La Sorcière/Livre I/Chapitre VI

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 398-404).



VI

LE PACTE


Il ne manquait que la victime. On savait que le présent le plus doux qu’on pût lui faire, c’était de la lui amener. Elle eût tendrement reconnu l’empressement de celui qui lui eût fait ce don d’amour, livré ce triste corps sanglant.

Mais la proie sentit le chasseur. Quelques minutes plus tard, elle aurait été enlevée, à jamais scellée sous la pierre. Elle se couvrit d’un haillon qui se trouvait dans l’étable, prit des ailes, en quelque sorte, et, avant minuit, se trouva à quelques lieues, loin des routes, sur une lande abandonnée qui n’était que chardons et ronces. C’était à la lisière d’un bois, où, par une lune douteuse, elle put ramasser quelques glands, qu’elle engloutit, comme une bête. Des siècles avaient passé depuis la veille ; elle était métamorphosée. La belle, la reine du village, n’était plus ; son âme, changée, changeait ses attitudes même. Elle était comme un sanglier sur ces glands, ou comme un singe, accroupie. Elle roulait des pensées nullement humaines, quand elle entend ou croit entendre un miaulement de chouette, puis un aigre éclat de rire. Elle a peur, mais c’est peut-être le gai moqueur qui contrefait toutes les voix ; ce sont ses tours ordinaires.

L’éclat de rire recommence. D’où vient-il ? Elle ne voit rien. On dirait qu’il sort d’un vieux chêne.

Mais elle entend distinctement : « Ah ! te voilà donc enfin… Tu n’es pas venue de bonne grâce. Et tu ne serais pas venue si tu n’avais trouvé le fond de ta nécessité dernière… Il t’a fallu, l’orgueilleuse, faire la course sous le fouet, crier et demander grâce, moquée, perdue, sans asile, rejetée de ton mari. Où serais-tu si, le soir, je n’avais eu la charité de te faire voir l’in-pace qu’on te préparait dans la tour ?… C’est tard, bien tard, que tu me viens, et quand on t’a nommée la vieille… Jeune, tu ne m’as pas bien traité, moi, ton petit lutin d’alors, si empressé à te servir… À ton tour (si je veux de toi) de me servir et de baiser mes pieds.

« Tu fus mienne dès ta naissance par ta malice contenue, par ton charme diabolique. J’étais ton amant, ton mari. Le tien t’a fermé sa porte. Moi, je ne ferme pas la mienne. Je te reçois dans mes domaines, mes libres prairies, mes forêts… Qu’y gagné-je ? Est-ce que dès longtemps je ne t’ai pas à mon heure ? Ne t’ai-je pas envahie, possédée, emplie de ma flamme ? J’ai changé, remplacé ton sang. Il n’est veine de ton corps où je ne circule pas. Tu ne peux pas savoir toi-même à quel point tu es mon épouse. Mais nos noces n’ont pas eu encore toutes les formalités. J’ai des mœurs, je me fais scrupule… Soyons un pour l’éternité.

« — Messire, dans l’état où je suis, que dirais-je ? Oh ! je l’ai senti, trop bien senti, que dès longtemps vous êtes toute ma destinée. Vous m’avez malicieusement caressée, comblée, enrichie, afin de me précipiter… Hier, quand le lévrier noir mordit ma nudité, sa dent brûlait… J’ai dit : « C’est lui. » le soir, quand cette Hérodiade salit, effraya la table, quelqu’un était entremetteur pour qu’on promît mon sang… C’est vous.

« — Oui, mais c’est moi qui t’ai sauvée et qui t’ai fait venir ici. J’ai fait tout, tu l’as deviné. Je t’ai perdue, et pourquoi ? C’est que je te veux sans partage. Franchement, ton mari m’ennuyait. Tu chicanais, tu marchandais. Tout autres sont mes procédés. Tout ou rien. Voilà pourquoi je t’ai un peu travaillée, disciplinée, mise à point, mûrie pour moi… Car telle est ma délicatesse. Je ne prends pas, comme on croit, tant d’âmes sottes qui se donneraient. Je veux des âmes élues, à un certain état friand de fureur et de désespoir… Tiens, je ne peux te le cacher, telle que tu es aujourd’hui, tu me plais ; tu t’embellis fort ; tu es une âme désirable… Oh ! qu’il y a longtemps que je t’aime !… Mais aujourd’hui j’ai faim de toi…

« Je ferai grandement les choses. Je ne suis pas de ces maris qui comptent avec leur fiancée. Si tu ne voulais qu’être riche, cela serait à l’instant même. Si tu ne voulais qu’être reine, remplacer Jeanne de Navarre, quoiqu’on y tienne, on le ferait, et le roi n’y perdrait guère en orgueil, en méchanceté. Il est plus grand d’être ma femme. Mais enfin, dis ce que tu veux.

« — Messire, rien que de faire du mal.

« — Charmante, charmante réponse !… Oh ! que j’ai raison de t’aimer !… En effet, cela contient tout, toute la loi et tous les prophètes… Puisque tu as si bien choisi, il te sera, par-dessus, donné de surplus tout le reste. Tu auras tous mes secrets. Tu verras au fond de la terre. Le monde viendra à toi, et mettra l’or à tes pieds… Plus, voici le vrai diamant, mon épousée, que je te donne, la vengeance… Je te sais, friponne, je sais ton plus caché désir… Oh ! que nos cœurs s’entendent là… C’est bien là que j’aurai de toi la possession définitive. Tu verras ton ennemie agenouillée devant toi, demandant grâce et priant, heureuse si tu la tenais quitte en faisant ce qu’elle te fit. Elle pleurera… Toi, gracieuse, tu diras : Non, et la verras crier : Mort et damnation !… Alors, j’en fais mon affaire.

« — Messire, je suis votre servante… J’étais ingrate, c’est vrai. Car vous m’avez comblée toujours. Je vous appartiens, ô mon maître ! ô mon dieu ! Je n’en veux plus d’autre… Suaves sont vos délices. Votre service est très-doux. »

Là, elle tombe à quatre pattes, l’adore !… Elle lui fait d’abord l’hommage, dans les formes du Temple, qui symbolise l’abandon absolu de la volonté. Son maître, le Prince du monde, le Prince des vents, lui souffle à son tour comme un impétueux esprit. Elle reçoit à la fois les trois sacrements à rebours, baptême, prêtrise et mariage. Dans cette nouvelle Église, exactement l’envers de l’autre, toute chose doit se faire à l’envers. Soumise, patiente, elle endura la cruelle initiation[1], soutenue de ce mot : « Vengeance ! »


Bien loin que la foudre infernale l’épuisât, la fit languissante, elle se releva redoutable et les yeux étincelants. La lune, qui, chastement, s’était un moment voilée, eut peur en la revoyant. Épouvantablement gonflée de la vapeur infernale, de feu, de fureur et (chose nouvelle) de je ne sais quel désir, elle fut un moment énorme par cet excès de plénitude et d’une beauté horrible. Elle regarda tout autour… Et la nature était changée. Les arbres avaient une langue, contaient les choses passées. Les herbes étaient des simples. Telles plantes qu’hier elle foulait comme du foin, c’étaient maintenant des personnes qui causaient de médecine.

Elle s’éveilla le lendemain en grande sécurité, loin, bien loin de ses ennemis. On l’avait cherchée. On n’avait trouvé que quelques lambeaux épars de la fatale robe verte. S’était-elle, de désespoir, précipitée dans le torrent ? Avait-elle été vivante emportée par le démon ? On ne savait. Des deux façons, elle était damnée à coup sûr. Grande consolation pour la dame de ne pas l’avoir trouvée.

L’eût-on vue, on l’eût à peine reconnue, tellement elle était changée. Les yeux seuls restaient, non brillants, mais armés d’une très étrange et peu rassurante lueur. Elle-même avait peur de faire peur. Elle ne les baissait pas. Elle regardait de côté ; dans l’obliquité du rayon, elle en éludait l’effet. Brunie tout à coup, on eût dit qu’elle avait passé par la flamme. Mais ceux qui observaient mieux sentaient que cette flamme plutôt était en elle, qu’elle portait un impur et brûlant foyer. Le trait flamboyant dont Satan l’avait traversée lui restait, et, comme à travers une lampe sinistre, lançait tel reflet sauvage, pourtant d’un dangereux attrait. On reculait, mais on restait, et les sens étaient troublés.

Elle se vit à l’entrée d’un de ces trous de troglodyte, comme on en trouve d’innombrables dans certaines collines du Centre et de l’Ouest. C’étaient les Marches, alors sauvages, entre le pays de Merlin et le pays de Mélusine. Des landes à perte de vue témoignent encore des vieilles guerres et des éternels ravages, des terreurs, qui empêchaient le pays de se repeupler. Là le Diable était chez lui. Des rares habitants la plupart lui étaient fervents, dévots. Quelque attrait qu’eussent pour lui les âpres fourrés de Lorraine, les noires sapinières du Jura, les déserts salés de Burgos, ses préférences étaient peut-être pour nos Marches de l’Ouest. Ce n’était pas là seulement le berger visionnaire, la conjonction satanique de la chèvre et du chevrier, c’était une conjuration plus profonde avec la nature, une pénétration plus grande des remèdes et des poisons, des rapports mystérieux dont on n’a pas su le lien avec Tolède la savante, l’université diabolique.

L’hiver commençait. Son souffle, qui déshabillait les arbres, avait entassé les feuilles, les branchettes de bois mort. Elle trouva cela tout prêt à l’entrée du triste abri. Par un bois et une lande d’un quart de lieue, on descendait à portée de quelques villages qu’avait créés un cours d’eau. « Voilà ton royaume, lui dit la voix intérieure. Mendiante aujourd’hui, demain tu régneras dans la contrée. »




  1. Ceci s’expliquera plus tard. Il faut se garder des additions pédantesques des modernes du dix-septième siècle. Les ornements que les sots donnent à une chose si terrible font Satan à leur image.