La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/21

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 148-160).
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XXI


Quand nous déménageâmes à Moscou, ce monsieur, il se nommait Troukhatchevsky, vint chez moi. C’était un matin, je le reçus. Dans le temps, nous nous tutoyions. Il essaya par des phrases mitoyennes, entre « toi » et « vous », de réintégrer le « toi ». Mais, avec décision, je donnai le ton en vous et tout de suite il se soumit. Il me déplut à l’extrême. Du premier regard, je compris que c’était un sale débauché. Je fus jaloux de lui avant même qu’il eût vu ma femme. Mais, chose étrange, une force occulte, fatale, me contraignait à ne pas le repousser, à ne pas l’éloigner, mais au contraire à le laisser approcher. Qu’est-ce qui eut été plus simple que de s’entretenir quelques minutes avec lui, de le congédier froidement, sans le présenter à ma femme ? Mais non, comme exprès, je mis la conversation sur son jeu de violoniste ; et il répondit que, contrairement de ce que j’avais entendu dire, il jouait maintenant du violon plus qu’auparavant. Il se rappelait que jadis je jouais. Je répondis que j’avais abandonné la musique, mais que ma femme jouait fort bien.

Chose singulière ! Pourquoi, dans les événements importants de notre vie, dans ceux où le sort d’un homme se décide, comme il s’est décidé en ce moment pour moi, pourquoi dans ces événements n’y a-t-il ni passé ni futur ? Mes relations avec Troukhatchevsky le premier jour, à la première heure, furent telles qu’elles auraient pu être après tout ce qui est arrivé. J’avais la conscience d’un effroyable malheur devant se passer à cause de cet homme, et malgré cela je ne pouvais pas ne pas être aimable avec lui. Je le présentai à ma femme. Elle en fut joyeuse. Au commencement, je suppose, pour le plaisir de jouer du violon, ce qu’elle adorait. Elle louait même pour cela un violoniste de théâtre. Mais quand elle jeta un regard sur moi elle comprit mon sentiment et dissimula son impression. Alors commencèrent les jeux et les tromperies mutuelles. Je souriais agréablement, faisant mine que tout cela me plaisait extrêmement. Lui, regardant ma femme comme tous les débauchés regardent de belles femmes, en ayant l’air de s’intéresser seulement au sujet de la conversation, c’est-à-dire à ce qui ne l’intéressait pas du tout.

Elle cherchait à paraître indifférente ; mais son expression, mon jaloux ou faux sourire qu’elle connaissait si bien, et le regard voluptueux du musicien l’excitaient évidemment. Je vis qu’après la première entrevue, déjà, ses yeux brillaient, brillaient étrangement, et que, grâce à ma jalousie, entre lui et elle se constituait immédiatement cette espèce de courant électrique que provoque l’identité de l’expression du sourire et du regard.

Nous parlâmes, à la première entrevue, de musique, de Paris, de toutes sortes de futilités. Il se leva pour s’en aller ; le chapeau sur sa hanche dandinante, il se tint debout, regardant tantôt elle, tantôt moi, comme s’il attendait ce qu’elle ferait. Je me rappelle cette minute, précisément parce que je pouvais ne pas l’inviter. Je pouvais ne pas l’inviter et rien ne serait arrivé. Mais je jetai un regard sur lui, sur elle : « Ne t’avise pas de croire que je puisse être jaloux de toi ! » pensai-je en m’adressant mentalement à elle. Et j’invitai l’autre d’apporter le même soir son violon et de jouer avec ma femme. Elle leva les yeux sur moi avec étonnement, sa figure s’empourpra, comme si elle était saisie d’une soudaine frayeur. Elle commença par se récuser disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce refus m’excita davantage. Je me souviens du sentiment étrange avec lequel je regardais sa nuque à lui, son cou blanc, en contraste avec ses cheveux noirs séparés par une raie, quand, avec sa démarche sautillante comme celle d’un oiseau, il sortit de chez moi. Je ne pouvais pas ne pas m’avouer à moi-même que la présence de cet homme me faisait souffrir. « Il dépend de moi, pensai-je, de m’arranger de façon à ne plus jamais le revoir, mais est-ce que moi, moi, je le crains ? Non, je ne le crains pas, ce serait trop humiliant. »

Et là même, dans l’antichambre, sachant que ma femme m’entendait, j’insistai pour que, le soir même, il vînt avec son violon ! Il me le promit, il partit. Le soir il arriva avec le violon et ils jouèrent ensemble ; mais pendant longtemps le jeu marcha mal, nous n’avions pas la musique nécessaire, et celle que nous avions, ma femme ne pouvait la jouer sans préparation. Je m’amusai de leur jeu, je les aidai, je fis des propositions, et ils finirent par exécuter quelques morceaux : des chansons sans paroles, une petite sonate de Mozart. Il jouait d’une manière merveilleuse, il avait ce qu’on appelle le ton énergique et tendre ; quant aux difficultés, elles n’existaient pas pour lui. À peine se mit-il à jouer que sa figure changea. Il devint sérieux, et beaucoup plus sympathique. Il était, cela va sans dire, beaucoup plus fort que ma femme, il l’aidait, il la conseillait simplement, naturellement, et en même temps louait son jeu avec courtoisie. Ma femme paraissait intéressée seulement à la musique, elle était très simple et agréable. Pendant toute la soirée, je feignis, non seulement pour les autres, mais pour moi-même, d’être intéressé seulement à la musique. Au fond, sans cesse j’étais torturé par la jalousie. Dès la première minute que les yeux du musicien se rencontrèrent avec ceux de ma femme, je vis qu’il ne la regardait pas comme une femme désagréable avec laquelle, à l’occasion, il serait déplaisant d’entrer en relations intimes.

Si j’eusse été pur, je n’aurais pas songé à ce qu’il pouvait penser d’elle ; mais je regardais aussi les femmes et voilà pourquoi je le comprenais et j’en étais au supplice. J’étais au supplice surtout de ce que j’étais sûr qu’envers moi elle n’avait d’autre sentiment qu’une irritation perpétuelle, qui s’interrompait parfois dans la sensualité coutumière, et que cet homme, grâce à son élégance extérieure et à sa nouveauté, et surtout grâce à son talent, indubitablement remarquable, grâce au rapprochement qui se fait sous l’empire de la musique, grâce à l’impression que produit la musique sur les natures nerveuses, que cet homme devait non seulement plaire, mais immanquablement, sans aucune difficulté, devait la subjuguer, la vaincre et en faire ce qu’il voudrait.

Je ne pouvais pas ne pas voir cela, je ne pouvais pas ne pas souffrir ni m’empêcher d’être jaloux. Et j’étais jaloux et je souffrais, et malgré cela — et peut-être même à cause de cela — une force inconnue, malgré ma volonté, me poussait à être non seulement poli, mais plus que poli, aimable. Je ne saurais dire si je le faisais pour ma femme, pour lui montrer que je ne le craignais pas, ou pour moi, pour me tromper ; mais dès mes premières relations avec lui, je ne pouvais être à mon aise. J’étais obligé, pour ne pas céder au désir de le tuer immédiatement, de le « caresser ». Je lui versais à boire à table, je m’enthousiasmais à son jeu, avec un sourire extrêmement aimable je lui parlais, — et même je l’invitai pour le dimanche prochain à dîner et à faire de la musique. Je lui dis que j’inviterais quelques-unes de mes connaissances, amateurs de son art, pour l’entendre.

Deux ou trois jours plus tard, je rentrais chez moi en causant avec un ami, lorsque, dans l’antichambre, je sentis subitement que quelque chose de lourd comme une pierre s’appesantissait sur mon cœur, et je ne pus me rendre compte de ce que c’était. Et c’était ceci, en passant par l’antichambre, j’avais remarqué quelque chose qui me le rappelait. Seulement, en rentrant dans mon cabinet, je m’avisai de ce que c’était et je revins dans l’antichambre pour vérifier ma conjecture. Oui, je ne me trompais pas, c’était son paletot (tout ce qui se rapportait à lui, sans m’en rendre compte, je l’avais observé avec une attention extraordinaire). J’interrogeai le domestique. C’était cela. Il était venu. Je passais près du salon, à travers la chambre d’étude de mes enfants. Lise, ma fille, était assise devant un livre, et la vieille bonne, avec ma dernière née, se tenait auprès de la table en faisant tourner un couvercle de je ne sais plus quoi. Au salon, j’entendais un arpège lent, et sa voix à lui, assourdie, et une dénégation d’elle. Elle disait : « Non, non, il y a autre chose ! » Et il m’apparaissait que quelqu’un, exprès, assourdissait, à l’aide du piano, les paroles. Mon Dieu ! ce qui me monta du cœur ! Ce que je m’imaginai ! Quand je me souviens de la bête qui vivait en moi dans ce moment, l’effroi me saisit. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis recommença à battre comme un marteau. Le sentiment principal, comme dans chaque sentiment mauvais, c’était la pitié pour moi-même. « Devant les enfants, devant la vieille bonne, pensais-je, elle me déshonore. Je m’en irai, je n’en peux plus. Dieu sait ce que je ferais si… Mais je ne puis passer sans entrer. »

La vieille bonne leva les yeux sur moi comme si elle me comprenait et me conseillait de bien surveiller. « Je ne puis pas ne pas entrer, » me dis-je. Et sans savoir ce que je faisais, j’ouvris la porte. Il était assis devant le piano et faisait des arpèges avec ses longs doigts blancs recourbés ; elle se tenait debout, dans l’angle du piano à queue, devant la partition ouverte. Elle me vit ou m’entendit la première et leva les yeux sur moi. Fut-elle saisie, fit-elle mine de ne pas avoir peur, ou ne fut-elle pas effrayée du tout ? En tout cas elle ne tressaillit pas, elle ne bougea pas. Elle rougit, mais un peu plus tard seulement.

— « Que je suis contente que tu sois venu ! Nous n’avons pas convenu ce que nous jouerions dimanche, » dit-elle d’un ton qu’elle n’eût pas eu si elle avait été seule avec moi.

Ce ton, et de ce qu’elle disait « nous » en parlant d’elle et de lui, me révolta. Je le saluai silencieusement. Il me serra la main tout de suite avec un sourire qui me parut moqueur. Il m’expliqua qu’il avait apporté des partitions pour se préparer au concert de dimanche, et qu’ils étaient en désaccord sur la pièce à choisir : des choses difficiles, classiques, notamment une sonate de Beethoven, ou des morceaux légers ? Et en parlant il me regardait. Tout cela était si naturel, si simple, qu’il n’y avait pas moyen de rien y trouver à redire. Et en même temps je voyais, j’étais sûr que c’était faux, qu’ils s’entendaient pour me tromper.

Une des situations les plus torturantes pour les jaloux (et dans notre vie sociale tout le monde est jaloux) sont ces conditions sociales où il est admis une intimité très grande et dangereuse entre un homme et une femme sous certains prétextes. Il faut se faire la risée de tout le monde si l’on veut empêcher les rapprochements au bal, l’intimité des médecins avec leurs malades, la familiarité d’occupations d’art — et surtout de musique. Pour que les gens s’occupent ensemble de l’art le plus noble, la musique, il faut une certaine intimité où l’on ne peut rien voir de blâmable ; seul un sot jaloux de mari peut y trouver à redire. Un mari ne doit pas avoir de pensées pareilles et surtout ne doit pas fourrer son nez dans ces affaires ni les empêcher. Et pourtant chacun sait que grâce précisément à ces occupations, surtout à la musique, se nouent un grand nombre d’adultères dans notre société.

Je les avais évidemment embarrassés, parce que pendant assez longtemps je n’avais rien pu dire. J’étais comme une bouteille renversée dont l’eau ne coule pas, parce qu’elle est trop pleine. Je voulais injurier l’homme, le chasser, mais je ne pus rien faire. Au contraire, je sentais que je les troublais, et que c’était ma faute. Je fis mine d’approuver tout, cette fois encore, grâce à ce sentiment étrange qui me forçait de le traiter d’autant plus aimablement que sa présence m’était plus pénible. Je dis que je me rapportais à ses goûts et je conseillai à ma femme d’en faire autant. Il resta juste autant qu’il fallait pour effacer l’impression fâcheuse de ma brusque entrée avec une figure épouvantée. Il s’en alla, ayant l’air satisfait des résolutions prises. Quant à moi, j’étais parfaitement sûr qu’en comparaison de ce qui les préoccupait la question de musique leur était indifférente. Je l’accompagnai avec une courtoisie particulière jusqu’à l’antichambre (comment ne pas accompagner un homme qui est arrivé pour troubler votre tranquillité et perdre le bonheur d’une famille entière ?) et je serrai cette main blanche et molle avec une vive amabilité.