La Sorcière/Livre II/Chapitre X
X
LE PÈRE GIRARD ET LA CADIÈRE (1730).
Les Jésuites avaient du malheur. Étant si bien à Versailles, maîtres à la cour, ils n’avaient pas le moindre crédit du côté de Dieu. Pas le plus petit miracle. Les jansénistes abondaient du moins en touchantes légendes. Nombre infini de créatures malades, d’infirmes, de boiteux, de paralytiques, trouvaient au tombeau du diacre Pâris un moment de guérison. Ce malheureux peuple écrasé par une suite effroyable de fléaux (le grand Roi, premier fléau, puis la Régence, le Système qui firent tant de mendiants), ce peuple venait demander son salut à un pauvre homme de bien, un vertueux imbécile, un saint, malgré ses ridicules. Et pourquoi rire après tout ? Sa vie est bien plus touchante encore que lisible. Il ne faut pas s’étonner si ces bonnes gens, émus au tombeau de leur bienfaiteur, oubliaient tout à coup leurs maux. La guérison ne durait guère ; n’importe, le miracle avait eu lieu, celui de la dévotion, du bon cœur, de la reconnaissance. Plus tard, la friponnerie se mêla à tout cela ; mais alors (1728) ces étranges scènes populaires étaient très-pures.
Les jésuites auraient tout donné pour avoir le moindre de ces miracles qu’ils niaient. Ils travaillaient depuis près de cinquante ans à orner de fables et de petits contes leur légende du Sacré-Cœur, l’histoire de Marie Alacoque. Depuis vingt-cinq ou trente ans, ils avaient tâché de faire croire que leur confrère, Jacques II, non content de guérir les écrouelles (en qualité de roi de France), après sa mort s’amusait à faire parler les muets, faire marcher droit les boiteux, redresser les louches. Les guéris louchaient encore plus. Quant aux muets, il se trouva, par malheur, que celle qui jouait ce rôle était une coquine avérée, prise en flagrant délit de vol. Elle courait les provinces, et, à toutes les chapelles de saints renommés, elle était guérie par miracle et recevait les aumônes ; puis recommençait ailleurs.
Pour se procurer des miracles, le Midi vaut mieux. Il y a là des femmes nerveuses, de facile exaltation, propres à faire des somnambules, des miraculées, des stigmatisées, etc.
Les jésuites avaient à Marseille un évêque à eux, Belzunce, homme de cœur et de courage, illustre depuis la fameuse peste, mais crédule et fort borné, sous l’abri duquel on pouvait hasarder beaucoup. Ils avaient mis près de lui un Jésuite franc-comtois, qui ne manquait pas d’esprit ; qui, avec une apparence austère, n’en prêchait pas moins agréablement dans le genre fleuri, un peu mondain, qu’aiment les dames. Vrai jésuite qui pouvait réussir de deux manières, ou par l’intrigue féminine, ou par le santissimo. Girard n’avait pour lui ni l’âge, ni la figure ; c’était un homme de quarante-sept ans, grand, sec, qui semblait exténué ; il avait l’oreille un peu dure, l’air sale et crachait partout (p. 50, 69, 254)[1]. Il avait enseigné longtemps, jusqu’à l’âge de trente-sept ans, et gardait certains goûts de collège. Depuis dix ans, c’est-à-dire depuis la grande peste, il était confesseur de religieuses. Il y avait réussi et avait obtenu sur elles un grand ascendant en leur imposant ce qui semblait le plus contraire au tempérament de ces Provençales, les doctrines et les disciplines de la mort mystique, la passivité absolue, l’oubli parfait de soi-même. Le terrible événement avait aplati les courages, énervé les cœurs, amollis d’une certaine langueur morbide. Les Carmélites de Marseille, sous la conduite de Girard, allaient loin dans ce mysticisme, à leur tête une certaine sœur Rémusat, qui passait pour sainte.
Les Jésuites, malgré ce succès, ou peut-être pour ce succès même, éloignèrent Girard de Marseille ; ils voulurent l’employer à relever leur maison de Toulon. Elle en avait grand besoin. Le magnifique établissement de Colbert, le séminaire des aumôniers de la marine, avait été confié aux jésuites pour décrasser ces jeunes aumôniers de la direction des Lazaristes, sous laquelle ils étaient presque partout. Mais les deux Jésuites qu’on y avait mis étaient peu capables. L’un était un sot, l’autre (le Père Sabatier), un homme singulièrement emporté, malgré son âge. Il avait l’insolence de notre ancienne marine, ne daignait garder aucune mesure. On lui reprochait à Toulon, non d’avoir une maîtresse, ni même une femme mariée, mais de l’avoir insolemment, outrageusement, de manière à désespérer le mari. Il voulait que celui-ci, surtout, connût bien sa honte, sentit toutes les piqûres. Les choses furent poussées si loin que le pauvre homme en mourut[2].
Du reste, les rivaux des jésuites offraient encore plus de scandale. Les Observantins, qui dirigeaient les Clarisses (ou Claristes) d’Ollioules, avaient publiquement des religieuses pour maîtresses, et cela ne suffisant pas, ils ne respectaient pas même les petites pensionnaires. Le Père gardien, un Aubany, en avait violé une de treize ans ; poursuivi par les parents, il s’était sauvé à Marseille.
Girard, nommé directeur du séminaire des aumôniers, allait, par son austérité apparente, par sa dextérité réelle, rendre l’ascendant aux Jésuites sur des moines tellement compromis, sur des prêtres de paroisse peu instruits et fort vulgaires.
En ce pays où l’homme est brusque, souvent âpre d’accent, d’extérieur, les femmes apprécient fort la douce gravité des hommes du Nord ; elles leur savent gré de parler la langue aristocratique, officielle, le français.
Girard, arrivant à Toulon, devait connaître parfaitement le terrain d’avance. Il avait là déjà à lui une certaine Guiol, qui venait parfois à Marseille, où elle avait une fille carmélite. Cette Guiol, femme d’un petit menuisier, se mit entièrement à sa disposition, autant et plus qu’il ne voulait ; elle était fort mûre, de son âge (quarante-sept ans), extrêmement véhémente, corrompue et bonne à tout, prête à lui rendre des services de toute sorte, quoi qu’il fît, quoi qu’il fût, un scélérat ou un saint.
Cette Guiol, outre sa fille carmélite de Marseille, en avait une qui était sœur converse aux Ursulines de Toulon. Les Ursulines, religieuses enseignantes, étaient partout comme un centre ; leur parloir, fréquenté des mères, était un intermédiaire entre le cloître et le monde. Chez elles, et par elles, sans doute, Girard vit les dames de la ville, entre autres une de quarante ans, non mariée, Mlle Gravier, fille d’un ancien entrepreneur des travaux du roi à l’Arsenal. Cette dame avait comme une ombre qui ne la quittait pas, la Reboul, sa cousine, fille d’un patron de barque, qui était sa seule héritière, et qui, quoique à peu près du même âge (trente-cinq ans), prétendait bien hériter. Près d’elles, se formait peu à peu un petit cénacle d’admiratrices de Girard qui devinrent ses pénitentes. Des jeunes filles y étaient parfois introduites, comme Mlle Cadière, fille d’un marchand, une couturière, la Laugier, la Batarelle, fille d’un batelier. On y faisait de pieuses lectures et parfois de petits goûters. Mais rien n’intéressait plus que certaines lettres où l’on contait les miracles et les extases de sœur Rémusat, encore vivante (elle mourut en février 1730). Quelle gloire pour le Père Girard qui l’avait menée si haut ! On lisait cela, on pleurait, on criait d’admiration. Si l’on n’avait encore d’extases, on n’était pas loin d’en avoir. Et la Reboul, pour plaire à sa parente, se mettait déjà parfois dans un état singulier par le procédé connu de s’étouffer tout doucement et de se pincer le nez[3].
De ces femmes et filles, la moins légère certainement était Mlle Catherine Cadière, délicate et maladive personne de dix-sept ans, tout occupée de dévotion et de charité, d’un visage mortifié, qui semblait indiquer que, quoique bien jeune, elle avait plus qu’aucune autre ressenti les grands malheurs du temps, ceux de la Provence et de Toulon. Cela s’explique assez. Elle était née dans l’affreuse famine de 1709, et, au moment où une fille devient vraie fille, elle eut le terrible spectacle de la grande Peste. Elle semblait marquée de ces deux événements, un peu hors de la vie, et déjà de l’autre côté.
La triste fleur était tout à fait de Toulon, de ce Toulon d’alors. Pour la comprendre, il faut bien se rappeler ce qu’est, ce qu’était cette ville.
Toulon est un passage, un lieu d’embarquement, l’entrée d’un port immense et d’un gigantesque arsenal. Voilà ce qui saisit le voyageur et l’empêche de voir Toulon même. Il y a pourtant là une ville, une vieille cité. Elle contient deux peuples différents, le fonctionnaire étranger, et le vrai Toulonnais, celui-ci peu ami de l’autre, enviant l’employé et souvent révolté par les grands airs de la Marine. Tout cela concentré dans les rues ténébreuses d’une ville étranglée alors de l’étroite ceinture des fortifications. L’originalité de la petite ville noire, c’est de se trouver justement entre deux océans de lumière, le merveilleux miroir de la rade et le majestueux amphithéâtre de ses montagnes chauves d’un gris éblouissant et qui vous aveuglent à midi. D’autant plus sombres paraissent les rues. Celles qui ne vont pas droit au port et n’en tirent pas quelque lumière, sont à toute heure profondément obscures. Des allées sales et de petits marchands, des boutiques mal garnies, invisibles à qui vient du jour, c’est l’aspect général. L’intérieur forme un labyrinthe de ruelles, où l’on trouve beaucoup d’églises, de vieux couvents, devenus casernes. De forts ruisseaux, chargés et salis des eaux ménagères, courent en torrents. L’air y circule peu, et l’on est étonné, sous un climat si sec, d’y trouver tant d’humidité.
En face du nouveau théâtre, une ruelle appelée la rue de l’Hôpital va de la rue Royale, assez étroite, à l’étroite rue des Canonniers (Saint-Sébastien). On dirait une impasse. Le soleil cependant y jette un regard à midi, mais il trouve le lieu si triste, qu’à l’instant même il passe et rend à la ruelle son ombre obscure.
Entre ces noires maisons, la plus petite était celle du sieur Cadière, regrattier, ou revendeur. On n’entrait que par la boutique, et il y avait une chambre à chaque étage. Les Cadière étaient gens honnêtes, dévots, et Mme Cadière un miroir de perfection. Ces bonnes gens n’étaient pas absolument pauvres. Non seulement la petite maison était à eux, mais, comme la plupart des bourgeois de Toulon, ils avaient une bastide. C’est une masure le plus souvent, un petit clos pierreux qui donne un peu de vin. Au temps de la grande marine, sous Colbert et son fils, le prodigieux mouvement du port profitait à la ville. L’argent de la France arrivait là. Tant de grands seigneurs qui passaient, traînaient après eux leurs maisons, leurs nombreux domestiques, un peuple gaspillard, qui derrière lui laissait beaucoup. Tout cela finit brusquement. Ce mouvement artificiel cessa ; on ne pouvait plus même payer les ouvriers de l’Arsenal ; les vaisseaux délabrés restaient non réparés, et l’on finit par en vendre le bois[4].
Toulon sentit fort bien le contre-coup de tout cela. Au siège de 1707, il semblait quasi mort. Mais que fut-ce dans la terrible année de 1709, le 93 de Louis XIV ! quand tous les fléaux à la fois, cruel hiver, famine, épidémie, semblaient vouloir raser la France ! — Les arbres de Provence, eux-mêmes, ne furent pas épargnés. Les communications cessèrent. Les routes se couvraient de mendiants, d’affamés ! Toulon tremblait, entouré de brigands qui coupaient toutes les routes.
Mme Cadière, pour comble, en cette année cruelle, était enceinte. Elle avait trois garçons. L’aîné restait à la boutique, aidait son père. Le second était aux Prêcheurs et devait se faire moine dominicain (jacobin, comme on disait). Le troisième étudiait pour être prêtre au séminaire des Jésuites. Les époux voulaient une fille ; madame demandait à Dieu une sainte. Elle passa ses neuf mois en prière, jeûnant ou ne mangeant que du pain de seigle. Elle eut une fille. Catherine. L’enfant était très délicate, et, comme ses frères, un peu malsaine. L’humidité de la maison sans air, la faible nourriture d’une mère si économe et plus que sobre, y contribuaient. Les frères avaient des glandes qui s’ouvraient quelquefois ; et la petite en eut dans les premières années. Sans être tout à fait malade, elle avait les grâces souffrantes des enfants maladifs. Elle grandit sans s’affermir. À l’âge où les autres ont la force, la joie de la vie ascendante, elle disait déjà : « J’ai peu à vivre. »
Elle eut la petite vérole, et en resta un peu marquée. On ne sait si elle fut belle. Ce qui est sûr, c’est qu’elle était gentille, ayant tous les charmants contrastes des jeunes Provençales et leur double nature. Vive et rêveuse, gaie et mélancolique, une bonne petite dévote, avec d’innocentes échappées. Entre les longs offices, si on la menait à la bastide avec les filles de son âge, elle ne faisait difficulté de faire comme elles, de chanter ou danser, en se passant au cou le tambourin. Mois ces jours étaient rares. Le plus souvent, son grand plaisir était de monter au plus haut de la maison (p. 24), de se trouver plus près du ciel, de voir un peu le jour, d’apercevoir peut-être un petit coin de mer, ou quelque pointe aiguë de la vaste thébaïde des montagnes. Elles étaient sérieuses dès lors, mais un peu moins sinistres, moins déboisées, avec une robe clairsemée d’arbousiers, de mélèzes.
Cette morte ville de Toulon, au moment de la peste, comptait vingt-six mille habitants. Énorme masse resserrée sur un point. Et encore, de ce point, ôtez une ceinture de grands couvents adossés aux remparts, minimes, oratoriens, jésuites, capucins, récollets, ursulines, visitandines, bernardines, Refuge, Bon-Pasteur, et, tout au centre, le couvent énorme des dominicains. Ajoutez les églises paroissiales, presbytères, évêché, etc. Le clergé occupait tout, le peuple rien pour ainsi dire[5].
On devine combien, sur un foyer si concentré, le fléau âprement mordit. Le bon cœur de Toulon lui fut fatal aussi. Elle reçut magnanimement des échappés de Marseille. Ils purent bien amener la peste, autant que des ballots de laine auxquels on attribue l’introduction du fléau. Les notables effrayés allaient fuir, se disperser dans les campagnes. Le premier des consuls, M. d’Antrechaus, cœur héroïque, les retint, leur dit sévèrement : « Et le peuple, que va-t-il devenir, messieurs, dans cette ville dénuée, si les riches emportent leurs bourses ? » Il les retint et força tout le monde de rester. On attribuait les horreurs de Marseille aux communications entre habitants. D’Antrechaus essaya d’un système tout contraire. Ce fut d’isoler, d’enfermer les Toulonnais chez eux. Deux hôpitaux immenses furent créés et dans la rade et aux montagnes. Tout ce qui n’y allait pas, dut rester chez soi sous peine de mort. D’Antrechaus, pendant sept grands mois, soutint cette gageure qu’on eût cru impossible, de garder, de nourrir à domicile, une population de vingt-six mille âmes. Pour ce temps, Toulon fut un sépulcre. Nul mouvement que celui du matin, de la distribution du pain de porte en porte, puis de l’enlèvement des morts. Les médecins périrent la plupart, les magistrats périrent, sauf d’Antrechaus. Les enterreurs périrent. Les déserteurs condamnés les remplaçaient, mais avec une brutalité précipitée et furieuse. Les corps, du quatrième étage, étaient, la tête en bas, jetés au tombereau. Une mère venait de perdre sa fille, jeune enfant. Elle eut horreur de voir ce pauvre petit corps précipité ainsi, et, à force d’argent, elle obtint qu’on la descendît. Dans le trajet, l’enfant revient, se ranime. On la remonte ; elle survit. Si bien qu’elle fut l’aïeule de notre savant M. Brun, auteur de l’excellente histoire du port.
La pauvre petite Cadière avait justement l’âge de cette morte qui survécut, douze ans, l’âge si vulnérable pour ce sexe. La fermeture générale des églises, la suppression des fêtes (de Noël ! si gai à Toulon), tout cela pour l’enfant était la fin du monde. Il semble qu’elle n’en soit jamais bien revenue. Toulon non plus ne se releva point. Elle garda l’aspect d’un désert. Tout était ruiné, en deuil, veuf, orphelin, beaucoup désespérés. Au milieu, une grande ombre, d’Antrechaus, qui avait vu tout mourir, ses fils, frères et collègues, et qui s’était glorieusement ruiné, à ce point qu’il lui fallut manger chez ses voisins ; les pauvres se disputaient l’honneur de le nourrir.
La petite dit à sa mère qu’elle ne porterait jamais plus ce qu’elle avait de beaux habits, et il fallut les vendre. Elle ne voulait plus que servir les malades ; elle entraînait toujours sa mère à l’hôpital qui était au bout de leur rue. Une petite voisine de quatorze ans, la Laugier, avait perdu son père, vivait avec sa mère fort misérablement. Catherine y allait sans cesse et y portait sa nourriture, des vêtements, tout ce qu’elle pouvait. Elle demanda à ses parents qu’on payât pour la Laugier les frais d’apprentissage chez une couturière, et tel était son ascendant, qu’ils ne refusèrent pas cette grosse dépense. Sa piété, son charmant petit cœur la rendaient toute-puissante. Sa charité était passionnée ; elle ne donnait pas seulement ; elle aimait. Elle eût voulu que cette Laugier fût parfaite. Elle l’avait volontiers près d’elle, la couchait souvent avec elle. Toutes deux avaient été reçues dans les filles de Sainte-Thérèse, un tiers ordre que les carmes avaient organisé. Mlle Cadière en était l’exemple, et, à treize ans, elle semblait une carmélite accomplie. Elle avait emprunté d’une visitandine des livres de mysticité qu’elle dévorait. La Laugier, à quinze ans, faisait un grand contraste ; elle ne voulait rien faire, rien que manger et être belle. Elle l’était, et pour cela on l’avait faite sacristine de la chapelle de Sainte-Thérèse. Occasion de grandes privautés avec les prêtres ; aussi, quand sa conduite lui mérita d’être chassée de la congrégation, une autre autorité, un vicaire général, s’emporta jusqu’à dire que, si elle l’était, on interdirait la chapelle (p. 36-37).
Toutes deux elles avaient le tempérament du pays, l’extrême agitation nerveuse, et dès l’enfance, ce qu’on appelait des vapeurs de mère (de matrice). Mais le résultat était opposé : fort charnel chez la Laugier, gourmande, fainéante, violente ; tout cérébral chez la pure et douce Catherine, qui, par suite de ses maladies ou de sa vive imagination qui absorbait tout en elle, n’avait aucune idée du sexe. « À vingt ans, elle en avait sept » Elle ne songeait à rien qu’à prier et donner, ne voulait point se marier. Au mot de mariage elle pleurait, comme si on lui eût proposé de quitter Dieu.
On lui avait prêté la vie de sa patronne, sainte Catherine de Gênes, et elle avait acheté le Château de l’âme de sainte Thérèse. Peu de confesseurs la suivaient dans cet essor mystique. Ceux qui parlaient gauchement de ces choses lui faisaient mal. Elle ne put garder ni le confesseur de sa mère, prêtre de la cathédrale, ni un carme, ni le vieux jésuite Sabatier. À seize ans, elle avait un prêtre de Saint-Louis, de haute spiritualité. Elle passait des jours à l’église, tellement que sa mère, alors veuve, qui avait besoin d’elle, toute dévote qu’elle était, la punissait à son retour. Ce n’était pas sa faute. Elle s’oubliait dans ses extases. Les filles de son âge la tenaient tellement pour sainte, que parfois, à la messe, elles crurent voir l’hostie, attirée par la force d’amour qu’elle exerçait, voler à elle et d’elle-même se placer dans sa bouche.
Ses deux jeunes frères étaient disposés fort diversement pour Girard. L’aîné, chez les Prêcheurs, avait pour le Jésuite l’antipathie naturelle de l’ordre de Saint-Dominique. L’autre, qui, pour être prêtre, étudiait chez les Jésuites, regardait Girard comme un saint, un grand homme ; il en avait fait son héros. Elle aimait ce jeune frère, comme elle, maladif. Ce qu’il disait sans cesse de Girard dut agir. Un jour, elle le rencontra dans la rue ; elle le vit, si grave, mais si bon et si doux qu’une voix intérieure lui dit Ecce homo (le voici, l’homme qui doit te conduire). Le samedi, elle alla se confesser à lui, et il lui dit : « Mademoiselle, je vous attendais. » Elle fut surprise et émue, ne songea nullement que son frère eût pu l’avertir, mais pensa que la voix mystérieuse lui avait parlé aussi, et que tous deux partageaient cette communion céleste des avertissements d’en haut (p. 81, 383).
Six mois d’été se passèrent sans que Girard, qui la confessait le samedi, fit aucun pas vers elle. Le scandale du vieux Sabatier l’avertissait assez. Il eût été de sa prudence de s’en tenir au plus obscur attachement, à la Guiol, il est vrai, bien mûre, mais ardente et diable incarné.
C’est la Cadière qui s’avança vers lui innocemment. Son frère, l’étourdi Jacobin, s’était avisé de prêter à une dame et de faire courir dans la ville une satire intitulée : La Morale des Jésuites. Ils en furent bientôt avertis. Sabatier jure qu’il va écrire en cour, obtenir une lettre de cachet pour enfermer le Jacobin. Sa sœur se trouble, s’effraye ; elle va, les larmes aux yeux, implorer le Père Girard, le prier d’intervenir. Peu après, quand elle y retourne, il lui dit : « Rassurez-vous : votre frère n’a rien à craindre, j’ai arrangé son affaire. » Elle fut tout attendrie. Girard sentit son avantage. Un homme si puissant, ami du roi, ami de Dieu, et qui venait de se montrer si bon ! quoi de plus fort sur un jeune cœur ? Il s’aventura, et lui dit (toutefois dans sa langue équivoque) : « Remettez-vous à moi, abandonnez-vous tout entière. » Elle ne rougit point, et, avec sa pureté d’ange, elle dit : « Oui », n’entendant rien, sinon l’avoir pour directeur unique.
Quelles étaient ses idées sur elle ? En ferait-il une maîtresse ou un instrument de charlatanisme ? Girard flotta sans doute, mais je crois qu’il penchait vers la dernière idée. Il avait à choisir, pouvait trouver des plaisirs sans périls. Mais Mlle Cadière était sous une mère pieuse. Elle vivait avec sa famille, un frère marié et les deux qui étaient d’Église, dans une maison très étroite, dont la boutique de l’aîné était la seule entrée. Elle n’allait guère qu’à l’église. Quelle que fût sa simplicité, elle sentait d’instinct les choses impures, les maisons dangereuses. Les pénitentes des Jésuites se réunissaient volontiers au haut d’une maison, faisaient des mangeries, des folies, criaient en provençal : « Vivent les jésuitons ! » Une voisine que ce bruit dérangeait, vint, les vit couchées sur le ventre (5b), chantant et mangeant des beignets (le tout, dit-on, payé par l’argent des aumônes). La Cadière y fut invitée, mais elle en eut dégoût et n’y retourna point.
On ne pouvait l’attaquer que par l’âme. Girard semblait n’en vouloir qu’à l’âme seule. Qu’elle obéit, qu’elle acceptât les doctrines de passivité qu’il avait enseignées à Marseille, c’était, ce semble, son seul but. Il crut que les exemples y feraient plus que les préceptes. La Guiol, son âme damnée, fut chargée de conduire la jeune sainte dans cette ville, où la Cadière avait une amie d’enfance, une carmélite, fille de la Guiol. La rusée, pour lui inspirer confiance, prétendait, elle aussi, avoir des extases. Elle la repaissait de contes ridicules. Elle lui disait, par exemple, qu’ayant trouvé à sa cave qu’un tonneau de vin s’était gâté, elle se mit en prière et qu’à l’instant le vin redevint bon. Une autre fois, elle s’était senti entrer une couronne d’épines, mais les anges pour la consoler avaient servi un bon dîner, qu’elle mangeait avec le père Girard.
La Cadière obtint de sa mère qu’elle pût aller à Marseille avec cette bonne Guiol, et Mme Cadière paya la dépense. C’était au mois le plus brûlant de la brûlante contrée, en août (1729), quand toute la campagne tarie n’offre à l’œil qu’un âpre miroir de rocs et de caillou. Le faible cerveau desséché de la jeune malade, sous la fatigue du voyage, reçut d’autant mieux la funeste impression de ces mortes de couvent. Le vrai type du genre était cette sœur Rémusat, déjà à l’état de cadavre (et qui réellement mourut). La Cadière admira une si haute perfection. Sa compagne perfide la tenta de l’idée orgueilleuse d’en faire autant, et de lui succéder.
Pendant ce court voyage, Girard, resté dans le brûlant étouffement de Toulon, avait fort tristement baissé. Il allait fréquemment chez cette petite Laugier qui croyait aussi avoir des extases, la consolait (si bien que tout à l’heure elle est enceinte !). Lorsque Mlle Cadière lui revint ailée, exaltée, lui, au contraire, charnel, tout livré au plaisir, lui « jeta un souffle d’amour » (p. 6, 383). Elle en fut embrasée, mais (on le voit) à sa manière, pure, sainte et généreuse, voulant l’empêcher de tomber, s’y dévouant jusqu’à mourir pour lui (septembre 1729).
Un des dons de sa sainteté, c’est qu’elle voyait au fond des cœurs. Il lui était arrivé parfois de connaître la vie secrète, les mœurs de ses confesseurs, de les avertir de leurs fautes, ce que plusieurs, étonnés, atterrés, avaient pris humblement. Un jour de cet été, voyant entrer chez elle la Guiol, elle lui dit tout à coup : « Ah ! méchante, qu’avez-vous fait ? » — « Et elle avait raison, dit plus tard la Guiol elle-même. Je venais de faire une mauvaise action. » — Laquelle ? Probablement de livrer la Laugier. On est tenté de le croire, quand on la voit l’année suivante vouloir livrer la Batarelle.
La Laugier, qui souvent couchait chez la Cadière, pouvait fort bien lui avoir confié son bonheur et l’amour du saint, ses paternelles caresses. Dure épreuve pour la Cadière et grande agitation d’esprit. D’une part, elle savait à fond la maxime de Girard : Qu’en un saint, tout acte est saint. Mais, d’autre part, son honnêteté naturelle, toute son éducation antérieure, l’obligeaient à croire qu’une tendresse excessive pour la créature était toujours un péché mortel. Cette perplexité douloureuse entre deux doctrines acheva la pauvre fille, lui donna d’horribles tempêtes, et elle se crut obsédée du démon.
Là parut encore son bon cœur. Sans humilier Girard, elle lui dit qu’elle avait la vision d’une âme tourmentée d’impureté et de péché mortel, qu’elle se sentait le besoin de sauver cette âme, d’offrir au diable victime pour victime, d’accepter l’obsession et de se livrer à sa place. Il ne le lui défendit pas, lui permit d’être obsédée, mais pour un an seulement (novembre 1729).
Elle savait, comme toute la ville, les scandaleuses amours du vieux Père Sabatier, insolent, furieux, nullement prudent comme Girard. Elle voyait le mépris où les jésuites (qu’elle croyait le soutien de l’Église) ne pouvaient manquer de tomber. Elle dit un jour à Girard : « J’ai eu une vision : une mer sombre, un vaisseau plein d’âmes, battu de l’orage des pensées impures, et sur le vaisseau deux Jésuites. J’ai dit au Rédempteur que je voyais au ciel : « Seigneur ! sauvez-les, noyez-moi… Je prends sur moi tout le naufrage. » Et le bon Dieu me l’accorda. »
Jamais, dans le cours du procès et lorsque Girard, devenu son cruel ennemi, poursuivit sa mort, elle ne revint là-dessus. Jamais elle n’expliqua ces deux paroles de sens si transparent. Elle eut cette noblesse de n’en pas dire un mot. Elle s’était dévouée. À quoi ? sans doute à la damnation. Voudra-t-on dire que, par orgueil, se croyant impassible et morte, elle défiait l’impureté que le démon infligeait à l’homme de Dieu. Mais il est très certain qu’elle ne savait rien précisément des choses sensuelles ; qu’en ce mystère elle ne prévoyait rien que douleurs, tortures du démon. Girard était bien froid, et bien indigne de tout cela. Au lieu d’être attendri, il se joua de sa crédulité par une ignoble fraude. Il lui glissa dans sa cassette un papier, où Dieu lui disait que, pour elle, effectivement il sauverait le vaisseau. Mais il se garda d’y laisser cette pièce ridicule ; en la lisant et relisant, elle aurait pu s’apercevoir qu’elle était fabriquée. L’ange qui apporta le papier, un jour après le remporta.
Avec la même indélicatesse, Girard, la voyant agitée et incapable de prier, lui permit légèrement de communier tant qu’elle voudrait, tous les jours, dans différentes églises. Elle n’en fut que plus mal. Déjà pleine du démon, elle logeait ensemble les deux ennemis. À force égale, ils se battaient en elle. Elle croyait éclater et crever. Elle tombait, s’évanouissait, et restait ainsi plusieurs heures. En décembre, elle ne sortit plus guère, même de son lit.
Girard eut un trop bon prétexte pour la voir. Il fut prudent, s’y faisant toujours conduire par le petit frère, du moins jusqu’à la porte. La chambre de la malade était au haut de la maison. La mère restait à la boutique discrètement. Il était seul, tant qu’il voulait, et, s’il voulait, tournait la clef. Elle était alors très malade. Il la traitait comme un enfant ; il l’avançait un peu sur le devant du lit, lui tenait la tête, la baisait paternellement. Tout cela reçu avec respect, tendresse, reconnaissance.
Très pure, elle était très sensible. À tel contact léger qu’une autre n’eût pas remarqué, elle perdait connaissance ; un frôlement près du sein suffisait. Girard en fit l’expérience, et cela lui donna de mauvaises pensées. Il la jetait à volonté dans ce sommeil, et elle ne songeait nullement à s’en défendre, ayant toute confiance en lui, inquiète seulement, un peu honteuse de prendre avec un tel homme tant de liberté et de lui faire perdre un temps si précieux. Il y restait longtemps. On pouvait prévoir ce qui arriva. La pauvre jeune fille, toute malade qu’elle était, n’en porta pas moins à la tête de Girard un invincible enivrement. Une fois, en s’éveillant, elle se trouva dans une posture très ridiculement indécente ; une autre, elle le surprit qui la caressait. Elle rougit, gémit, se plaignit. Mais il lui dit impudemment : « Je suis votre maître, votre Dieu… Vous devez tout souffrir au nom de l’obéissance. » Vers Noël, à la grande fête, il perdit la dernière réserve. Au réveil, elle s’écria : « Mon Dieu ! que j’ai souffert ! » — « Je le crois, pauvre enfant ! » dit-il d’un ton compatissant. Depuis, elle se plaignit moins, mais ne s’expliquait pas ce qu’elle éprouvait dans le sommeil (p. 5, 12, etc.).
Girard comprenait mieux, mais non sans terreur, ce qu’il avait fait. En janvier, février, un signe trop certain l’avertit de la grossesse. Pour comble d’embarras, la Laugier aussi se trouva enceinte. Ces parties de dévotes, ces mangeries, arrosées indiscrètement du petit vin du pays, avaient eu pour premier effet l’exaltation naturelle chez une race si inflammable, l’extase contagieuse. Chez les rusées, tout était contrefait. Mais chez cette jeune Laugier, sanguine et véhémente, l’extase fut réelle. Elle eut, dans sa chambrette, de vrais délires, des défaillances, surtout quand Girard y venait. Elle fut grosse un peu plus tard que la Cadière, sans doute aux fêtes des Rois (p. 37, 114).
Péril très grand. Elles n’étaient pas dans un désert, ni au fond d’un couvent, intéressé à étouffer la chose, mais, pour ainsi dire, en pleine rue. La Laugier au milieu des voisines curieuses, la Cadière dans sa famille. Son frère, le Jacobin, commençait à trouver mauvais que Girard lui fît de si longues visites. Un jour, il osa rester près d’elle, quand Girard y vint, comme pour la garder. Girard, hardiment, le mit hors de la chambre, et la mère, indignée, chassa son fils de la maison.
Cela tournait vers un éclat. Nul doute que ce jeune homme, si durement traité, chassé de chez lui, gonflé de colère, n’allât crier aux Prêcheurs, et que ceux-ci, saisissant une si belle occasion, ne courussent répéter la chose, et, en dessous, n’ameutassent toute le ville contre le Jésuite. Il prit un étrange parti, de faire face par un coup hardi et de se sauver par le crime. Le libertin devint un scélérat.
Il connaissait bien sa victime. Il avait vu la trace des scrofules qu’elle avait eues enfant. Cela ne ferme pas nettement comme une blessure. La peau y reste rosée, mince et faible. Elle en avait eu aux pieds. Et elle en avait aussi dans un endroit délicat, dangereux, sous le sein. Il eut l’idée diabolique de lui renouveler ces plaies, de les donner pour des stigmates, tels qu’en ont obtenus du ciel saint François et d’autres saints, qui, cherchant l’imitation et la conformité complète avec le Crucifié, portaient et la marque des clous et le coup de lance au côté. Les Jésuites étaient désolés de n’avoir rien à opposer aux miracles des jansénistes. Girard était sur de les charmer par un miracle inattendu. Il ne pouvait manquer d’être soutenu par les siens, par leur maison de Toulon. L’un, le vieux Sabatier, était prêt à croire tout ; il avait été jadis le confesseur de la Cadière, et la chose lui eût fait honneur. Un autre, le Père Grignet, était un béat imbécile, qui verrait tout ce qu’on voudrait. Si les carmes ou d’autres s’avisaient d’avoir des doutes, on les ferait avertir de si haut, qu’ils croiraient prudent de se taire. Même le jacobin Cadière, jusque-là ennemi et jaloux, trouverait son compte à revenir, à croire une chose qui ferait la famille si glorieuse et lui le frère d’une sainte.
« Mais, dira-t-on, la chose n’était-elle pas naturelle ? On a des exemples innombrables, bien constatés, de vraies stigmatisées[6]. »
Le contraire est probable. Quand elle s’aperçut de la chose, elle fut honteuse et désolée, craignant de déplaire à Girard par ce retour des petits maux d’enfance. Elle alla vite chez une voisine, une Mme Truc, une femme qui se mêlait de médecine, et lui acheta (comme pour un jeune frère) un onguent qui lui brûlait les plaies.
Pour faire ces plaies, comment le cruel s’y prit-il ? Enfonça-t-il les ongles ! usa-t-il d’un petit couteau, que toujours il portait sur lui ? Ou bien attira-t-il le sang la première fois, comme il le fit plus tard, par une forte succion ? Elle n’avait pas sa connaissance, mais bien sa sensibilité ; nul doute qu’à travers le sommeil, elle n’ait senti la douleur.
Elle eût cru faire un grand péché, si elle n’eût tout dit à Girard. Quelque crainte qu’elle eût de déplaire et de dégoûter, elle dit la chose. Il vit, et il joua sa comédie, lui reprocha de vouloir guérir et de s’opposer à Dieu. Ce sont les célestes stigmates. Il se met à genoux, baise les plaies des pieds. Elle se signe, s’humilie, elle fait difficulté de croire. Girard insiste, la gronde, lui fait découvrir le côté, admire la plaie. « Et moi aussi, je l’ai, dit-il, mais intérieure. »
La voilà obligée de croire qu’elle est un miracle vivant. Ce qui aidait à lui faire accepter une chose si étonnante, c’est qu’à ce moment la sœur Rémusat venait de mourir. Elle l’avait vue dans la gloire, et son cœur porté vers les anges. Qui lui succéderait sur la terre ? Qui hériterait des dons sublimes qu’elle avait eus, des faveurs célestes dont elle était comblée ? Girard lui offrit la succession et la corrompit par l’orgueil.
Dès lors, elle changea. Elle sanctifia vaniteusement tout ce qu’elle sentait des mouvements de nature. Les dégoûts, les tressaillements de la femme enceinte auxquels elle ne comprenait rien, elle les mit sur le compte des violences intérieures de l’Esprit. Au premier jour de carême, étant à table avec ses parents, elle voit tout à coup le Seigneur. « Je veux te conduire au Désert, dit-il, t’associer aux excès d’amour de la sainte Quarantaine, t’associer à mes douleurs… » Elle frémit, elle a horreur de ce qu’il faudra souffrir. Mais seule elle peut se donner pour tout un monde de pécheurs. Elle a des visions sanglantes. Elle ne voit que du sang. Elle aperçoit Jésus comme un crible de sang. Elle-même crachait le sang, et elle en perdait encore d’autre façon. Mais en même temps sa nature semblait changée. À mesure qu’elle souffrait, elle devenait amoureuse. Le vingtième jour du carême, elle voit son nom uni à celui de Girard. L’orgueil alors exalté, stimulé du sens nouveau qui lui venait, l’orgueil lui fait comprendre le domaine spécial que Marie (la femme) à sur Dieu. Elle sent combien l’ange est inférieur au moindre saint, à la moindre sainte. — Elle voit le palais de la gloire, et se confond avec l’Agneau !… Pour comble d’illusion, elle se sent soulevée de terre, monter en l’air à plusieurs pieds. Elle peut à peine le croire, mais une personne respectée, Mlle Gravier, le lui assure. Chacun vient, admire, adore. Girard amène son collègue Grignet, qui s’agenouille et pleure de joie.
N’osant y aller tous les jours, Girard la faisait venir souvent à l’église des Jésuites. Elle s’y traînait à une heure, après les offices, pendant le dîner. Personne alors dans l’église. Il s’y livrait devant l’autel, devant la croix, à des transports que le sacrilège rendait plus ardents. N’y avait-elle aucun scrupule ? pouvait-elle bien s’y tromper ? Il semble que sa conscience, au milieu d’une exaltation sincère encore et non jouée, s’étourdissait pourtant déjà, s’obscurcissait. Sous les stigmates sanglants, ces faveurs cruelles de l’Époux céleste, elle commençait à sentir d’étranges dédommagements. Heureuse de ses défaillances, elle y trouvait, disait-elle, des peines d’infinie douceur et je ne sais quel flot de la Grâce « jusqu’au consentement parfait. » (p. 425, in-douze.)
Elle fut d’abord étonnée et inquiète de ces choses nouvelles. Elle en parla à la Guiol, qui sourit, lui dit qu’elle était bien sotte, que ce n’était rien, et cyniquement elle ajouta qu’elle en éprouvait tout autant.
Ainsi ces perfides commères aidaient de leur mieux à corrompre une fille née très honnête, et chez qui les sens retardés ne s’éveillaient qu’à grand’peine sous l’obsession odieuse d’une autorité sacrée.
Deux choses attendrissent dans ses rêveries : l’une, c’est le pur idéal qu’elle se faisait de l’union fidèle, croyant voir le nom de Girard et le sien unis à jamais au Livre de vie. L’autre chose touchante, c’est sa bonté qui éclate parmi les folies, son charmant cœur d’enfant. Au jour des Rameaux, en voyant la joyeuse table de famille, elle pleura trois heures de suite de songer « qu’au même jour personne n’invita Jésus à dîner ».
Pendant presque tout le carême, elle ne put presque pas manger ; elle rejetait le peu qu’elle prenait. Aux quinze derniers jours, elle jeûna entièrement, et arriva au dernier degré de faiblesse. Qui pourrait croire que Girard, sur cette mourante qui n’avait plus que le souffle, exerça de nouveaux sévices ? Il avait empêché ses plaies de se fermer. Il lui en vint une nouvelle au flanc droit. Et enfin au Vendredi-Saint, pour l’achèvement de sa cruelle comédie, il lui fit porter une couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le front, lui faisait couler sur le visage des gouttes de sang. Tout cela sans trop de mystère. Il lui coupa d’abord ses longs cheveux, les emporta. Il commanda la couronne chez un certain Bitard, marchand du port, qui faisait des cages. Elle n’apparaissait pas aux visiteurs avec cette couronne ; on n’en voyait que les effets, les gouttes de sang, la face sanglante. On y imprimait des serviettes, on en tirait des Véroniques, que Girard emportait pour les donner sans doute à des personnes de piété.
La mère se trouva malgré elle complice de la jonglerie. Mais elle redoutait Girard. Elle commençait à voir qu’il était capable de tout, et quelqu’un de bien confident (très probablement la Guiol) lui avait dit que, si elle disait un mot, sa fille ne vivrait pas vingt-quatre heures.
Pour la Cadière, elle ne mentit jamais là-dessus. Dans le récit qu’elle a dicté de ce carême, elle dit expressément que c’est une couronne à pointes qui, enfoncée dans sa tête, la faisait saigner.
Elle ne cacha pas non plus l’origine des petites croix qu’elle donnait à ses visiteurs. Sur un modèle fourni par Girard, elle les commanda à un de ses parents, charpentier de l’Arsenal.
Elle fut, le Vendredi-Saint, vingt-quatre heures dans une défaillance qu’on appelait une extase, livrée aux soins de Girard, soins énervants, meurtriers. Elle avait trois mois de grossesse. Il voyait déjà la sainte, la martyre, la miraculée, la transfigurée, qui commençait à s’arrondir. Il désirait et redoutait la solution violente d’un avortement. Il le provoquait en lui donnant tous les jours de dangereux breuvages, des poudres rougeâtres.
Il l’aurait mieux aimée morte ; cela l’aurait tiré d’affaire. Du moins, il aurait voulu l’éloigner de chez sa mère, la cacher dans un couvent. Il connaissait ces maisons, et savait, comme Picart (voir plus haut l’Affaire de Louviers), avec quelle adresse, quelle discrétion, on y couvre ces sortes de choses. Il voulait l’envoyer ou aux chartreuses de Prémole, ou à Sainte-Claire d’Ollioules. Il en parla même le Vendredi-Saint. Mais elle paraissait si faible qu’on n’osait la tirer de son lit. Enfin, quatre jours après Pâques, Girard étant dans sa chambre, elle eut un besoin douloureux et perdit d’un coup une forte masse qui semblait du sang coagulé. Il prit le vase, regarda, attentivement à la fenêtre. Mais elle, qui ne soupçonnait nul mal à cela, elle appela la servante, lui donna le vase à vider. « Quelle imprudence ! » Ce cri échappa à Girard, et sottement il le répéta (p. 54, 388, etc.).
On n’a pas autant de détails sur l’avortement de la Laugier. Elle s’était aperçue de sa grossesse dans le même carême. Elle y avait eu d’étranges convulsions, des commencements de stigmates assez ridicules ; l’un était un coup de ciseau qu’elle s’était donné dans son travail de couturière, l’autre une dartre vive au côté (p. 38). Ses extases tout à coup tournèrent en désespoir impie. Elle crachait sur le crucifix. Elle criait contre Girard : « Où est-il, ce diable de Père qui m’a mise dans cet état ?… Il n’était pas difficile d’abuser une fille de vingt-deux ans !… Où est-il ? Il me laisse là. Qu’il vienne ! » Les femmes qui l’entouraient étaient elles-mêmes des maîtresses de Girard. Elles allaient le chercher, et il n’osait pas venir affronter les emportements de la fille enceinte.
Ces commères, intéressées à diminuer le bruit, purent, sans lui, trouver un moyen de tout finir sans éclat.
Girard était-il sorcier, comme on le soutint plus tard ? On aurait bien pu le croire en voyant combien aisément, sans être ni jeune ni beau, il avait fasciné tant de femmes. Mais le plus étrange, ce fut, après s’être tellement compromis, de maîtriser l’opinion. Il parut un moment avoir ensorcelé la ville elle-même.
En réalité, on savait les Jésuites puissants ; personne ne voulait entrer en lutte avec eux. Même on ne croyait pas sûr d’en parler mal à voix basse. La masse ecclésiastique était surtout de petits moines d’ordres mendiants sans relations puissantes ni hautes protections. Les carmes même, fort jaloux et blessés d’avoir perdu la Cadière, les carmes se turent. Son frère le jeune jacobin, prêché par une mère tremblante, revint aux ménagements politiques, se rapprocha de Girard, enfin se donna à lui autant que le dernier frère, au point de lui prêter son aide dans une étrange manœuvre qui pouvait faire croire que Girard avait le don de la prophétie.
S’il avait à craindre quelque faible opposition, c’était de la personne même qu’il semblait avoir le plus subjuguée. La Cadière, encore soumise, donnait pourtant de légers signes d’une indépendance prochaine qui devait se révéler. Le 30 avril, dans une partie de campagne que Girard organisa galamment, et où il envoya, avec la Guiol, son troupeau de jeunes dévotes, la Cadière tomba en grande rêverie. Ce beau moment du printemps, si charmant dans ce pays, éleva son cœur à Dieu. Elle dit, avec un sentiment de véritable piété : « Vous seul, Seigneur !… Je ne veux que vous seul !… Vos anges ne me suffisent pas. » Puis une d’elles, fille fort gaie, ayant, à la provençale, pendu à son cou un petit tambourin, la Cadière fit comme les autres, sauta, dansa, se mit un tapis en écharpe, fit la bohémienne, s’étourdit par cent folies.
Elle était fort agitée. En mai, elle obtint de sa mère de faire un voyage à la Sainte-Baume, à l’église de la Madeleine, la grande sainte des filles pénitentes. Girard ne la laissa aller que sous l’escorte de deux surveillantes fidèles, la Guiol et la Reboul. Mais en route, quoique par moments elle eût encore des extases, elle se montra lasse d’être l’instrument passif du violent Esprit (infernal ou divin) qui la troublait. Le terme annuel de l’obsession n’était pas éloigné. N’avait-elle pas gagné sa liberté ? Une fois sortie de la sombre et fascinante Toulon, replacée dans le grand air, dans la nature, sous le soleil, la captive reprit son âme, résista à l’âme étrangère, osa être elle-même, vouloir. Les deux espionnes de Girard en furent fort mal édifiées. Au retour de ce court voyage (du 17 au 22 mai), elles l’avertirent du changement. Il s’en convainquit par lui-même. Elle résista à l’extase, ne voulant plus, ce semblait, obéir qu’à la raison.
Il avait cru la tenir, et par la fascination, et par l’autorité sacrée, enfin par la possession et l’habitude charnelle. Il ne tenait rien. La jeune âme qui, après tout avait été moins conquise que surprise (traîtreusement), revenait à sa nature. Il fut blessé. De son métier de pédant, de la tyrannie des enfants, châtiés à volonté, de celle des religieuses, non moins dépendantes, il lui restait un fonds dur de domination jalouse. Il résolut de ressaisir la Cadière en punissant cette première petite révolte, si l’on peut nommer ainsi le timide essor de l’âme comprimée qui se relève.
Le 22 mai, lorsque, selon son usage, elle se confessa à lui, il refusa de l’absoudre, disant qu’elle était si coupable, qu’il devait lui infliger le lendemain une grande, très grande pénitence.
Quelle serait-elle ? Le jeûne ? Mais elle était déjà affaiblie et exténuée. Les longues prières, autre pénitence, n’étaient pas dans les habitudes du directeur quiétiste ; il les défendait. Restait le châtiment corporel, la discipline. C’était la punition d’usage universel, prodiguée dans les couvents autant que dans les collèges. Moyen simple et abrégé de rapide exécution qui, aux temps simples et rudes, s’appliquait dans l’église même. On voit, dans les fabliaux, naïves peintures des mœurs, que le prêtre, ayant confessé le mari et la femme, sans façon, sur la place même, derrière le confessionnal, leur donnait la discipline. Les écoliers, les moines, les religieuses, n’étaient pas punis autrement[7].
Girard savait que celle-ci, nullement habituée à la honte, très pudique (n’ayant rien subi qu’à son insu dans le sommeil) souffrirait extrêmement d’un châtiment indécent, en serait brisée, perdrait tout ce qu’elle avait de ressort. Elle devait être mortifiée plus encore peut-être qu’une autre, pâtir (s’il faut l’avouer) en sa vanité de femme. Elle avait tant souffert, tant jeûné ! Puis était venu l’avortement. Son corps, délicat de lui-même, semblait n’être plus qu’une ombre. D’autant plus certainement elle craignait de rien laisser voir de sa pauvre personne, maigrie, détruite, endolorie. Elle avait les jambes enflées, et telle petite infirmité qui ne pouvait que l’humilier extrêmement.
Nous n’avons pas le courage de raconter ce qui suivit. On peut le lire dans ses trois dépositions si naïves, si manifestement sincères, où, déposant sans serment, elle se fait un devoir de déclarer même les choses que son intérêt lui commandait de cacher, même celles dont on put abuser contre elle le plus cruellement.
La première déposition faite à l’improviste devant le juge ecclésiastique qu’on envoya pour la surprendre. Ce sont, on le sent partout, les mots sortis d’un jeune cœur qui parle comme devant Dieu.
La seconde devant le roi, je veux dire devant le magistrat qui le représentait, le lieutenant civil et criminel de Toulon.
La dernière enfin devant la grande chambre du Parlement d’Aix. (P. 5, 12, 384 du Procès, in-folio.)
Notez que toutes les trois, admirablement concordantes, sont imprimées à Aix sous les yeux de ses ennemis, dans un volume où l’on veut (je l’établirai plus tard) atténuer les torts de Girard, fixer l’attention du lecteur sur tout ce qui peut être défavorable à la Cadière. Et cependant l’éditeur n’a pas pu se dispenser de donner ces dépositions accablantes pour celui qu’il favorise.
Inconséquence monstrueuse. Il effraya la pauvre fille, puis brusquement abusa indignement, barbarement de sa terreur[8].
L’amour n’est point du tout ici la circonstance atténuante. Loin de là. Il ne l’aimait plus. C’est ce qui fait le plus d’horreur. On a vu ses cruels breuvages, et l’on va voir son abandon. Il lui en voulait de valoir mieux que ces femmes avilies. Il lui en voulait de l’avoir tenté (si innocemment), compromis. Mais surtout il ne lui pardonnait pas de garder une âme. Il ne voulait que la dompter, mais accueillait avec espoir le mot qu’elle disait souvent : « Je le sens, je ne vivrai pas. » Libertinage scélérat ! Il donnait de honteux baisers à ce pauvre corps brisé qu’il eût voulu voir mourir !
Comment lui expliqua-t-il ces contradictions choquantes de caresses et de cruautés ? Les donna-t-il pour des épreuves de patience et d’obéissance ? ou bien passa-t-il hardiment au vrai fonds de Molinos : « Que c’est à force de péchés qu’on fait mourir le péché ? » Prit-elle cela au sérieux ? et ne comprit-elle pas que ces semblants de justice, d’expiation, de pénitence, n’étaient que libertinage ?
Elle ne voulait pas le savoir, dans l’étrange débâcle morale qu’elle eut après ce 23 mai, en juin, sous l’influence de la molle et chaude saison. Elle subissait son maître, ayant peur un peu de lui, et d’un étrange amour d’esclave, continuant cette comédie de recevoir chaque jour de petites pénitences. Girard la ménageait si peu qu’il ne lui cachait pas même ses rapports avec d’autres femmes. Il voulait la mettre au couvent. Elle était, en attendant, son jouet ; elle le voyait, laissait faire. Faible et affaiblie encore par ses hontes énervantes, de plus en plus mélancolique, elle tenait peu à la vie, et répétait ces paroles (nullement tristes pour Girard) : « Je le sens, je mourrai bientôt. »
- ↑ Dans une affaire si discutée, je cite constamment, et surtout un volume in-folio : Procédure du Père Girard et de la Cadière, Aix, 1733. Pour ne pas multiplier les notes, j’indique seulement dans mon texte la page de ce volume.
- ↑ Bibliothèque de la ville de Toulon, Pièces et chansons manuscrites, un volume in-folio, très curieux.
- ↑ Voy. le Procès, et Swift, Mécanique de l’enthousiasme.
- ↑ V. une très bonne dissertation manuscrite de M. Brun.
- ↑ Voy. le livre de M. d’Antrechaus et l’excellente brochure de M. Gustave Lambert.
- ↑ Voy. surtout A. Maury, Magie.
- ↑ Le grand dauphin était fouetté cruellement. Le jeune Boufflers (de quinze ans) mourut de douleur de l’avoir été (Saint-Simon). La prieure de l’Abhaye-aux-Bois, menacée par son supérieur « de châtiment afflictif », réclama auprès du roi ; elle fut, pour l’honneur du couvent, dispensée de la honte publique, mais remise au supérieur, et sans doute la punition fut reçue à petit bruit. — De plus en plus on sentait ce qu’elle avait de dangereux, d’immoral. L’effroi, la honte, amenaient de tristes supplications et d’indignes traités. On ne l’avait que trop vu dans le grand procès qui, sous l’empereur Joseph, dévoila l’intérieur des collèges des Jésuites, qui plus tard fut réimprimé sous Joseph II et de nos jours.
- ↑ On a mis ceci en grec, en le falsifiant deux fois, à la p. 6 et à la p. 389, afin de diminuer le crime de Girard. La version la plus exacte ici est celle de sa déposition devant le lieutenant criminel de Toulon, p. 12, etc.