La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/02
II
À peine le vieillard parti, une conversation générale s’engagea.
— En voilà un petit père du Vieux Testament ! dit le commis.
— C’est un Domostroy[1], dit la dame… Quelles idées sauvages sur la femme et le mariage.
— Oui, messieurs, dit l’avocat, nous sommes loin encore des idées européennes sur le mariage. D’abord, les droits de la femme, ensuite le mariage libre, puis le divorce, comme question non encore résolue…
— L’essentiel, et ce que ne comprennent pas les gens comme celui-là, reprit la dame, c’est que l’amour seulement consacre le mariage et que le mariage véritable est celui qui est consacré par l’amour.
Le commis écoutait et souriait, avec la volonté de se souvenir, afin d’en faire son profit, des conversations intelligentes qu’il entendait.
— Quel est donc cet amour qui consacre le mariage, dit subitement la voix du monsieur nerveux et taciturne qui, sans que nous nous en fussions aperçus, s’était approché de nous.
Il se tenait debout, ayant posé sa main sur la banquette, et évidemment ému. Sa figure était rouge, une veine se gonflait sur son front, et les muscles de ses joues tressaillaient.
— Quel est cet amour qui consacre le mariage ? répéta-t-il.
— Quel amour ? dit la dame. L’amour ordinaire entre époux !
— Et comment donc un amour ordinaire peut-il consacrer le mariage ? continua le monsieur nerveux, toujours ému, l’air fâché. Et il sembla vouloir dire quelque chose de désagréable à la dame. Elle le sentit et commença de s’émouvoir :
— Comment, mais très simplement, dit-elle.
Le monsieur nerveux saisit le mot au vol :
— Non, pas simplement !
— Madame dit, intercéda l’avocat en indiquant sa compagne, que le mariage doit être d’abord le résultat d’un attachement, d’un amour, si vous voulez, et que si l’amour existe, et dans ce cas seulement, le mariage représente quelque chose de sacré. Mais tout mariage qui n’est pas fondé sur un attachement naturel, sur de l’amour, n’a en lui rien de moralement obligatoire. Est-ce bien comme cela qu’il faut comprendre ? demanda-t-il à la dame.
La dame, d’un mouvement de tête, exprima son approbation sur cette traduction de sa pensée.
— Puis…, reprit l’avocat continuant son discours.
Mais le monsieur nerveux, se contenant évidemment avec peine, sans laisser l’avocat achever, demanda :
— Oui, monsieur, mais que faut-il entendre par cet amour qui seul consacre le mariage ?
— Tout le monde sait ce que c’est que l’amour, dit la dame.
— Et moi je ne le sais pas et je voudrais savoir comment vous le définissez ?
— Comment ? C’est bien simple, dit la dame. »
Et elle parut pensive, puis :
— L’amour… l’amour, c’est une préférence exclusive d’un ou d’une à tous les autres…
— Une préférence pour combien de temps… pour un mois, pour deux jours, pour une demi-heure ? dit le monsieur nerveux avec une irritation particulière.
— Non, permettez, vous ne parlez pas évidemment de la même chose.
— Si, je parle absolument de la même chose ! De la préférence d’un ou d’une à tous les autres… Mais je demande : une préférence pour combien de temps ?
— Pour combien de temps ? Pour longtemps, pour toute la vie, parfois.
— Mais cela arrive seulement dans les romans. Dans la vie, jamais. Dans la vie, cette préférence d’un à tous les autres dure rarement plusieurs années, plus souvent plusieurs mois ou même des semaines, des jours, des heures…
— Oh ! monsieur… Mais non… non.. Permettez ! dîmes-nous tous trois en même temps.
Le commis lui-même émit un monosyllabe de réprobation.
— Oui, je sais, fit-il en criant plus haut que nous tous, vous parlez de ce qu’on croit exister, et moi je parle de ce qui est ! Tout homme éprouve ce que vous appelez amour envers chaque jolie femme, et très peu pour sa femme. C’est pour cela qu’on a fait le proverbe qui ne ment pas : « La femme d’autrui est un cygne blanc et la nôtre une absinthe amère. »
— Ah ! mais c’est terrible, ce que vous dites là. Il existe, pourtant, parmi les humains, ce sentiment qu’on nomme l’amour, et qui dure non pas des mois et des années, mais toute la vie ?
— Non, ça n’existe pas. Si l’on admettait même que Ménélas eût préféré Hélène pour toute la vie…, Hélène aurait préféré Pâris, et ce fut, c’est et sera ainsi éternellement. Et il n’en saurait être autrement, de même qu’il ne peut pas arriver que, dans un chargement de pois chiches, deux pois marqués d’un signe spécial viennent se mettre l’un à côté de l’autre. En outre, ce n’est pas seulement une improbabilité, mais une certitude que la satiété viendra d’Hélène ou de Ménélas. Toute la différence est que chez l’un cela arrive plus tôt, chez l’autre plus tard. C’est seulement dans les sots romans qu’on écrit « qu’ils s’aimèrent pour toute la vie ». Et il n’y a que des enfants qui peuvent le croire. Aimer quelqu’un ou quelqu’une toute sa vie, c’est comme qui dirait qu’une chandelle peut brûler éternellement.
— Mais vous parlez de l’amour physique… N’admettez-vous pas un amour fondé sur une conformité d’idéal, sur une affinité spirituelle ?
— Pourquoi pas ? Mais, dans ce cas, il n’est pas nécessaire de procréer ensemble. (Excusez ma brutalité.) C’est que cette conformité d’idéal ne se rencontre pas entre vieilles gens, mais entre de jeunes et jolies personnes ! dit-il, et il se mit à rire désagréablement. Oui, j’affirme que l’amour, l’amour véritable, ne consacre pas le mariage, comme nous sommes accoutumés à le croire, mais qu’au contraire il le ruine.
— Permettez, dit l’avocat, les faits contredisent vos paroles. Nous croyons que le mariage existe, que toute l’humanité ou, du moins, la plus grande partie, mène la vie conjugale, et que beaucoup d’époux finissent honnêtement une longue vie ensemble.
Le monsieur nerveux sourit méchamment :
— Et alors ? Vous dites que le mariage se fonde sur l’amour, et quand j’émets un doute sur l’existence d’un autre amour que l’amour sensuel, vous me prouvez l’existence de l’amour par le mariage. Mais de nos jours le mariage n’est qu’une violence et un mensonge.
— Non, pardon, fit l’avocat. Je dis seulement que les mariages ont existé et existent.
— Mais comment et pourquoi existent-ils ? Ils ont existé et ils existent pour des gens qui ont vu et voient dans le mariage quelque chose de sacramentel…, un sacrement qui engage devant Dieu ! Pour ceux-là, ils existent, et pour nous ils ne sont qu’hypocrisie et violence. Nous le sentons, et pour nous en débarrasser nous prêchons l’amour libre ; mais au fond, prêcher l’amour libre, ce n’est qu’un appel à retourner à la promiscuité des sexes (excusez-moi, dit-il à la dame), au péché au hasard de certains raskolniks. La vieille base est ébranlée, il faut en bâtir une nouvelle, mais ne pas prêcher la débauche.
Il s’échauffait tellement que tous se taisaient en le regardant, étonnés.
— Et cependant la situation transitoire est terrible. Les gens sentent qu’on ne peut pas admettre le péché au hasard. Il faut, d’une façon quelconque, régulariser les relations sexuelles, mais il n’existe pas d’autre base que l’ancienne, à laquelle plus personne ne croit. Les gens se marient à la mode antique sans croire en ce qu’ils font, il en résulte du mensonge, de la violence. Quand c’est du mensonge seul, cela se supporte aisément ; le mari et la femme trompent seulement le monde en se donnant comme monogames ; si en réalité ils sont polygame et polyandre, c’est mauvais, mais acceptable. Mais lorsque, comme il arrive souvent, le mari et la femme ont pris l’obligation de vivre ensemble toute leur vie (ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi), et que dès le second mois ils ont déjà le désir de se séparer, mais vivent quand même ensemble, alors arrive cette existence infernale où l’on se saoule, où l’on se tire des coups de revolver, où l’on s’assassine, où l’on s’empoisonne.
Tous se turent, nous nous sentions mal à l’aise.
— Oui, il en arrive, de ces épisodes critiques, dans la vie maritale !… Voilà, par exemple, l’affaire Posdnicheff, dit l’avocat, voulant arrêter la conversation sur ce terrain inconvenant et trop excitant. Avez-vous lu comment il a tué sa femme par jalousie ?
La dame dit qu’elle n’avait rien lu. Le monsieur nerveux ne dit rien et changea de couleur.
— Je vois que vous avez deviné qui je suis, dit-il subitement.
— Non, je n’ai pas eu ce plaisir.
— Le plaisir n’est pas bien grand. Je suis Posdnicheff.
Nouveau silence. Il rougit, puis pâlit de nouveau.
— Qu’importe d’ailleurs, dit-il, excusez, je ne veux pas vous gêner.
Et il reprit son ancienne place.
- ↑ Le Domostroy est un Code matrimonial du temps d’Ivan le Terrible.