La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/16

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 106-118).
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XVI


Les enfants vinrent rapidement l’un après l’autre, et il arriva ce qui arrive dans notre monde avec les enfants et les médecins. Oui, les enfants, l’amour maternel, c’est une chose pénible ! Les enfants, pour une femme de notre société, ne sont pas une joie, un orgueil, ni un accomplissement de sa vocation, c’est la peur, l’inquiétude, une souffrance interminable, un supplice. Les femmes le disent, elles le pensent et le sentent ainsi. Les enfants pour elles sont vraiment une torture, non parce qu’elles ne veulent pas accoucher, nourrir et soigner (les femmes avec un fort instinct maternel, de la catégorie desquelles était la mienne, sont prêtes à cela), mais parce que les enfants peuvent devenir malades et mourir. Elles ne veulent pas accoucher pour ne pas aimer, et quand elles aiment elles ne veulent pas avoir peur pour la santé et la vie de l’enfant. C’est la cause pour laquelle elles ne veulent pas nourrir. « Si je le nourris, disent-elles, je l’aimerai trop. » On dirait qu’elles auraient préféré des enfants en caoutchouc qui ne pourraient ni être malades, ni mourir, et qu’on pourrait toujours réparer. Quel enchevêtrement dans la tête de ces pauvres femmes ! Pourquoi des abominations pour ne pas être enceinte, pour éviter d’aimer les petits ?

L’amour, l’état d’âme le plus joyeux, est représenté comme un péril. Et pourquoi ? Parce que, quand un homme ne vit pas en homme, il est pire qu’une bête. Une femme ne peut pas envisager un enfant autrement que comme un plaisir. Il est vrai qu’il est douloureux d’accoucher, mais quelles menottes !… Oh ! les menottes, oh ! les petits pieds, oh ! son sourire, oh ! son petit corps, oh ! son gazouillement, oh ! son hoquet ! En un mot, c’est un sentiment de maternité animale, sensuelle. Mais d’idée sur la signification mystérieuse de l’apparition d’un nouvel être humain qui nous remplacera, il n’en est guère.

Il n’y a rien de tout ce qu’on dit et fait : au baptême de l’enfant, personne n’y croit plus, et cependant ce n’était pas autre chose qu’un rappel sur la signification humaine du nouveau-né.

On a rejeté tout cela, mais on ne l’a pas remplacé et il ne reste que des robes, des dentelles, des menottes, des petits pieds, il ne reste que ce qui existe chez l’animal. Mais l’animal n’a ni imagination, ni prévision, ni raison, pas de médecin — oui, encore le médecin ! — chez la poule, la vache, le poussin laisse tomber sa tête, accablé, le veau meurt, la poule glousse et la vache beugle quelque temps, puis ces bêtes continuent de vivre, oublieuses. Chez nous, si l’enfant tombe malade, que faire, où le soigner, quel docteur appeler, où aller ? S’il meurt, il n’y aura plus ni menottes, ni petits pieds, et alors à quoi bon les souffrances endurées ? La vache ne demande pas tout cela, et voilà pourquoi les enfants sont une misère. La vache n’a pas d’imagination, et c’est pourquoi elle ne peut penser comment elle aurait pu sauver l’enfant, si elle avait fait ceci ou cela, et son chagrin, qui se fond dans son être physique, ne dure qu’un temps très court, n’est qu’un état et non pas cette douleur qu’on exagère, grâce à l’oisiveté et à la satiété, jusqu’au désespoir. Elle n’a pas ce raisonnement grâce auquel on demande le pourquoi : « Pourquoi supporter toutes ces tortures, pourquoi tant d’amour si les petits doivent mourir ? » Elle n’a pas de logique qui lui dicte de ne plus avoir d’enfant, et que si par surprise on en a, il ne faut ni les aimer ni les nourrir, pour ne pas souffrir. Et nos femmes raisonnent — et raisonnent ainsi — et voilà pourquoi j’ai dit que quand un homme ne vit pas en homme, il est au-dessous de l’animal.

— Mais alors, comment faut-il faire, d’après vous, pour traiter les enfants humainement ? demandai-je.

— Comment ! mais les aimer en homme.

— Eh bien ! est-ce que les mères n’aiment pas leurs enfants ?

— Elles ne les aiment pas humainement !… ou presque jamais ! Et voilà pourquoi elles ne les aiment pas même comme des chiens. Notez ceci, une poule, une oie, une louve resteront toujours, pour la femme, des idéals inaccessibles d’amour animal. Il est rare qu’une femme se jette, au péril de ses jours, sur un éléphant pour lui reprendre son enfant, tandis qu’une poule, un moineau ne manqueront pas de se jeter sur un chien et se donneront tout entiers pour leurs enfants. Observez encore ceci. La femme a le pouvoir de limiter son amour physique pour ses enfants, ce qu’un animal ne peut faire. Cela veut-il dire que grâce à cela la femme est inférieure à l’animal ? Non, elle est supérieure (et même dire supérieure est injuste, elle n’est pas supérieure, elle est autre), mais elle a d’autres devoirs, des devoirs humains, elle peut se contenir devant l’amour animal et transporter cet amour sur l’âme de l’enfant. Voilà qui serait le rôle de la femme, et c’est justement ce qu’on ne voit pas dans notre monde. Nous lisons les actes héroïques des mères qui sacrifièrent leurs enfants au nom d’une idée supérieure, et ce nous semble des contes du monde antique qui ne nous regardent pas. Et pourtant je crois que si la mère n’a pas quelque idéal au nom duquel elle puisse sacrifier le sentiment animal, si cette force ne trouve pas d’emploi, elle la transportera sur des essais chimériques pour conserver physiquement son enfant, aidée dans cette tâche par le médecin, et elle pâtira, et elle souffrira comme elle souffre.

Il en fut ainsi de ma femme. Que ce fût un seul ou cinq enfants, le sentiment resta le même. Plutôt fut-ce un peu mieux quand il y en eut cinq. La vie était toujours empoisonnée de la peur pour les enfants, non seulement par leurs maladies réelles ou imaginaires, mais même par leur simple présence. Moi du moins, pendant toute la durée de ma vie conjugale, tous mes intérêts et tout mon bonheur dépendirent de la santé de mes enfants, de leur état, de leurs études. Les enfants, il n’y a pas à dire, c’est chose grave — mais tous doivent vivre, et, en notre temps, les parents ne peuvent plus vivre. La vie régulière n’existe pas pour eux : toute la vie de famille est suspendue à un cheveu. Quelle chose terrible que de recevoir subitement la nouvelle que le petit Basile vomit ou que Lise a fait ses besoins avec un peu de sang ! Immédiatement, vous abandonnez tout, vous oubliez tout, tout n’est rien… Ce qui est essentiel, c’est le médecin, le lavement, la température… Vous ne pouvez entamer une causerie sans que le petit Pierre n’accoure d’un air soucieux demandant si on peut manger une pomme ou quelle camisole il faut mettre, ou bien c’est la bonne qui entre avec un bébé hurlant.

La vie de famille régulière, ferme, n’existe pas. Comment, où vous vivez, et par conséquent ce que vous faites, tout dépend de la santé des petits, et la santé des petits ne dépend de personne, et grâce aux médecins qui prétendent aider la santé, toute votre vie est troublée. C’est un péril perpétuel. À peine en croit-on sortir qu’un nouveau danger arrive : encore des sauvetages. Toujours la situation de marins sur un navire qui sombre. Parfois il m’a paru que cela se faisait exprès, que ma femme feignait de s’inquiéter pour me vaincre, puisque cela résolvait si simplement la question à son profit. Il me semblait que tout ce qu’elle faisait en ces moments, elle le disait pour moi, mais à présent je vois qu’elle-même, ma femme, souffrait, était au supplice pour les petits, leur santé, leurs malaises.

Supplice pour tous deux, mais pour elle les enfants étaient aussi un moyen de s’oublier comme en une ivresse. J’ai remarqué souvent lorsqu’elle était très triste, qu’elle était soulagée quand un enfant tombait malade, de pouvoir se réfugier dans cette ivresse. C’était ivresse involontaire, parce qu’il n’y avait pas encore autre chose. De tous côtés, on entendait que Mme une telle avait perdu des enfants, que chez Mme une telle le Dr un tel avait sauvé un enfant, et que dans telle autre famille tout le monde avait déménagé à l’hôtel et par là sauvé les petits. Et les médecins, d’un air grave, confirmaient cela, soutenaient ma femme dans ses opinions. Elle aurait bien voulu ne pas avoir peur, mais le médecin lâchait telle parole comme corruption du sang, scarlatine, ou bien — que Dieu nous garde — diphtérie, et la voilà partie.

C’était impossible autrement : les femmes avaient, dans le vieux temps, cette croyance que « Dieu a donné, Dieu a repris, » que l’âme du petit ange va au Ciel, qu’il vaut mieux mourir innocent que de mourir dans le péché. Si les femmes d’aujourd’hui avaient quelque chose de semblable à cette foi, elles pourraient supporter plus paisiblement la maladie des enfants — mais de tout cela il ne reste pas même de trace. Et cependant il faut croire à quelque chose, aussi croient-elles ineptement à la médecine et pas même à la médecine, mais au médecin. L’une croit en X, l’autre en Z, et, comme toutes les croyantes, elles ne voient pas l’idiotisme de leurs croyances. Elles croient quia absurdum, parce qu’en réalité si elles ne croyaient d’une façon stupide, elles verraient la vanité de tout ce que leur prescrivent ces brigands. La scarlatine est une maladie contagieuse ; alors, quand on vit dans une grande ville, la moitié de la famille doit déménager dans un hôtel (nous l’avons fait deux fois), et cependant tout homme en ville est un centre où passent une quantité innombrable de diamètres qui portent des fils de toutes sortes de contagions. Il n’y a pas un obstacle : le boulanger, le tailleur, le cocher, les blanchisseuses, tout concourt à la propagation. Et je prends sur moi, pour chaque homme qui a déménagé pour cause de contagion, de lui trouver dans son nouveau logis une autre contagion semblable, si ce n’est la même.

Mais ce n’est pas tout. Chacun connaît des gens riches qui, après une diphtérie, détruisent tout dans leurs demeures et qui, dans des maisons nouvellement construites et meublées, tombent malades. Chacun connaît également quantité d’hommes en contact avec des malades et qui ne s’infectent pas. C’est par les racontars que naissent nos inquiétudes. L’une dit qu’elle a un excellent médecin. « Pardon, répond l’autre, il a tué tel ou tel. » Et vice versa. Amenez-lui-en un autre qui n’en sait pas davantage, qui a appris dans les mêmes livres, qui soigne d’après les mêmes formules, mais qui va en voiture et demande cent roubles par visite : elle le croira.

Tout est dans le fait que nos femmes sont sauvages. Elles n’ont pas la croyance en Dieu, et voilà que les unes croient au mauvais œil, et les autres au médecin qui demande cher pour ses visites. Si elles avaient la foi, elles sauraient que les scarlatines, etc., ne sont pas si terribles, puisqu’elles ne peuvent pas troubler ce que l’homme peut et doit aimer : l’âme. Il n’en peut résulter que ce que personne de nous ne peut éviter, la maladie et la mort. Sans la foi en Dieu, elles n’aiment que physiquement, et toute leur énergie est concentrée à conserver la vie, qu’on ne peut pas conserver, et que les médecins promettent de sauver aux sots et aux sottes. Et dès lors il n’y a rien à faire : il faut les appeler.

Ainsi la présence des enfants, non seulement n’améliorait pas nos relations de femme et de mari, mais au contraire nous désunissait. Les enfants devenaient un motif supplémentaire de dispute, et plus ils grandissaient, plus ils devenaient un instrument de lutte : on eût dit que nous nous en servions comme d’armes pour nous combattre. Chacun de nous avait son favori : moi je me servais du petit Basile (l’aîné), elle de Lise. En outre, quand les enfants furent à l’âge où le caractère se définit, il est arrivé qu’ils devenaient des alliés que nous attirions chacun de notre côté. Ils souffraient honorablement de cela, les pauvres, mais nous, dans nos perpétuels traças, nous n’avions pas la tête assez libre pour songer à eux. La fillette était ma dévouée, mais le garçon aîné, qui ressemblait à ma femme, son favori, souvent je le prenais en grippe.