La Sorcière/Livre I/Chapitre I

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 337-346).



I

LA MORT DES DIEUX


Certains auteurs nous assurent que, peu de temps avant la victoire du christianisme, une voix mystérieuse courait sur les rives de la mer Égée, disant : « Le grand Pan est mort. »

L’antique dieu universel de la Nature était fini. Grande joie. On se figurait que, la Nature étant morte, morte était la tentation. Troublée si longtemps de l’orage, l’âme humaine va donc reposer.

S’agissait-il simplement de la fin de l’ancien culte, de sa défaite, de l’éclipse des vieilles formes religieuses ? Point du tout. En consultant les premiers monuments chrétiens, on trouve à chaque ligne l’espoir que la Nature va disparaître, la vie s’éteindre, qu’enfin on touche à la fin du monde. C’en est fait des dieux de la vie, qui en ont si longtemps prolongé l’illusion. Tout tombe, s’écroule, s’abîme. Le Tout devient le néant : « Le grand Pan est mort ! »

Ce n’était pas une nouvelle que les dieux dussent mourir. Nombre de cultes anciens sont fondés précisément sur l’idée de la mort des dieux. Osiris meurt, Adonis meurt, il est vrai, pour ressusciter. Eschyle, sur le théâtre même, dans ces drames qu’on ne jouait que pour les fêtes des dieux, leur dénonce expressément, par la voix de Prométhée, qu’un jour ils doivent mourir. Mais comment ? vaincus, et soumis aux Titans, aux puissances antiques de la Nature.

Ici, c’est bien autre chose. Les premiers chrétiens, dans l’ensemble et dans le détail, dans le passé, dans l’avenir, maudissent la Nature elle-même. Ils la condamnent tout entière, jusqu’à voir le mal incarné, le démon dans une fleur[1]. Viennent donc, plus tôt que plus tard, les anges qui jadis abîmèrent les villes de la mer Morte. Qu’ils emportent, plient comme un voile la vaine figure du monde, qu’ils délivrent enfin les saints de cette longue tentation.

L’Évangile dit : « Le jour approche. » Les Pères disent : « Tout à l’heure. » L’écroulement de l’Empire et l’invasion des Barbares donnent espoir à saint Augustin qu’il ne subsistera de cité bientôt que la cité de Dieu.

Qu’il est pourtant dur à mourir, ce monde, et obstiné à vivre ! Il demande, comme Ézéchias, un répit, un tour de cadran. Eh bien, soit, jusqu’à l’an Mil. Mais après, pas un jour de plus.


Est-il bien sûr, comme on l’a tant répété, que les anciens dieux fussent finis, eux-mêmes ennuyés, las de vivre ! qu’ils aient, de découragement, donné presque leur démission ? que le christianisme n’ait eu qu’à souffler sur ces vaines ombres ?

On montre ces dieux dans Rome, on les montre dans le Capitole, où ils n’ont été admis que par une mort préalable, je veux dire en abdiquant ce qu’ils avaient de sève locale, en reniant leur patrie, en cessant d’être les génies représentant les nations. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait pratiqué sur eux une sévère opération, les avait énervés, pâlis. Ces grands dieux centralisés étaient devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonctionnaires de l’empire romain. Mais cette aristocratie de l’Olympe, en sa décadence, n’avait nullement entraîné la foule des dieux indigènes, la populace des dieux encore en possession de l’immensité des campagnes, des bois, des monts, des fontaines, confondus intimement avec la vie de la contrée. Ces dieux logés au cœur des chênes, dans les eaux fuyantes et profondes, ne pouvaient en être expulsés.

Et qui dit cela ? c’est l’Église. Elle se contredit rudement. Quand elle a proclamé leur mort, elle s’indigne de leur vie de siècle en siècle, par la voix menaçante de ses conciles[2], elle leur intime de mourir… Eh quoi ! ils sont donc vivants ?

« Ils sont des démons… » — Donc, ils vivent. Ne pouvant en venir à bout, on laisse le peuple innocent les habiller, les déguiser. Par la légende, il les baptise, les impose à l’Église même. Mais, du moins, sont-ils convertis ? Pas encore. On les surprend qui sournoisement subsistent en leur propre nature païenne.

Où sont-ils ? Dans le désert, sur la lande, dans la forêt ? Oui, mais surtout dans la maison. Ils se maintiennent au plus intime des habitudes domestiques. La femme les garde et les cache au ménage et au lit même. Ils ont là le meilleur du monde (mieux que le temple), le foyer.


Il n’y eut jamais de révolution si violente que celle de Théodose. Nulle trace dans l’antiquité d’une telle proscription d’aucun culte. Le Perse, adorateur du feu, dans sa pureté héroïque, peut outrager les dieux visibles, mais il les laissa subsister. Il fut très favorable aux Juifs, les protégea, les employa. La Grèce, fille de la lumière, se moqua des dieux ténébreux, des Cabires ventrus, et elle les toléra pourtant, les adopta comme ouvriers, si bien qu’elle en fit son Vulcain. Rome, dans sa majesté, accueillit, non seulement l’Étrurie, mais les dieux rustiques du vieux laboureur italien. Elle ne poursuivit les druides que comme une dangereuse résistance nationale.

Le christianisme vainqueur voulut, crut tuer l’ennemi. Il rasa l’École, par la proscription de la logique, et par l’extermination des philosophes, qui furent massacrés sous Valens. Il rasa ou vida le Temple, brisa les symboles. La légende nouvelle aurait pu être favorable à la famille, si le père n’y eût été annulé dans saint Joseph, si la mère avait été relevée comme éducatrice, comme ayant moralement enfanté Jésus. Voie féconde qui fut d’abord délaissée par l’ambition d’une haute pureté stérile.

Donc le christianisme entra au chemin solitaire où le monde allait de lui-même, le célibat, combattu en vain par les lois des Empereurs. Il se précipita sur cette pente par le monachisme.

Mais l’homme au désert fut-il seul ? Le démon lui tint compagnie, avec toutes les tentations. Il eut beau faire, il lui fallut recréer des sociétés, des cités de solitaires. On sait ces noires villes de moines qui se formèrent en Thébaïde. On sait quel esprit turbulent, sauvage, les anima, leurs descentes meurtrières dans Alexandrie. Ils se disaient troublés, poussés du démon, et ne mentaient pas.

Un vide énorme s’était fait dans le monde. Qui le remplissait ? Les chrétiens le disent : le démon, partout le démon : Ubique dæmon[3].

La Grèce, comme tous les peuples, avait eu ses énergumènes, troublés, possédés des esprits. C’est un rapport tout extérieur, une ressemblance apparente qui ne ressemble nullement. Ici, ce ne sont pas des esprits quelconques. Ce sont les noirs fils de l’abîme, idéal de perversité. On voit partout dès lors errer ces pauvres mélancoliques qui se haïssent, ont horreur d’eux-mêmes. Jugez, en effet, ce que c’est, de se sentir double, d’avoir foi en cet autre, cet hôte cruel qui va, vient, se promène en vous, vous fait errer où il veut, aux déserts, aux précipices. Maigreur, faiblesse croissantes. Et plus ce corps misérable est faible, plus le démon l’agite. La femme surtout est habitée, gonflée, soufflée de ces tyrans. Ils l’emplissent d’aura infernale, y font l’orage et la tempête, s’en jouent, au gré de leur caprice, la font pécher, la désespèrent.

Ce n’est pas nous seulement, hélas ! c’est toute la nature qui devient démoniaque. Si le diable est dans une fleur, combien plus dans la forêt sombre ! La lumière qu’on croyait si pure est pleine des enfants de la nuit. Le ciel plein d’enfer ! quel blasphème ! L’étoile divine du matin, dont la scintillation sublime a plus d’une fois éclairé Socrate, Archimède ou Platon, qu’est-elle devenue ? Un diable, le grand diable Lucifer. Le soir, c’est le diable Vénus, qui m’induit en tentation dans ses molles et douces clartés.

Je ne m’étonne pas si cette société devient terrible et furieuse. Indignée de se sentir si faible contre les démons, elle les poursuit partout, dans les temples, les autels de l’ancien culte d’abord, puis dans les martyrs païens. Plus de festins ; ils peuvent être des réunions idolâtriques. Suspecte est la famille même ; car l’habitude pourrait la réunir autour des lares antiques. Et pourquoi une famille ? L’Empire est un empire de moines.

Mais l’individu lui-même, l’homme isolé et muet, regarde le ciel encore, et dans les astres retrouve et honore ses anciens dieux. « C’est ce qui fait les famines, dit l’empereur Théodose, et tous les fléaux de l’empire. » Parole terrible qui lâche sur le païen inoffensif l’aveugle rage populaire. La loi déchaîne à l’aveugle toutes les fureurs contre la loi.

Dieux anciens, entrez au sépulcre. Dieux de l’amour, de la vie, de la lumière, éteignez-vous ! Prenez le capuche du moine. Vierges, soyez religieuses. Épouses, délaissez vos époux ; ou, si vous gardez la maison, restez pour eux de froides sœurs.

Mais tout cela, est-ce possible ? qui aura le souffle assez fort pour éteindre d’un seul coup la lampe ardente de Dieu ? Cette tentative téméraire de piété impie pourra faire des miracles étranges, monstrueux… Coupables, tremblez !

Plusieurs fois, dans le Moyen-âge, reviendra la sombre histoire de la Fiancée de Corinthe. Racontée de si bonne heure par Phlégon, l’affranchi d’Adrien, on la retrouve au douzième siècle, on la retrouve au seizième, comme le reproche profond, l’indomptable réclamation de la Nature.


« Un jeune homme d’Athènes va à Corinthe chez celui qui lui promit sa fille. Il est resté païen, et ne sait pas que la famille où il croyait entrer vient de se faire chrétienne. Il arrive fort tard. Tout est couché, hors la mère, qui lui sert le repas de l’hospitalité, et le laisse dormir. Il tombe de fatigue. À peine il sommeillait, une figure entre dans la chambre : c’est une fille, vêtue, voilée de blanc ; elle a au front un bandeau noir et or. Elle le voit. Surprise, levant se blanche main : « Suis-je donc déjà si étrangère dans la maison ?… Hélas ! pauvre recluse… Mais, j’ai honte, et je sors. Repose. — Demeure, belle jeune fille, voici Cérès, Bacchus, et, avec toi, l’Amour ! N’aie pas peur, ne sois pas si pâle ! — Ah ! loin de moi, jeune homme ! Je n’appartiens plus à la joie. Par un vœu de ma mère malade, la jeunesse et la vie sont liées pour toujours. Les dieux ont fui. Et les seuls sacrifices sont des victimes humaines. — Eh quoi ! ce serait toi ? toi, ma chère fiancée, qui me fus donnée dès l’enfance ? Le serment de nos pères nous lia pour toujours sous la bénédiction du ciel. Ô vierge ! sois à moi ! — Non, ami, non, pas moi. Tu auras ma jeune sœur. Si je gémis dans ma froide prison, toi, dans ses bras, pense à moi, à moi qui me consume et ne pense qu’à toi, et que la terre va recouvrir. — Non, j’en atteste cette flamme ; c’est le flambeau d’hymen. Tu viendras avec moi chez mon père. Reste, ma bien-aimée. » — Pour don de noces, il offre une coupe d’or. Elle lui donne sa chaîne, mais préfère à la coupe une boucle de ses cheveux.

« C’est l’heure des esprits ; elle boit, de sa lèvre pâle, le sombre vin couleur de sang. Il boit avidement après elle. Il invoque l’Amour. Elle, son pauvre cœur s’en mourait, et elle résistait pourtant. Mais il se désespère, et tombe en pleurant sur le lit. — Alors, se jetant près de lui : « Ah ! que la douleur me fait mal ! Mais, si tu me touchais, quel effroi ! Blanche comme la neige, froide comme la glace, hélas ! telle est ta fiancée. — Je te réchaufferai ; viens à moi ! quand tu sortirais du tombeau… » Soupirs, baisers, s’échangent. « Ne sens-tu pas comme je brûle ? » — L’amour les étreint et les lie. Les larmes se mêlent au plaisir. Elle boit, altérée, le feu de sa bouche ; le sang figé s’embrase de la rage amoureuse, mais le cœur ne bat pas au sein.

« Cependant la mère était là, écoutait. Doux serments, cris de plainte et de volupté. — « Chut ! c’est le chant du coq ! À demain, dans la nuit ! » Puis, adieu, baisers sur baisers !

« La mère entre indignée. Que voit-elle ? Sa fille. Il la cachait, l’enveloppait. Mais elle se dégage, et grandit du lit à la voûte : « Ô mère ! mère ! vous m’enviez donc ma belle nuit, vous me chassez de ce lieu tiède. N’était-ce pas assez de m’avoir roulée dans le linceul, et sitôt portée au tombeau ? Mais une force a levé la pierre. Vos prêtres eurent beau bourdonner sur la fosse. Que font le sel et l’eau, où brûle la jeunesse ? La terre ne glace pas l’amour !… Vous promîtes ; je viens redemander mon bien…

« Las ! ami, il faut que tu meures. Tu languirais, tu sécherais ici. J’ai tes cheveux ; ils seront blancs demain[4]… Mère, une dernière prière ! Ouvrez mon noir cachot, élevez un bûcher, et que l’amante ait le repos des flammes. Jaillisse l’étincelle et rougisse la cendre ! Nous irons à nos anciens dieux. »




  1. Conf. de S. Cyprien, ap. Muratori, Script. it., I, 293, 545. — A. Maury, Magie, 435.
  2. V. Mansi, Baluze ; Conc. d’Arles, 442 ; de Tours, 567 ; de Leptines, 743 ; les Capitulaires, etc. Gerson même, vers 1400.
  3. Voy. les Vies des Pères du désert, et les auteurs cités par A. Maury, Magie, 317. Au quatrième siècle, les Messaliens, se croyant pleins de démons, se mouchaient et crachaient sans cesse, faisaient d’incroyables efforts pour les expectorer.
  4. Ici, j’ai supprimé un mot choquant. Gœthe, si noble dans la forme, ne l’est pas autant d’esprit. Il gâte la merveilleuse histoire, souille le grec d’une horrible idée slave. Au moment où on pleure, il fait de la fille un vampire. Elle vient, parce qu’elle a soif de sang, pour sucer le sang de son cœur. Et il lui fait dire froidement cette chose impie et immonde : « Lui fini, je passerai à d’autres ; la jeune race succombera à ma fureur. »

    Le moyen âge habille grotesquement cette tradition pour nous faire peur du diable Vénus. Sa statue reçoit d’un jeune homme une bague qu’il lui met imprudemment au doigt. Elle la serre, la garde comme fiancée, et, la nuit, vient dans son lit en réclamer les droits. Pour le débarrasser de l’infernale épouse, il faut un exorcisme. — Même histoire dans les fabliaux, mais appliquée sottement à la Vierge. — Luther reprend l’histoire antique, si ma mémoire ne me trompe, dans ses Propos de table, mais fort grossièrement, en faisant sentir le cadavre. — L’Espagnol Del Rio la transporte de Grèce en Brabant. La fiancée meurt peu avant ses noces. On sonne les cloches des morts. Le fiancé désespéré errait dans la campagne. Il entend une plainte. C’est elle-même qui erre sur la bruyère… « Ne vois-tu pas, dit-elle, celui qui me conduit ? — Non. » Mais il la saisit, l’enlève, la porte chez lui. Là, l’histoire risquait fort de devenir trop tendre et trop touchante. Ce dur inquisiteur, Del Rio, en coupe le fil. « Le voile levé, dit-il, on trouva une bûche vêtue de la peau d’un cadavre. » — Le juge le Loyer, quoique si peu sensible, nous restitue pourtant l’histoire primitive.

    Après lui, c’est fait de tous ces tristes narrateurs. L’histoire est inutile. Car notre temps commence, et la Fiancée a vaincu. La Nature enterrée revient, non plus furtivement, mais maîtresse de la maison.