La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/20

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 140-147).
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XX


Pour que vous me compreniez, il faut que je vous raconte comment c’est arrivé. Nous vivons, tout paraît bien. Brusquement nous nous mettons à causer de l’éducation des enfants. Je ne me rappelle pas quelles paroles nous avons prononcées, moi ou elle ; mais une discussion débute, des reproches, des sautes d’un sujet à l’autre : « Oui, je le sais depuis longtemps, c’est toujours ainsi… Tu as dit que… — Non, je ne l’ai pas dit… — Alors, je mens ?… » etc…

Et je sens que la crise épouvantable approche où je voudrais la tuer ou me tuer moi-même. Je sais qu’elle approche, j’en ai peur comme du feu, je voudrais me contenir. Mais la rage envahit tout mon être. Ma femme se trouve dans le même état, pis peut-être ; elle comprend qu’elle déforme chacun de mes mots à dessein, et chacun de ses mots à elle est imbibé de venin. Tout ce qui m’est cher, elle le ravale et le profane. Plus la querelle va, plus la fureur monte. Je crie : « Tais-toi ! » ou quelque chose de semblable. Elle bondit hors de la chambre, elle court auprès des enfants. Je cherche à la retenir pour finir mes injures, je la saisis par le bras, et je lui fais mal. Elle crie : « Enfants, votre père me bat ! » Je crie : « Ne mens pas ! » Elle continue à articuler des mensonges dans le simple but de m’irriter davantage ! « Ah ! ce n’est pas la première fois ! » ou quelque chose dans ce genre. Les enfants s’élancent vers elle et la tranquillisent, je dis : « Ne feins pas ! » Elle dit : « Tout est feinte pour toi ! Tu tuerais quelqu’un et tu dirais qu’il feint ! Maintenant je t’ai compris, c’est là ce que tu veux. — Oh ! si tu crevais ! » criai-je.

Je me souviens combien cette terrible phrase m’épouvanta. Jamais je n’avais pensé que je pourrais prononcer des paroles aussi brutales, aussi effroyables, et je fus stupéfait de ce qui venait de m’échapper. Je m’enfuis dans mon cabinet, je m’assieds et je fume. J’entends qu’elle sort dans l’antichambre et s’apprête à partir. Je lui demande : « Où vas-tu ? » Elle ne répond pas. « Et bien ! que le diable l’emporte ! » me dis-je à moi-même en revenant dans mon cabinet où je me recouche et fume derechef. Des milliers de plans de vengeance, de moyens de me débarrasser d’elle, et comment arranger cela et faire comme si rien n’était arrivé. Tout cela me passe par la tête. Je pense à ces choses et je fume, je fume, je fume. Je songe à la fuir, à m’échapper, à m’en aller en Amérique. J’arrive jusqu’à rêver combien, après m’être débarrassé d’elle, ce sera beau, combien j’aimerai une autre femme, toute différente d’elle. J’en serai débarrassé si elle meurt, ou si je divorce, et je pense comment combiner cela. Je vois que je m’embrouille, mais, pour ne plus voir que je ne pense pas ce qu’il faut, je fume encore.

Et la vie de la maison va toujours. L’institutrice des enfants vient et demande : Où est Madame ? Quand rentrera-t-elle ? Les domestiques demandent s’il faut servir le thé. J’entre dans la salle à manger ; les enfants, Lise, l’aînée, me regardent avec épouvante, comme pour m’interroger. Et elle ne vient pas ! Toute la soirée se passe. Et toujours elle ne vient pas ! Deux sentiments se remplacent dans mon âme alternativement : la haine envers elle, puisqu’elle nous torture, moi et les enfants, par son absence, qui finira tout de même par sa rentrée, et la crainte qu’elle rentrera et commettra quelque tentative sur elle-même. Mais où la chercher ? Chez sa sœur ? Ça a l’air bête d’aller demander où est sa femme. D’ailleurs, que Dieu la garde ! Si elle veut tourmenter, qu’elle se tourmente d’abord elle-même. Et si elle n’est pas chez sa sœur ? Si elle va faire ou si elle a déjà fait quelque chose ?

Onze heures, minuit, une heure…, je ne dors pas ! Je ne vais pas dans la chambre à coucher. C’est bête d’être étendu tout seul et d’attendre. Mais dans mon cabinet je ne repose pas. Je cherche à m’occuper, écrire des lettres, lire. Impossible. Je suis seul, torturé, méchant, et j’écoute. Vers l’aube, je m’endors. Je me réveille : elle n’est pas revenue. Tout dans la maison va comme auparavant, et tous me regardent étonnés, interrogativement. Les enfants m’observent avec reproche. Et toujours le même sentiment d’inquiétude pour elle, et de haine à cause de cette inquiétude.

Vers onze heures du matin arrive sa sœur, son ambassadrice. Alors commencent les phrases habituelles : « Elle est dans un état terrible ! — Qu’est-ce donc ? — Mais rien n’est arrivé ! » Je parle des aspérités de son caractère et j’ajoute que je n’ai rien fait et que je ne ferai pas le premier pas. Si elle veut le divorce, tant mieux ! La belle-sœur n’admet pas cette idée et s’en va sans avoir rien obtenu. Je m’opiniâtre et je dis bravement, avec décision, en lui parlant, que je ne ferai pas le premier pas. Aussitôt qu’elle est partie, je vais dans l’autre pièce et j’aperçois les enfants, épouvantés, pitoyables…, et me voilà déjà enclin à le faire, ce premier pas. Mais je suis lié par ma parole. De nouveau je me promène de long en large, je fume. Au déjeuner, je bois de l’eau-de-vie et du vin, et j’arrive à ce que je désire inconsciemment : ne plus voir la sottise, l’ignominie de ma situation.

Vers trois heures elle arrive. Je crois qu’elle s’est apaisée ou se reconnaît vaincue. Je commence à lui dire que j’ai été provoqué par ses reproches. Elle me répond, avec la même figure sévère et terriblement abattue, qu’elle n’est pas venue pour des explications, mais pour prendre les enfants, que nous ne pouvons pas vivre ensemble. Je lui réponds que ce n’est pas ma faute, qu’elle m’a mis hors de moi. Elle me regarde d’un air sévère et solennel et dit : « Ne dis plus rien, tu t’en repentirais ! » Je dis que je ne puis tolérer les comédies. Alors elle crie quelque chose que je ne comprends pas et s’élance vers sa chambre. La clef grince, elle s’enferme. Je pousse la porte ; pas de réponse. Furieux, je m’en vais.

Une demi-heure après, Lise arrive en courant et tout en larmes : « Quoi ? Est-il arrivé quelque chose ? — On n’entend pas maman ! » Nous allons vers la porte de ma femme. Je pousse la porte de toutes mes forces. Le verrou est mal tiré, les battants s’ouvrent. En jupon, avec de hautes bottines, ma femme est couchée gauchement sur le lit. Sur la table, une fiole vide d’opium. Nous la rappelons à la vie. Des larmes, et puis la réconciliation. Pas la réconciliation : dans son for intérieur, chacun garde sa haine contre l’autre ; mais il faut bien pour l’instant finir la scène d’une façon quelconque, et la vie recommence comme auparavant. Ces scènes-là, et mêmes pires, arrivaient tantôt une fois par semaine, tantôt chaque mois, tantôt chaque jour. Et invariablement les mêmes incidents ! Une fois, je fus absolument résolu à m’enfuir, mais par une faiblesse inconcevable je restai.

Voilà dans quelles circonstances nous vivions lorsque l’homme survint. L’homme était mauvais, c’est vrai, mais quoi ! pas pire que nous.