La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/15

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 96-105).
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XV


Oui, la jalousie, c’est encore un des secrets du mariage connu de tous et caché de tous. Outre la cause générale de la haine mutuelle des époux qui résulte de la complicité de la souillure d’un être humain, et d’autres causes encore, la source intarissable des blessures des époux, c’est la jalousie. Mais d’après un consentement tacite, il est décidé de les cacher de tous et on les cache. Les connaissant, chacun suppose en lui-même que c’est une particularité malheureuse et non un destin commun, il en était ainsi de moi, et il en devait être ainsi. La jalousie ne peut manquer entre époux qui vivent immoralement. S’ils ne peuvent sacrifier leurs plaisirs pour le bien de leur enfant, ils en concluent avec justesse qu’ils ne sacrifieront pas leurs plaisirs pour je ne dirai pas le bien-être et la tranquillité (puisqu’on peut pécher en cachette), mais seulement pour la conscience. Chacun sait fort bien que ni l’un ni l’autre n’admettent de grands motifs moraux pour ne pas trahir, puisque dans leurs relations mutuelles ils faillent aux exigences morales, et dès lors ils se défient et se guettent l’un l’autre.

Oh ! quel sentiment effroyable que la jalousie ! Je ne parle pas de cette jalousie véritable qui a des fondements (elle est torturante, mais elle promet une issue), mais de cette jalousie inconsciente qui, infailliblement, accompagne tout mariage immoral et qui, n’ayant pas de cause, n’a pas de fin. Cette jalousie est épouvantable, épouvantable, c’est le mot.

Et la voici : un jeune homme parle à ma femme, il la regarde en souriant, et, d’après ce qui me paraît, il examine son corps. Comment ose-t-il penser à elle, penser à la possibilité d’un roman avec elle ? Et comment, elle, voyant cela, peut-elle le tolérer ? Non seulement elle tolère, mais elle paraît satisfaite. Je vois même qu’elle se met en frais pour lui. Et dans mon âme monte une telle haine pour elle que chacun de ses mots, chaque geste, me dégoûtent. Elle le remarque, elle ne sait que faire, ni comment prendre l’air d’une animation indifférente ? Ah ! je souffre ! Ça la rend gaie, la voilà contente ! Et ma haine décuple, mais je n’ose lui donner libre cours, parce qu’au fond de l’âme je sais que de véritables motifs, il n’en est pas. Et je reste assis, feignant l’indifférence, exagérant l’attention et la courtoisie envers lui.

Puis je me fâche contre moi-même, j’ai le désir de sortir de la pièce, de les laisser seuls, et je sors effectivement ; mais à peine sorti je suis envahi par l’effroi de ce qui se passe là-bas en mon absence. Je rentre encore en inventant un prétexte ; quelquefois je n’entre pas, je reste près de la porte…, j’écoute ! Comment peut-elle s’humilier et m’humilier, me mettant dans cette situation si lâche de suspicion et d’espionnage ? Oh ! l’abomination, oh ! le méchant animal, et lui donc, lui, que pense-t-il ? Mais il est comme tous les hommes, ce que j’étais avant mon mariage ; cela lui fait plaisir, il sourit même en me regardant comme s’il disait : « Qu’y faire ? C’est mon tour maintenant ! »

Ce sentiment est horrible. Sa brûlure est insupportable ! Il me suffisait de porter ce sentiment sur quiconque, il me suffisait de suspecter une seule fois un homme de convoiter ma femme, pour qu’à jamais cet homme fût gâté pour moi, comme s’il était aspergé de vitriol. Il me suffisait d’être une fois jaloux d’un être, et jamais plus je ne pouvais rétablir avec lui de simples relations humaines, et mes yeux étincelaient lorsque je le regardais.

Quant à ma femme, tant de fois je l’avais enveloppée de ce vitriol moral, de cette haine jalouse, qu’elle en était avilie. Dans les périodes de cette haine sans causer je l’ai progressivement découronnée, je l’ai couverte de honte dans mon imagination.

J’inventais des fourberies impossibles, je suspectais, je suis honteux de le dire, qu’elle, cette reine des Mille et une Nuits, me trompait avec mon serf, à mes yeux et en se riant de moi. Ainsi, à chaque nouveau flux de jalousie (je parle toujours de la jalousie sans motifs), j’entrais dans le sillon creusé auparavant par mes sales suspicions, et je creusais toujours plus profond. Elle faisait la même chose. Si j’avais, moi, des raisons d’être jaloux, elle, qui connaissait mon passé, en avait mille fois davantage. Et elle me jalousait plus méchamment que moi. Et les souffrances que j’éprouvais de sa jalousie étaient différentes et également très pénibles.

Cela peut s’exprimer ainsi : nous vivons plus ou moins tranquilles… Je suis même gai, content. Soudain nous entamons une conversation sur quelque sujet des plus banals, et du coup elle se trouve en dissentiment pour des choses sur lesquelles nous étions en général d’accord, et de plus je vois que, sans aucune nécessité, elle s’irrite. Je pense qu’elle a ses nerfs, ou bien que le sujet de conversation lui est vraiment désagréable. Nous parlons d’autre chose ; et cela recommence. De nouveau, elle me harcèle, elle s’irrite. Je m’étonne, je cherche. Quoi ? Pourquoi ? Elle se tait, me répond par monosyllabes, en faisant évidemment allusion à quelque chose. Je commence à deviner que la raison de tout cela est que j’ai fait quelques tours dans le jardin avec sa cousine à laquelle je ne pensais même pas. Je commence à deviner ! Mais je ne puis le dire. Si je le dis, je confirme ses soupçons. Je l’interroge, je la questionne. Elle ne répond pas, mais elle devine que je comprends, et cela confirme davantage ses soupçons.

— « Qu’as-tu ? demandé-je.

— « Rien, je suis comme toujours, » fait-elle.

Et, en même temps, comme une folle, elle dit des inepties, des méchancetés inexplicables.

Parfois je patiente, mais d’autres fois j’éclate, je me fâche aussi ; alors sa propre irritation coule en un flot d’injures, en reproches de crime imaginaire, et tout cela mené au plus haut degré par des sanglots, des larmes, des courses de la maison vers les endroits les plus improbables. Je me mets à sa recherche ; je suis honteux devant le monde, devant les enfants. Rien à faire ! Elle est dans un état où je la sens prête à tout. Je cours, je la trouve enfin, Il se passe des nuits torturantes, où tous les deux, les nerfs rompus, après les mots et les accusations les plus cruelles, nous nous apaisons.

Oui, la jalousie ; la jalousie sans cause, c’est la condition de notre vie conjugale débauchée, et, durant tout le temps de mon mariage, jamais je ne cessai de l’éprouver et d’en souffrir. Il y eut deux périodes où j’en souffris plus intensément. La première fois, ce fut après la naissance de notre premier enfant, quand les médecins eurent défendu à ma femme de le nourrir. Je fus particulièrement jaloux, d’abord parce que ma femme éprouvait cette inquiétude propre à la matière animale quand le train régulier de la vie est interrompu sans sujet, mais surtout je fus jaloux parce que, ayant vu avec quelle facilité elle avait rejeté ses devoirs moraux de mère, je conclus avec raison, quoique inconsciemment, qu’elle rejetterait aussi facilement le devoir conjugal, d’autant qu’elle se portait parfaitement puisque, malgré la défense des chers docteurs, elle allaita les enfants suivants, et même très bien.

— Je vois que vous n’aimez pas les médecins, fis-je, ayant remarqué l’expression extraordinairement méchante de la figure et de la voix de Posdnicheff chaque fois qu’il parlait d’eux.

— Il n’est pas question de les aimer ou de ne pas les aimer ! Ils ont perdu ma vie, comme ils ont perdu la vie de milliers d’êtres avant moi, et je ne puis pas ne pas lier la conséquence avec la cause. Je conçois qu’ils veuillent, comme les avocats et les autres, gagner de l’argent ; je leur aurais donné volontiers la moitié de mes rentes, et chacun le ferait à ma place si l’on comprenait ce qu’ils font, chacun le ferait pour qu’ils ne se mêlent pas de la vie conjugale et se tiennent à distance. Je n’ai pas fait de statistiques, mais je connais des dizaines de cas — mais en réalité ils sont innombrables — où ils ont tué, tantôt un enfant dans le sein de sa mère, assurant que la mère ne pouvait accoucher (et la mère accoucherait très bien), tantôt des mères, sous prétexte d’une soi-disant opération… Personne n’a compté ces assassinats, comme on n’a pas compté les assassinats de l’Inquisition, parce qu’on supposait que cela se faisait pour le bonheur de l’Humanité. Innombrables sont les crimes des médecins ! Mais tous ces crimes ne sont rien, comparés à cette démoralisation matérialiste qu’ils introduisent dans le monde par les femmes. Je ne parle pas même de ceci que, si on voulait suivre leurs indications, grâce au microbe qu’ils voient partout, l’Humanité, au lieu de tendre à l’union, doit aller à la désunion complète. Tout le monde, d’après leurs doctrines, doit s’isoler et ne pas éloigner de la bouche une seringue à acide phénique (d’ailleurs, ils ont trouvé à présent que ce n’est plus bon). Mais je leur passerais toutes ces choses : le poison suprême, c’est le pervertissement des gens, des femmes surtout. On ne peut plus dire maintenant : « Tu vis mal, vis mieux ! » On ne peut plus le dire ni à soi-même ni aux autres, car si tu vis mal (disent les docteurs) la cause est dans le système nerveux ou dans quelque chose de semblable. Et il faut aller les consulter, et ils te prescriront pour trente-cinq copecks de remèdes pris à la pharmacie, et il te faut les avaler. Ton état empire ? Encore des médecins, encore des remèdes ! L’excellente affaire !

Mais revenons à notre sujet. Je disais que ma femme nourrissait bien ses enfants, que l’allaitement et la gestation des enfants, des enfants en général, apaisaient mes tortures de jalousie, mais que, comme contre-partie, ils provoquaient des tourments d’un autre genre.