), » etc.
  56. Voir d’abord les notes (2) de la p. 213, et (2) de la p. 252, — « Les dieux s’assirent alors sur leurs trônes pour délibérer et s’entredemandèrent qui avait donné le conseil de marier Freya en Jœtenhem. » (Edda de Snorro.)
  57. « Les Runes d’Odin sont un trait significatif de sa physionomie. Les Runes et les miracles de « magie » qu’il operait par elles, constituent un trait considérable dans la tradition. Les Runes sont l’Alphabet scandinave, supposent qu’Odin fut l’inventeur des Lettres, aussi bien que de la « magie, » parmi ce peuple ! C’est la plus grande invention que l’homme ait jamais faite, ce fait de noter la pensée invisible qui est en lui à l’aide de caractères écrits… » etc. (Carlyle, Les Héros, traduction Izoulet Loubatiéres, p. 44.) L’occasion se présentera plus loin d’en dire davantage sur les Runes.
  58. On verra suffisamment par la suite ce qu’est cette Lance , et comment Wotan la posséde : « Puis, sur le Frêne-du-Monde » (sur le Frène symbolique du Monde, Yggdrasil chez les Scandinaves) « Wotan rompit une branche : le Puissant se tailla sur le tronc la hampe d’une Lance ». (Crépuscule-des-Dieux, scène I.) Elle est le signe de son pouvoir : « Les Runes des conventions loyalement débattues » (avec les grandes forces naturelles, les dieux, les géants, les nains et les hommes ; conventions par lesquelles il a donc non créé , mais organisé l’univers), « Wotan les inscrivit sur la hampe de la Lance : il la tint au poing, c’était tenir le Monde. » (Id. , ibid.)
  59. « La convention, arrêtée entre les Ases et l’architecte, avait éte confirmée en présence de bons témoins et avec beaucoup de serments. Car le géant trouvait peu sûr pour lui d’habiter parmi les Ases sans une bonne garantie. » (Edda de Snorro.)
  60. « Fils-de-la-Lumière » ou : « Fils-de-Lumière. »
  61. Littéralement : [Notre] gain (salaire), [ce] n’[est] pas en mariage [que] nous [le] recherchons ».
  62. « Elle conserve, dans une boîte, des Pommes dont les Dieux se nourrissent quand ils se sentent vieillir ; elles leur rendent la jeunesse ; il en sera de même jusqu’à Ragnarocker (Crépuscule-des-Dieux)… Il est essentiel pour les Dieux qu’Iduna veille avec soin sur ce dépôt. » (Edda de Snorro : – Gylluginning.) Le symbole des Pommes est assez clair pour qu’on me dispense de l’expliquer. On voit d’ailleurs que, dans la mythologie norse, elles sont gardées par Iduna, avec laquelle Richard Wayner a donc identifié Freya. Or disons, en passant, qu’il l’assimile encore à Sjœfa, une autre Asesse ; qui « a le pouvoir de disposer les cœurs à l’amour. « On a constaté d’autre part qu’au moyen d’un jeu de mots génial il la confond volontairement avec la Holda des anciens Germains. – Je me borne à signaler ici ces synthétisations conscientes ; c’est un peu plus loin que je les apprecie, p . 308, dans une note relative à Froh. – Pour le rapt d’Iduna et de ses Pommes par le géant Thjasse (Edda de Snorro.) se reporter à l’étude d’Edmond Barthélemy, p. 191, et à la note (1), ci-dessous, p. 272.
  63. Littéralement : « [C’est] Froh [qui] protège[ra] la Belle. »
  64. « Thor » (Donner), résume l’Edda de Snorro, « … possède trois objets précieux : le Marteau Mjœllner, connu… des Géants de Montagne, car il a brisé bien des têtes parmi eux… » Les chants de l’Edda de Sœmund sont remplis, en effet, de passages pareils à celui-ci… : « Il (Thor), lança Mjœllner, et tua toutes les baleines des montagnes, » c’est-à-dire les Géants (Le Poème de Hymer, 35.) Le même chant surnomme Thor « la douleur des Géantes » (14), etc. « Le carreau de feu jaillissant du ciel, » commente Carlyle, « c’est le Marteau, brisant tout, lancé de la main de Thor. » (Les Héros, trad. Izoulet-Loubalières, p. 30.)
  65. « Les Ases ayant acquis la certitude qu’ils avaient reçu chez eux un géant de montagne, n’eurent plus aucun égard aux serments qu’ils avaient faits. Ils appelèrent Thor qui vint de suite, et acquitta la dette contractée pour la construction du château : le géant ne retourna point à Jœtenheim. Du premier coup, Thor lui brisa le crâne. » (Edda de Snorro.)
  66. Ou : « Sauvage ! »
  67. On peut considérer le thème de Loge, qui parait ici (partition, page 77), comme appartenant au groupe des Motifs élémentaires. Son dessin chromatique, félin, siflant, et, avec cela, torrentiel, donne une idée de végétation, mais de végétation à la fois pétillante et sournoise.
  68. Loge est, en effet, le Dieu du Feu.
  69. Allusion au poème du Voyage de Skirner, qui raconte, en l’Edda de Sœmund, l’épisode, repris par Snorro, de l’amour de Frey pour la géante Gerd.
  70. Thor (ou Donner) et Frey (ou Froh) ont, dans les Eddas, chacun une demeure : celle du premier s’appelle Bilskirner ; « c’est le plus vaste édifice élevé par la main des hommes (Edda de Snorro ; Poème de Grimmer.) Celle de Frey a pour nom Alfheim (séjour des Alfes lumineux).
  71. Le château était très avancé, tellement élevé et si fort, que personne n’aurait pu l’attaquer. » (Edda de Snorro.)
  72. « Il y a… un Ase, nommé, par quelques Skaldes, le détracteur des dieux… On le nomme Loke. » (Edda de Snorro.) Loke (ou Loki) présente en effet ce caractère dans l’un des poèmes de l’Edda de Semund intitulé Le Festin d’Æger, ou Chant diffamatoire de Loke. (Lokasenna), œuvre, dit Léouzon-le-Duc, de quelque païen à demi converti, ou de quelque sceptique de mauvaise humeur, et l’une des pages les plus apocryphes de ce recueil. – Wagner, dont l’une des fins (secondaire) a été de synthétiser sans omission, par tel détail de mise en scène, telle parole du texte, tel geste parfois, toute la mythologie cosmogonique et théogonique septentrionale des Germains et des Scandinaves, s’est gardé de négliger cet aspect du personnage.
  73. « Alors les Ases secouèrent leurs boucliers, coururent sur Loke en criant, et le chasseront vers la forêt ; puis ils revinrent au festin. Loke retourna également sur ses pas… Loke entra dans la salle ; quand tous ceux qui s’y trouvaient l’aperçurent, ils gardèrent le silence. LOKE chanta : Lopter est altéré ; il vient de loin pour demander aux Ases une rasade du limpide hydromel. Comment se fait-il, dieux, que vous vous taisez si tristement ? vous ne pouvez plus parler ? Indiquez-moi un siège et une place au festin, ou chassez-moi. BRAGE chanta : Jamais les Ases ne le donneront un siège ni une place au festin : ils savent quels sont les hôtes qu’on peut inviter à la fête joyeuse. LOKE chanta : Odin, te souviens-tu des temps anciens ? nous avons alors mêlé notre sang : tu juras de ne jamais boire une rasade, s’il n’y en avait pas autant pour moi. ODIN chanta : … Le père du loup (c’est-à-dire Loke) aura une place au festin , afin qu’il ne nous adresse point d’invectives dans la demeure d’Æger. » (Le Festin d’Æger, dans l’Edda de Sœmund.)
  74. Il y a ici un double sens : « constructeurs » et « rustres, » en allemand, s’exprimant par le même vocable.
  75. « Tous s’accordèrent à dire que ce mauvais conseil avait été donné par Loke, source du mal. Ils le menacèrent d’une mort ignominieuse, s’il ne trouvait pas un expédient pour empêcher l’architecte de terminer son travail à l’époque fixée. Loke eut peur et jura d’arranger les choses de manière que l’architecte ne reçût point la récompense promise. » (Edda de Snorro, Gylfaginning.) Il en est exactement de même dans le mythe relatif au rapt d’Iduna (Voir la note (1) de la p. 272) : les Dieux « se réunirent en conseil,… pour savoir lequel d’entre eux avait eu le dernier des nouvelles d’Iduna. On se rappela l’avoir vue sortir d’Asgord avec Loke. Celui-ci fut donc arrêté, conduit dans l’assemblée des Ases, menacé de mort et de rudes traitements s’il ne ramenait pas Iduna. Loke eut peur, et promit de chercher Iduna dans Jœtenhem… » etc. (Id., Bragarodur.)
  76. Loge heisst du,
    doch nenn’ich dich Lüge !
    Par ce jeu de mots, fondé sur l’allitération, Wagner établit un rapport entre Loge, principe destructeur comme Dieu du Feu, et Logo esprit de Mensonge (Lüge). On peut suivre, à travers les quatre drames du Ring, les beaux développements de ce rapport. – La réplique suivante, de Donner (« Maudite flamme, » Verfluchte Lohe), est encore un autre jeu de mots sur le nom de Loge. — Qu’on ne se méprenne en rien sur l’expression « jeu de mots » ; il s’agit de rapprochements typiques, philosophiquement justifiés, entre des racines différentes de sens, analogues de sons ; il s’agit de beautés plus que phonétiques, dont pas une traduction ne peut suggérer l’au delà ; et je plaindrais sincèrement quiconque les taxerait de puérilités, ou n’y verrait qu’une question de a forme. » Comme si, pour tout Artiste complet, – pour Wagner, – forme et fond ! n’étaient pas tout un !
  77. « THOR (Donner) entra, et chanta : Tais-toi , hideux démon ! Mjœllner, l’agile marteau, imposera silence à ta langue. Il t’imposera silence et tu auras vécu. LOKE chanta : Te voilà , fils de la terre ! pourquoi crier ainsi, Thor ? Tu n’oseras point me frapper quand il s’agira de combattre le loup qui doit avaler Odin… » etc. (Le Festin d’Æger.)
  78. « FREY (Froli) chanta : … Tais-toi maintenant, Loke, si tu ne veux être enchaîné sous peu. » (Le Festin d’Æger.)
  79. Sur cette « amitié » de Loke et d’Odin, voir la note (3) de la p. 259.
  80. Sur l’ingéniosité de Loke, voir la note (4) de la p. 250.
  81. Littéralement : « Plus richement pèse le prix de son conseil, — [plus c’est] en tardant [qu’]il le paye. » Par lui-même, ce mot-à-mot simple est assez clair, et l’on voit que je l’ai, non suivi, mais adapté dramatiquement. C’est l’une des dernières fois que je m’imposerai la peine de souligner de pareils changements, sans aucune importance foncière.
  82. Voir d’abord la note (2) de la p. 250. – « Freya, prête-moi la forme emplumée pour retrouver le marteau »… Loke s’envola donc, et la forme emplumée siffla dans les airs. » (La Recherche du Marteau.) A son retour, « Thor le rencontra… et lui adressa de suite ces paroles : As-tu réussi à remplir ton importante commission ? Raconte-moi les nouvelles de l’air. » (Id.)
  83. Je rappellerai cette indication dans l’annotation de La Walküre : au moment où Brünnhilde y trahira, d’abord, son ignorance et sa stupeur des tendresses de l’Humanité.
  84. La Fanfare de l’Or-du-Rhin, forme éclatante du Thème originel, thème essentiellement élémentaire (Loge, comme le Rhin, est le symbole d’un élément), monte et descend à l’Orchestre pendant ce récit de Loge. (Partition, page 85, en bas, et suivantes.)
  85. L’Or, dans tous les vieux chants épiques des Scandinaves et des Germains, est constamment ainsi qualifié de « rouge. » Et des Gens se récrient : L’or est jaune ! – A vos Chimies, à vos Physiques, Gens de notre bel âge « de progrès ! » Ces poètes, dont les œuvres rudes survivront, encore que « barbares, » à toutes les actuelles erreurs de votre « science, » de votre « civilisation, » auraient-ils donc su avant vous, par leurs yeux et non par vos livres, que les couleurs que nous a connaissons » aux métaux se modifient quand la lumière a subi plusieurs réflexions à leur surface ? – Qui certes, ils n’eurent pas besoin d’un Bénédic Prévost pour intuitivement dire et chanter : « l’Or ROUGE ! »
  86. Le Thème de Walhall, ironiquement combiné avec le thème de Loge, (combinaison frappante d’où se dégage une idée d’Ordre, de Bonheur menacé ; on sait que Loge, le Feu, détruira le Monde) accompagne la précédente mélodie de Loge. Le thème de Servitude y est aussi donné nettement.
  87. C’est-à-dire : Alberich-de-la-Nuit. Etymologiquement : Roi-des-Alfes-de-la-Nuit. – Cf. p. 434, note.
  88. J’ai presque toujours, dans les quatre drames, donné au mot Noth, comme ici, sa signification la plus compréhensive : celle de « détresse ». Mais je tiens à dire, une fois pour toutes, qu’étymologiquement comme en composition, ce vocable implique une idée de contrainte ou de nécessité. Pour plus d’une raison, qu’on sentira bien lorsqu’apparaitra le mot « détresse », cette observation est utile. Qu’elle me soit l’occasion de redire à quel point Wagner, philologue, et philologue des plus remarquables, a, autant que possible, ramené tous les mots, employés par lui, à l’étymologique pureté de leur sens.
  89. Dans le Trésor se trouvait une petite verge d’or, la baguette du souhait. Celui qui l’aurait su, aurait pu être le maître de tous les hommes, dans l’univers entier. (Nibelunge-nôt, XIX , trad. Laveleye, p. 169.)
  90. De même Gunther, dans le Crépuscule-des-Dieux, dit, lorsque Hagen le tâte et le tente : « Du Trésor des Nibelungen j’ai entendu parler : il contiendrait lui-même le plus enviable bien ? » Ces correspondances extérieures fortifient l’interne unité des quatre drames ; ne pouvant les signaler toutes, je signale ci l’une des plus frappantes ; le lecteur verra bien les autres. Étant donné le but poursuivi, consciemment, par Richard Wagner, – adapter au génie de sa race et appliquer, germanisées, les formules dramatiques de l’Art complet des Grecs, – il est intéressant d’emprunter dès maintenant, à l’excellent Manuel de Philologie classique, par Salomon Reinach (tome 1er, pp. 210 et 211), quelques trop peu nombreux extraits. Résumant un article substantiel de Weil, relatif à la symétrie dans les tragédies des anciens, il constate qu’« à des développements symétriques de l’idée, répondent des suites de vers d’une longueur égale » ; il cite des exemples, et observe : « La raison de cette symétrie… n’est autre que la tendance… à mettre d’accord la forme et le fond. » – « Si , » du reste , « de l’examen des tirades, on s’élève à celui des épisodes, des scènes et des actes, on reconnaitra partout la même tendance à la symétrie. La tragédie grecque est un tout organique qui se développe autour d’un centre, et dont les parties, formées d’unités symétriquement disposées, sont symétriques entre elles et par rapport à l’ensemble… » Au surplus, cette loi du parallélisme, comme toutes les lois de l’Art, est un idéal, et les poètes s’en rapprochent par instinct, plutôt qu’ils ne s’y asservissent par système.
  91. De même Fricka fut la première à témoigner le désir d’un Burg, – quitte à récriminer plus tard.
  92. Se reporter à l’Etude d’Edmond Barthélemy (p. 192) : analogies du mythe relatif à l’Anneau, et du mythe relatif au vol du Marteau de Thor. – « Vingthor (Donner) se mit en colère, lorsque, en se réveillant, il ne retrouva plus son marteau auprès de lui ; sa barbe trembla, sa tête se troubla, et le fils de la Terre tâtonna autour de lui. » (La Recherche du Marteau.) « Loke, fils du Lœfœ, chanta : Ne parle pas ainsi, Thor ! Les Géants bâtiront bientôt dans Asgôrd, si tu ne vas point quérir ton marteau. » (Id.) Et encore : « Cela va mal pour les Ases, cela va mal pour les Alfes : tu as caché le marteau de Hloride. » (Id.)
  93. Ou : « moins chèrement acquis. »
  94. « Odin est le premier et le plus ancien des Ases ; il règne sur toutes choses, et les autres dieux le servent comme des enfants servent leur père. (Edda de Snorro, Gylfaginning.) « Odin s’appelle encore Haplagud, le dieu des dieux. » (Id.) Mais ces sources n’expliqueraient pas, comme il convient, l’indication plastique du texte de Wagner. L’attitude des Dieux est, ici, autrement significative. Dans la première esquisse de la Tétralogie, Wotan n’était nommé qu’à peine : le Maitre des Dieux, sans doute, mais rien autre. Dans la version dernière il est le seul dieu, pourrait-on dire. Les autres ne sont guère, sauf Loge, que les personnifications de certaines parmi les facultés de Wotan. Tout rayonne de lui comme d’un centre ; les autres personnages agissent, mais leurs actes n’ont de sens que par rapport à lui, et le quadruple drame n’est, en son entier, que la figuration de sa pensée, de sa volonté, de son renoncement, et de son sacrifice.
  95. Littéralement : « Écoute, Wotan, la parole des attendants. »
  96. Pour le rapt d’Iduna (Freya) dans l’Edda de Snorro (Bragarodur), se reporter à l’Etude d’Edmond Barthélemy, p. 191. – « Le Géant Thjasse arriva sous la forme d’un aigle, prit Iduna et s’envola avec elle, » etc.
  97. Lorsque les Géants emmènent Freya, Gardienne des Pommes de Jeunesse, l’Orchestre émet le thème de la Déchéance des Dieux. Ce thème est antithétique au thème des Pommes d’Or (c’est-à-dire de la Jeunesse des Dieux) ; il a paru, auparavant, à ces paroles de Fafner : « S’il s’agit de dépouiller les dieux de Freya, c’est à cause des Pommes d’Or qui croissent dans son verger. » (Partition, page 71.)
  98. Voir la note (2) de la p. 267.
  99. Riesenheim, « Séjour-des-Géants », C’est le Jötunheim des Eddas ; les Scandinaves avaient partagé l’univers en neuf mondes : trois au-dessus de la terre ; trois sous la terre ; et trois sur la terre. Jötunheim était de ces derniers : « Sur l’échine de la Terre pèse la race des Géants ; Riesenheim, tel est leur pays », dit plus loin le Voyageur dans le drame de Siegfried (acte 1er, scène avec Mime).
  100. « THRYMER chanta : Comment vont les Ases, comment vont les Alfes ?… LOKE chanta : Cela va mal pour les Ases, cela va mal pour les Alfes ; tu as caché le marteau de Hloride . » (La Recherche du Marteau). – Voir la note (2) de la p. 250, et l’Étude d’Edmond Barthélemy, p. 192.
  101. Littéralement : « Allons , courage, mon Froh , – il est encore matin ! »
    Frisch, mein Froh,
    Noch ist’s ja früh !
    C’est un jeu de mots fondé, comme ceux précédemment cités par moi, sur d’heureuses alliterations. Il est d’ailleurs si suggestif, en sa richesse de sens possibles et variés, qu’on ne peut même songer à le traduire. Pour aider à l’intelligence de l’un de ces sens, rappelons seulement qu’à la rigueur Froh peut être et a pu être considéré comme une divinité solaire.
  102. « FREYA chanta : Tu es fou, Loke, de raconter tes méfaits… LOKE chanta : Tais-toi, Freya ! je le connais parfaitement ; tu n’es pas exempte de fautes : les Ases et les Alfes assis dans cette salle ont tous joui de tes faveurs. FREYA chanta : Ta langue est chargée de mensonges ; elle occasionnera ta perte. Les Ases et les Asesses sont irrités contre toi. Le retour dans la demeure te sera triste. LOKE chanta : Tais-toi, Freya ! tu es une empoisonneuse et tu pratiques la magie… » etc., etc. (Le Festin d’Æger. Dans ce poème, Loke échange d’autres aménités avec Iduna ou Idun, gardienne des Pommes suivant l’Edda).
  103. Comparez (je signale ces rapprochements sans commentaires) les correspondances des présents sous-entendus de ce rôle de Loge, avec telles répliques de Hagen, au drame du Crépuscule-des-Dieux : « Mon sang vous eût gâté ce breuvage ! Il ne circule pas, en mes veines, authentique, légitime et noble comme le vôtre… Je me tiens donc à l’écart de votre ardente alliance. » Dans les Eddas non plus, Loke ne fait point partie de la race proprement dite des Dieux : puissance élémentaire, il est un de ces géants (Jötuns ), en lesquels sont personnifiées les grandes forces brutes naturelles, hostiles aux Ases ordonnateurs.
  104. « Le Géant Thjasse arriva sous la forme d’un aigle, prit Iduna » (gardienne des Pommes-de-Jeunesse ; ici : Freya) « et s’envola avec elle. Les Ases souffrirent beaucoup de l’absence de cette Asesse : ils grisonnaient et vieillissaient… » (Edda de Snorro). Se reporter à l’Etude d’Edmond Barthélemy, p. 191, et à la note (2) de la p. 255.
  105. Sur Nibelheim, voir la note (1) de la p. 228 .
  106. « FRIGGA : Honneur à ton départ ! Honneur à ton retour ! Honneur à toi quand les Asesses te salueront de nouveau ! » (Hafthrudnismat.)
  107. Durant tout ce temps l’orchestre martèle le Motif rythmique de la Forge. A mesure que les Dieux plongent dans les entrailles de la Terre, le motif se précise. Des enclumes retentissent. Tout s’ébranle ; et, sur un dernier forte, à quoi succède le rugissement d’un violent allegro, Alberich apparaît dans son royaume souterrain (partition, 111 à 115). Le Motif rythmique de la Forge est très important, il reparaitra, élargi, dans le premier acte de Siegfried, où il souligne le rôle de Mime. Nous signalerons là, de ce motif, une bien curieuse application.
    Le thème du Trésor ; la Plainte de Mime ; le Commandement l’Alberich (ou thème de la Servitude) ; et, enfin, le Motif du Tarnhelm sont les principaux passages orchestraux de cette scène.
  108. Ce cri familier d’Alberich est, dans maintes légendes germaniques, prêté aux nains. Ainsi, dans sa condensation de la mythologie nationale (mieux : des mythologies de sa race), le génie de Wagner n’a rien oublié, rien négligé.
  109. Ce heaume magique n’est autre chose que la Tarnkappe, le capuchon ou chaperon magique, investi de semblables vertus, et dont maintes légendes, maints poèmes, y compris le Nibelunge-nôt, attribuent à des nains, des dvergues, etc., la précieuse possession plus ou moins provisoire : « J’ai entendu parler de nains sauvages qui habitent les cavernes et qui portent pour leur défense une chose merveilleuse, la Tarnkappe. Celui qui la porte sur lui est parfaitement à l’abri des coups et des blessures. Nul ne voit la personne qui en est revêtue ; elle peut entendre et voir, mais nul ne l’aperçoit. Sa force aussi en devient beaucoup plus grande. Ainsi nous le disent les traditions. » (Nibelunge-nôt, trad. Laveloye, VI, p. 57)
  110. « Alberich portait cotte de mailles et heaume, et, dans sa main, un pesant fouet d’or. » (Nibelunge-nôt, VIII, 78.)
  111. On pense à la baguette divinatoire de coudrier. Au sujet de cette vertu de l’Anneau, voir ci-dessous p. 289, note (1).
  112. C’est surtout en ce passage que Wagner s’est souvenu des paroles prêtées par Raupach à Eugel, roi des Nibelungen, dans le drame du Trésor des Nibelungs (1834). Je ne crois pourtant pas que ces réminiscences aient jusqu’ici frappé personne. « EUGEL : On nous appelle les Nibelungs ; depuis les premiers temps nous habitons au sein de ces rochers ; toujours nous avons pris plaisir à porter ici, dans la nuit, tout ce qui brille, métal ou pierreries, et à en façonner des objets précieux. C’est ainsi que fut amassé ce trésor. Le géant Hreidmar en eut connaissance ; il passa la mer et vint ici se rendre maître de nos richesses et nous réduire nous-mêmes en servitude. Dès lors esclaves, nous fûmes obligés de faire, avec effort, ce qui, jusque-là, avait été un plaisir, et jour et nuit, souvent maltraités, il nous força d’augmenter incessamment ce funeste trésor. » (Prologue, scène III) Peut-être signalerai-je ailleurs d’autres analogies frappantes. Mais du reste, il n’est pas inutile d’ajouter que Raupach lui-même s’est servi de maintes sources, notamment du Hœrner Siegfried (ou Lied vom hürnen Siegfried, ou Siegfriedslied), etc.
  113. Les Dieux germaniques, comme les Dieux d’Homère, ont un rire tout particulier dont parle Grimm, Deutsche Mythologie, article Lachen. On pourra voir ce rire, plus loin, bafouer la plainte éplorée des Filles-du-Rhin. Qu’on se rappelle plus tard, lisant la Walküre, cette cruauté presque ingénue. Dans la Tétralogie, rien qui ne s’enchaîne ainsi.
  114. Voir la note ci-dessus.
  115. Je ne puis pas m’empêcher de m’imaginer que Wagner, spécialement à l’époque où fut écrit ce poème (fin de 1832), songeait à la misère sociale des mineurs d’Allemagne – et d’ailleurs. Le Nibeluns, qui renonce à l’Amour pour avoir l’Or, n’est-il pas vrai que nous le connaissions, – ainsi que son nocturne troupeau, – avant d’avoir lu L’Or-du-Rhin ? Sans doute, il y a bien d’autres choses, et de plus grandioses, et de plus terribles, et surtout de moins particulières, dans ce rôle synthétique d’Alberich. Mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’il s’y trouve aussi cela.
  116. J’ai déjà rappelé que Loge est le Dieu du Feu.
  117. « Sur les cimes nébuleuses, les Dieux habitent Walhall. Ce sont des Alfes-de-Lumière, » dit à Mime, dans le drame de Siegfried, Le Voyageur (acte 1er). – Sur les Alfes en général, voir la note (1) de la p. 434. – Cf. aussi p. 233, note (2).
  118. Littéralement : « De même que moi j’[ai] renoncé à l’Amour, – Tout ce qui vit » (ou : « vivra ») – « Devra y renoncer. » On saisit la nuance qu’implique ce mot-à-mot, et pourquoi il me faut le noter. – En effet, tous les personnages, consciemment ou inconsciemment, jusqu’à l’Acte libérateur qui conclut L’Anneau du Nibelung, subiront cette fatalité, bientôt corroborée dans la « Scène » quatrième) par la Malédiction supplémentaire du nain . — Cf. ci-dessus la note (1) de la p. 212.
  119. Littéralement : « l’armée de la Nuit. »
  120. Dans Siegfried parait sur la scène Fafner, métamorphosé en Dragon. Si l’on veut bien ne pas oublier que la Tétralogie fut écrite pour être jouée en quatre « journées », sans doute estimera-t-on moins « antidramatique » cette mise-à-la-scène d’un dragon – qui n’est ni « de la Reine » ni même « de Villars », comme s’épanchait, en ma présence, l’un de nos plus nationaux entrepreneurs de mots de la fin. Car on sera force de reconnaître avec quel soin spécial Wagner y a, dès ici, préparé. Je ne répéterai point à ce propos les observations présentées, dans une de mes précédentes notes, quant au crapaud dont Alberich va prendre ci-dessous l’apparence. Mais, non sans un secret espoir d’être injurié par ces infirmes, — je ressasserai, mille fois s’il le faut, combien sont à plaindre ceux-là qui osent prononcer, tout haut ou tout bas, l’absurde blasphème : « Une féerie ! » – Touchant la vraisemblance scénique de tels détails, dans les conditions toutes spéciales du Festspiel-Haus de Bayreuth, cf. l’Avant-Propos, p. 132, note (2).
  121. Voir la note (2) de la p. 235.
  122. Quelque inopportunes qu’elles paraissent peut-être, j’ai mes raisons d’écrire ici, simplement, ces mots suggestifs : Saint Michel terrassant le démon.
  123. « Il y a dans Asgord une place appelée Hlidskjalf ; lorsqu’Odin s’y assied, son regard embrasse tout l’univers, toutes les actions des hommes. » (Edda de Snorro, p. 39.)
  124. « Odin envoya Loki à Schwarzalfenheim. Celui-ci se rendit auprès du nain Andwari, qui nageait dans l’eau sous forme de poisson. Loki le saisit, le retint et lui demanda pour rançon tout l’or qu’il possédait dans ses rochers, et c’était un immense trésor. » (Edda de Snorro).
  125. « Alors Loki parla ainsi : « … Sauve maintenant ta tête des rets de Hel et livre-moi la flamme des eaux, l’or brillant. » (Sigurdakvidha Fáfnisbana önnur.)
  126. « Le nain cacha sous sa main un petit anneau d’or… demanda de pouvoir garder cet anneau, parce que, par son moyen, il pourrait de nouveau augmenter son trésor. » (Edda de Snorro.) L’Edda de Sæmund (Sigurdakvidha Fáfnisbana önnur) semble ignorer que l’anneau possède une telle vertu ; du moins n’en fait-elle pas une explicite mention.
  127. « Prenez garde », a dit Alberich un peu plus haut, « si, du fond des gouffres muets, l’or du Nibelung s’élève à la lumière du jour ! »
  128. « Rei, fordissimæ per se, adjecta indignitas est. Pondera ab Gallis allata iniqua, et, tribuno recusante, additus ab insolento Gallo ponderi gladius ; auditaque intoleranda Romanis rox : Vœ victis esse. » (Tite-Live, V, 48.)
  129. Wotan se verra dire la même chose, un peu plus loin, par les Géants ; et, dans le Crépuscule-des-Dieux, réclamant à Siegfried l’Anneau, les Filles-du-Rhin la répèteront, textuellement, en les mêmes termes. Qu’on veuille bien se reporter à ma note antérieure, sur la symétrie chez Wagner et dans les poèmes dramatiques des Grecs (p. 261, note 2).
  130. Voir ci-dessous la note (1) de la page 292.
  131. Je rappelle ce que j’ai dit plus haut, mais que je ne répéterai guère chaque fois : à savoir, qu’à l’idée de « détresse » doit s’ajouter presque toujours, en cette traduction de la Tétralogie, une idée de contrainte ou de nécessité.
  132. « Loki voyait tout l’or que possédait Andwari. Mais, quand celui-ci eut livré tout le trésor, il retenait encore un anneau. Loki le vit et le lui enleva aussi. » (Sigurdakvidha Fáfnisbana önnur.) « Loki le vit et lui ordonna de donner aussi l’anneau. Le nain demanda de pouvoir garder cet anneau… mais Loki lui répondit qu’il ne lui laisserait rien, et, lui prenant l’anneau, s’en alla. » (Edda de Snorro.) « Il retourna vers la demeure de Hroidmar et montra l’or à Odhin, et, quand Odhin vit l’anneau, il le trouva beau. Il s’en empara… » (Id.)
  133. Deux thèmes servent de base à l’Imprécation d’Alberich : la Malédiction d’Alberich et le Motif de Destruction, d’anéantissement, indiquant l’entreprise continue du ténébreux pouvoir contre le règne et l’existence même des Dieux. (Partition, pages 174-175 et suivantes.)
  134. La Malédiction d’Alberich a, sur le développement de l’« action » (jusqu’à la conclusion du Crépuscule-des-Dieux), une influence trop décisive pour que je ne tienne pas à donner ici, à côté de mon adaptation toute dramatique, la littéralité du texte. Si l’adaptation dramatique était en effet nécessaire pour produire, en première lecture, l’impression du mouvement de ce passage capital, la littéralité n’est pas moins nécessaire à quiconque voudrait, l’œuvre lue, en approfondir à loisir le sens et les correspondances (j’ai souligné, en italiques, les plus intéressantes de ces correspondances) : – « Comme par [une] Malédiction il ne réussit, – Maudit soit cet Anneau ! – S’[il] donna, (par) son Or, – moi, (une) puissance sans mesure, – Que désormais son charme engendreMort pour qui le porte[ra] ! – Nul joyeux [ne] doitSe réjouir de lui ; – Qu’à nul heureux (ne) rie – Son splendide éclat ; Qui le possède[ra]. – [Que] le ronge l’angoisse, – [Que] chacun soit-avide – De son bien, – Mais [que] nul [ne] tire-profit, – Avec utilité, de-lui ; – Sans avantage [que] le garde son Maître, Mais [qu’]il attire vers lui l’égorgeur ! – Voué à la mort,[Que] la Peur enchaîne le lâche ; – [Qu’]aussi longtemps [qu’]il vit (vivra), – Il en meure, consumé [de désir] – Maître de l’Anneau, – Comme [s’il était] esclave de l’Anneau : – Jusqu’à-ce-qu’en ma mainDe nouveau je tienne le volé ! – [C’est] ainsi que bénit, – Dans [sa] détresse suprême, – [C’est ainsi qu’il bénit] son Trésor, le Nibelung ! »
  135. « Alors le nain dit que quiconque posséderait cet anneau, le payerait de sa vie. Loki reprit qu’il pouvait en advenir ainsi qu’il le disait, mais que ce serait l’affaire de celui qui posséderait l’anneau à l’avenir. » (Edda de Snorro.) « Le nain se rendit au Burg et dit : « Maintenant cet or que Gustr possédait causera la mort de deux frères et de huit nobles guerriers. Nul ne jouira de mon or. » (Sigurdakvidha Fáfnisbana önnur.)
  136. Les Géants sont, par les Eddas, surnommés fréquemment « les baleines des montagnes » (Poème de Hymer, 35) ; « les habitants de la montagne » (Id., 17), etc.
  137. Comparer ce passage de l’Edda : « Dans la cour se promenaient les troupeaux à cornes d’or, les boeufs noirs, la joie du géant : « J’ai de l’or, j’ai des perles, Freya seule me manquait. » (La Recherche du Marteau.)
  138. Littéralement : « la Fleurissante. »
  139. Mon collaborateur Edmond Barthélemy a parfaitement mis en lumière (IVe partie de son Etude) avec quel génie créateur Wagner a transposé de l’Edda toute cette admirable scène poétique. Je prie donc le lecteur de se reporter ci-dessus, à la page 194, pour les sources. Je rappelle seulement que, dans les Eddas, les Dieux, dont Odin et Loki, ayant tué une loutre Otur, fils métamorphosé d’un certain Hreidmar, le père et les frères de la loutre se saisissent des meurtriers : « On écorcha la loutre, et Hreidmar, ayant pris la peau, dit qu’il fallait la remplir d’or rouge, puis la recouvrir aussi d’or extérieurement, et qu’ainsi ils achèteraient la paix. » (Edda de Snorro.)
  140. Snorro, dans son Edda, citant la Völuspa, prête au Donner scandinave (Thor) une semblable fureur quand les Dieux ont « promis de livrer la femme d’Od (Freya) à un rejeton des Géants… car il reste rarement tranquille, lorsque de pareilles choses viennent à ses oreilles. »
  141. Voir la note (1) de la page 253.
  142. Ici la Mélodie de Freya revient à l’Orchestre.
  143. Voir d’abord la note (3) de la page 296 : « Les Ases délivrèrent le trésor à Hreidmar, remplirent la peau de la loutre et la placèrent debout sur ses pieds. Les Ases devaient encore l’entourer d’or et l’en couvrir complètement. (Sigurdakvidha Fàfnisbana önnur.) « Quand cela fut fait,… Hreidmar s’approcha, examina tout avec grande attention, et aperçut un poil de la barbe. Il exigea qu’il fut aussi caché, que sinon le traité serait rompu. » (Edda de Snorro.)
  144. Voir la note (2) de la page 290.
  145. A cette indication scénique, apparaît le motif de Erda, Déesse de la Terre. Ce thème, analogie tout à fait intéressante et profonde, – n’est autre que la Mélodie primitive réapparue, mais en mineur et dans la mesure en 4 temps (elle est, dans le Prélude, en 6/8) ; puis elle revient avec la forme majeure, comme dans le Prélude, mais toujours rythmée à 4 temps, à ces paroles de Erda : « J’ai trois filles dès l’Éternité conçues » jusqu’à celles-ci : « Mais cette fois quelque immense péril… »
  146. C’est-à-dire « l’Originelle-Wala ». Vola ou Vala était le nom réservé, chez les Scandinaves, à des prophétesses qu’on appelait, en telles circonstances, pour prédire l’avenir. En traduisant par « l’âme antique » (de l’impérissable univers), je ne fais que développer logiquement, dramatiquement, le sens intégral, le sens le plus compréhensif, tel que le révèlent et la musique et l’ensemble du rôle d’Erda, dans le Rheingold et dans Siegfried, sans oublier les allusions qu’y fait Wotan, dans la Walküre. Dans tous les cas, quelque respect que je professe pour M. Schuré, je ne puis me rallier à sa version : « Celle-qui-choisit-originairement. » Personnification de la Terre, âme passive autant qu’omnisciente de la Nature, antérieure aux dieux comme à l’homme, survivant aux dieux comme à l’homme, dont le Désir ou la Volonté suivie d’effort parviennent à la dompter parfois, et parfois à la pénétrer, – Erda, en aucun vers de la Tétralogie, n’est « Celle-qui-choisit-originairement », – Il convient de rappeler que, dans l’Edda, c’est une « Vola » aussi qui, par la Völuspa, cette Apocalyse du Nord, raconte ou plutôt suggère en des vers, tour à tous obscurs, bizarres et sublimes, sa vision terrible et confuse des destinées, et notamment de la Fin des Dieux.
  147. C’est en effet la nuit que Wagner (Prologue du Crépuscule-des-Dieux) nous mettra devant les yeux les Nornes. – Traducteur, il m’importe de placer ici une observation d’ordre général. Le texte porte bien : « révèlent » (littéralement : « disent ») ; mais, critiquant ci-dessus une interprétation de M. Édouard Dujardin, j’ai eu l’occasion d’expliquer comment le présent a, chez Wagner, assez souvent le sens du futur (transposition nécessitée par le caractère analytique du futur allemand, lequel, alourdi d’un auxiliaire, se prête mal, en raison de cet élément logique, aux synthèses tout émotionnelles de la mélodie concordante ; transposition qu’autorisaient, non seulement l’esprit et l’exemple des vieux textes nationaux, mais, puisque Wagner recherchait la « conversation idéale », – l’emploi de cette forme, simplifiée, dans la conversation moderne). Aussi une traduction qui, n’étant pas totale, n’aurait pas à tenir compte des réactions constantes, réciproques, de toutes les parties des quatre Drames, pourrait-elle rendre mon « révèlent » par le temps futur : « révéleront » (« diront »). C’est l’une des critiques que je prévois, comme j’en aurai prévu bien d’autres ; mais, d’avance, je ne l’accepte point : le présent n’est-il pas éternel pour celle qui vient de déclarer : « Tout ce qui fut m’est connu ; tout ce qui devient, je le vois ; tout ce qui sera, je le prévois » ? — Plusieurs fois, dans le cours des Drames, j’ai ainsi modifié, wagnériennement toujours, la stricte concordance des temps : ces modifications, je ne les signalerai plus. J’annonce seulement que c’est par des réflexions de ce genre que sera déterminé, plus loin, l’emploi des temps du verbe dans la scène des Nornes (Prologue du Crépuscule-des-Dieux).
  148. »La savante Wola sait beaucoup de choses. Je vois dans l’éloignement les ténèbres se répandre sur les puissances, et leur dernier combat. » (Völuspa.) « Le soleil commence à s’obscurcir, la terre s’enfonce dans l’Océan, les brillantes étoiles disparaissent, la fumée s’élève en tourbillons, et les flammes jouent avec le ciel lui-même. » (Id.)
  149. Voir d’abord la note (1) de la page 299 : « Odin prit l’anneau Andvara-naut et cacha le poil sous l’anneau » (Sigurdakvidha Fàfnisbana önnur) « et dit qu’ainsi il avait payé sa composition pour la mort de la loutre. » (Edda de Snorro.)
  150. « Fafnor et Regin exigèrent de leur père une part de la composition payée pour la mort de leur frère. Mais Hreidmar refusa. Alors Fafnir saisit son épée, tua son père Hreidmar pendant son sommeil. Hreidmar mourut, et Fafnor prit tout l’or pour lui seul. Regin réclama sa part de l’héritage paternel ; mais Fafnir refusa . » (Sigurdakvidha Fáfnisbana önnur.)
  151. Voir d’abord la précédente note. – « Regin demanda que Fafnir lui remit la moitié du trésor. Fafnir répondit qu’il ne devait pas espérer qu’il partageât l’or avec lui, attendu qu’il avait tué son père pour le posséder et qu’il n’avait qu’à s’éloigner s’il ne voulait partager le sort de Hreidmar. Fafnir avait pris l’épée Hrotti et le casque que Hreidmar avait possédé, et l’avait posé sur sa tête. Ce casque s’appelait Œgirshelm » (c’est l’équivalent du Tarnhelm) » et il inspirait l’épouvante à tous les humains. Regin avait pris l’épée qui s’appelait Resil, et il s’enfuit en l’emportant. » (Edda de Snorro.)
  152. Cette requête de Fasolt est une réminiscence d’un semblable épisode du Nibelunge-nôt : « Tout le trésor de Nibelung avait été apporté hors de la montagne creuse… Comme les Nibelungen se mettaient à le partager, Siegfrid les vit et le héros en fut étonné… Schilbung et Nibelung reçurent fort bien le brave Siegfrid. De commun accord ils prièrent le noble jeune chef, l’homme très beau, de partager le trésor entre eux… Mais ils étaient peu satisfaits du service que leur rendait Siegfrid le bon héros : il ne put en venir à bout, tant ils étaient d’humeur colère. » (Nibelunge-nôt, III , 22-23.)
  153. La Malédiction d’Alberich reparaît à l’Orchestre (trombones) (partition, pages 200 et 201).
  154. « LOKI : Je l’ai donné de l’or pour racheter ma vie, mais il ne portera pas bonheur à ton fils. Il sera la cause de votre mort à tous deux… Je crois voir des choses encore plus terribles. On se battra pour une femme. Ils ne sont pas encore nés les nobles guerriers pour qui cet or sera une cause de discorde. » (Sigurdakvidha Fafmisbana önnur.)
  155. Or, Wotan descendra vers elle entre la scène IV de l’Or-du-Rhin et l’acte Ier de la Walküre : un récit relatif à ces faits s’imposera donc dans la Walküre. – J’aurai à rappeler cette observation, lorsqu’il s’agira, non point de justifier, mais d’expliquer, pour les obtus, l’existence d’un pareil récit, considéré comme une « longueur » et par nos critiques nationaux mieux à l’aise devant des vaudevilles, et par l’immense majorité des critiques germaniques eux-mêmes. – Cf. p. 358, note (1).
  156. Ces paroles de Donner correspondent, dans la partition (pages 203, in fine, 204 et suivantes), au motif de l’Incantation de la foudre.
    Une hypothèse : – On remarquerait, si l’on entendait l’exécution orchestrale de la Chevauchée des Walkyries immédiatement après celle de l’Orage de Rheingold, on remarquerait, certainement, entre ces deux pages symphoniques, non pas de radicales similitudes, mais comme des analogies de construction . – Ici et là , le souffle est un peu le même. Le frémissement des cordes , dans l’Orage de Rheingold, équivaut assez au sifflement ininterrompu de ces mêmes cordes, dans la Chevauchée des Walkyries, cependant que le thème de l’Incantation de la Foudre, se déroule puissamment sur les tourbillons, qu’il cingle, comme le thème des Walkyries fouaille, tonitruant, le halètement des violons. – Ces analogies, dis-je, paraissent plausibles, si l’on sait que, dans la Mythologie scandinave, les Walküres étaient, dans l’ordre physique, une personnification des Nuées. (Voy. la note de mon collaborateur, page 375.) DONNER entassant et enflammant les nuées orageuses, c’est, au physique, WOTAN convoquant et ruant les Walkyries. L’orage c’est le champ de bataille. Les Walküres, après le combat, frayaient aux Héros morts la route du Ciel. Ainsi l’arc-en-ciel vient après l’orage.
  157. « Le Tonnerre n’était pas alors simple Électricité, vitreuse ou résineuse ; c’était le Dieu Don (Thunder) ou Thor, – Dieu aussi de la bienfaisante Chaleur d’Été. – N’est-ce pas un trait de droite et honnête force, dit Uhland, qui a écrit un bel Essai sur Thor, que le vieux cœur Norse trouve son ami dans le Dieu du Tonnerre ? qu’il ne soit pas effrayé et éloigné par son Tonnerre ; mais trouve que la Chaleur d’Été, le bel et noble été, doit nécessairement avoir et aura du Tonnerre aussi !… » (Carlyle, les Héros, trad. citée.)
  158. Ainsi Wagner ne néglige rien ; il se garde bien de ramener étroitement toutes ces figures mythologiques à la météorologie, comme certaines écoles qu’on sait trop ; mais il fait leur part à ces hypothèses, dont le naturisme, dépouillé de ces exagérations grotesques, recèle une vérité relative. Ce que j’observe ici quant à Froh, je pourrais le redire, presque à chaque vers, quant à Wotan, quant à Donner, et pour Alberich, et pour les Walküres, et pour tous. Tous les sens possibles, physiques et moraux, de tous les mythes possibles pour chaque personnage, Wagner, d’un mot souvent, les évoque, les suggère, ou même les enrichit encore de virtualités nouvelles, issues de sa personnelle vision. – Cf. pp. 375, note (1) ; 491, note (1) ; 501, note (2) ; etc.
  159. L’Harmonie de l’Arc-en-ciel, qui apparaît ici (partition, pages 208 et suivantes), est constituée par un trille immense, déjà entendu lors de l’éveil de l’Or, mais qui revient ici, plus riche, plus lumineux, et dont l’éblouissante palpitation enveloppe un pur dessin mélodique où se retrouve la ligne fondamentale du Thème-de-la-Nature.
  160. « N’as-tu pas ouï dire que les Dieux ont fait un pont pour unir la terre au ciel ? Ce pont se nomme Bæfreest ; tu l’as vu, et tu lui donnes peut-être le nom d’arc-en-ciel. Il est de trois couleurs. On a employé pour le construire plus d’art et de force que pour tout le reste. » (Edda de Snorro .) « Bafrost, qu’on appelle encore le pont des Ases… » (Id.) « La couleur rouge de l’arc-en-ciel est du feu. Les Hrimthursars et les géants des montagnes escaladeraient le ciel, s’ils pouvaient passer par le pont des Ases quand ils le veulent. » (Id.)
  161. L’on trouvera ici (partition, page 209, en bas, et seq.) une magnifique forme du thème de Walhall, solennelle harmonie pacifiée, où le ruissellement des thèmes précédents se fond comme une rouge fin d’orage dans un vaste soleil couchant. Vêpres flamboyantes : telle est bien l’impression que dégagent, pour nous, ces irradiées harmonies finales de Rheingold.
  162. Ici, pour la première fois, surgit à deux reprises le très important Thème de l’Épée, qui reviendra souvent dans la suite (partition, page 212), et qui représentera, désormais, la pensée de Wotan, pensée d’où sortiront les Walkyries et les Héros. Insistons pour faire sentir combien cette fanfare de l’Épée est dans le pittoresque des mythes évoqués ici. Non seulement Siegmund et Siegfried, mais tous les Héros surgiraient à cette clameur fulgurante, pour défendre, amenés au Walhall par les Walkyries, le Burg divin à la fin du Monde, lorsque les Géants du Feu l’envahiront. Le thème de l’Épée est, en partie, contenu dans le thème de la Nature. Il dérive des notes essentielles de ce dernier thème et il est précédé de deux notes supplémentaires. Elle est, cette affinité du thème de l’Épée avec celui de la Nature, remarquablement logique, selon nous. En effet, la Nature, c’est la pureté ; le Glaive, c’est la Rédemption. Le pur entre les purs, tel doit être le Héros rédempteur. Sa pureté, son ingénuité, profonde et radieuse comme l’inconscience sereine de la Nature même, voilà la radicale condition de sa force. Saisit-on le rapprochement ?
  163. Grimm (Deutsche Mythologie, éd. citée, article Wuotan, traduit le mot Valhöll par « aula optionis » ; et (observation qui sera bien comprise par quiconque aura lu les Drames avant ces Notes, ainsi qu’il sied) ajoute que Valhöll et Valkyrja vont bien avec l’idée de Désir et de Choix (Wunsch et Wahl). — Cf. ci-dessous, pp. 345, n. (1) ; 353, 1. (3) ; 354, n. (1) ; 363, n. (2).
  164. « LOKE chanta : « J’ai chanté devant les Ases et devant leurs fils tout ce qui m’est venu à l’esprit… Tu as brassé de la bière forte, Æger, mais tu ne donneras plus de festins : le feu dévorera tout ce qui est ici, il te brûle le dos. » (Le Festin d’Æger, 65.)
  165. Rheingold !Reines Gold ! (Or-du-Rhin ! – Pur Or !) C’est un de ces jeux de syllabes dont j’ai déjà parlé, dont plus souvent, hélas ! j’ai bien dû me taire, puisqu’ils ne sont point traduisibles. Mais d’autant plus génial est celui-ci que le Rhin demeure, par toute la Tétralogie, la symbolisation de l’Originelle Pureté, comme le formulent expressément les derniers vers du présent drame (voir ci-dessous, note 1), et, surtout, le dénouement du Crépuscule-des-Dieux.
  166. Qu’une remarque s’inscrive, cette fois pour toutes, ici : nombre de locutions allemandes, de phrases entières, ont dans l’original une élasticité, une suggestivité dues au vague de l’idiome, et dont nulle traduction ne peut rendre l’on-ne-sait quoi. — Le sens tout à fait littéral de ces paroles des Filles-du-Rhin (que j’adapte pour la lecture) est beaucoup plus riche, comme le prouve ce passage des émouvants Souvenirs de M. Hans Von Wolzogen : « Le soir qui précéda sa mort » (c’est de Richard Wagner qu’il s’agit), « … encore une fois, pour la dernière, il se mit au piano et entonna les dernières paroles de ce chant mélancolique des Filles-du-Rhin : « Dans l’abîme seulement existe l’intimité et la loyauté. » — « Oui, l’intimité et la loyauté, seulement dans l’abîme, » répéta-t-il doucement pour lui-même. » (Mercure de France, série moderne, tome X, p. 310, — Avril 1894 : excellente traduction de M. David Roget.)
  167. Les dernières harmonies du Rheingold se répartissent en groupes symphoniques si nets, si bien indiqués par la marche même du Drame, qu’il devient inutile de les noter au fur et à mesure, séparément. Citons, tout ensemble, sans crainte de voir le lecteur ne pouvoir leur assigner leur place respective : le Chant des filles du Rhin, la mélodie de Loge, enfin la Marche triomphale, issue du motif de l’Arc-en-ciel, aux sons de laquelle les Dieux ascendent vers le Walhall.