La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/03

Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 24-26).
◄  II
IV  ►

III


Je repris aussi la mienne. L’avocat et la dame chuchotaient. J’étais assis à côté de Posdnicheff et je me taisais. J’avais envie de lui parler, mais je ne savais pas par où commencer et il se passa ainsi une heure jusqu’à la station prochaine. Là, l’avocat et la dame sortirent, ainsi que le commis. Nous restâmes seuls, Posdnicheff et moi.

— Ils le disent ! Et ils mentent ou ne comprennent pas, dit Posdnicheff.

— De quoi parlez-vous ?

— Mais toujours de la même chose.

Il s’accouda sur ses genoux et serra ses tempes entre ses mains.

— L’amour, le mariage, la famille… tout cela des mensonges, mensonges, mensonges !

Il se leva, il abaissa le rideau de la lampe, il se coucha, s’accoudant sur les coussins, et ferma les yeux. Il demeura ainsi une minute.

— Il vous est désagréable de rester avec moi en sachant qui je suis ?

— Oh ! non !

— Vous n’avez pas envie de dormir ?

— Pas du tout.

— Alors, voulez-vous que je vous raconte ma vie ?

À ce moment passa le conducteur. Il l’accompagna d’un regard méchant, et commença seulement quand il fut sorti. Puis, pendant tout le récit, il ne s’arrêta plus une seule fois. Même des voyageurs nouveaux ne l’arrêtèrent point.

Sa figure, durant qu’il racontait, changea plusieurs fois si complètement qu’elle n’avait rien de semblable avec la figure d’avant. Ses yeux, sa bouche, ses moustaches, même sa barbe, tout était nouveau. C’était chaque fois une physionomie belle et touchante. Ces transformations se produisaient dans la pénombre, subitement, et pendant cinq minutes c’était la même face, qu’on ne pouvait comparer à celle d’avant, et puis, je ne sais comment, elle changeait et devenait méconnaissable.