La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/27

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 234-246).


XXVII


Je me rappelle seulement l’expression de leur physionomie quand j’ouvris la porte ; et je me la rappelle, car elle fut pour moi une souffrance délicieuse. Une expression de terreur, naturellement, comme je le désirais. Jamais je n’oublierai cet effroi désespéré qui se peignit sur leurs traits à ma soudaine apparition.

Lui, était assis à table, je crois, et quand il me vit ou m’entendit entrer, il ne fit qu’un bond jusqu’au buffet. La peur était le seul sentiment que trahit sa physionomie. Sur son visage, à elle, en outre de la peur, se lisaient diverses autres impressions dont l’absence eût peut-être écarté l’événement fatal, car ces impressions me parurent être le mécontentement et la colère d’être dérangée dans son bonheur et dans son ivresse amoureuse. On eût dit qu’elle ne désirait qu’une chose : ne pas être troublée au moment où elle allait goûter le bonheur. Ces expressions ne furent pas longtemps empreintes sur leurs visages.

Leur physionomie devint interrogative. Si on pouvait encore mentir, il fallait le faire tout de suite, ou bien s’y prendre autrement ; mais comment ? Il l’interrogea du regard. Elle le regarda aussi et immédiatement cette expression de colère et de dépit se transforma en une inquiétude, en une crainte pour lui.

Je restai un instant contre la porte, debout, le poignard caché derrière le dos. Tout à coup, d’un ton d’indifférence vraiment ridicule en cet instant, il dit :

— Nous venons de faire un peu de musique.

— Quelle surprise ! ajouta-t-elle sur le même ton.

Ils n’osèrent continuer. Je fus saisi de la même fureur qui m’avait dominé huit jours plus tôt ; j’éprouvai de nouveau le besoin de laisser libre cours à ma violence, je sentis les délices de cette fureur et je m’y laissai aller complètement.

Tous deux arrêtèrent court, se donnant ainsi un démenti à eux-mêmes. Je me précipitai sur elle, cachant toujours mon poignard, pour bien choisir l’endroit où je la frapperais. Il remarqua mon mouvement et, ce à quoi je ne m’attendais pas de sa part, il se jeta vers moi, me saisit par le bras et s’écria :

— Revenez à vous, de grâce ! Au secours !

Je m’arrachai de ses mains et je fondis sur lui. Je devais paraître bien terrible, car il devint pâle comme la mort ; ses yeux eurent un reflet singulier, et, ce à quoi je ne me serais non plus jamais attendu, il gagna lestement la porte enfilant par-dessous le piano. Je voulus le poursuivre, mais je me sentis fortement retenu par le bras gauche. C’était elle. Je fis un effort pour me dégager : elle se suspendit plus lourdement et ne me lâcha pas.

Cet obstacle inattendu, ce poids, ce contact abhorré augmentèrent ma rage. Je sentis que je devenais fou, que je devais paraître effroyable, et cela m’exalta davantage. Je fis un nouvel effort, et, avec le coude de mon bras gauche, je lui donnai un coup violent en pleine figure. Elle poussa un cri et me lâcha.

Je voulais, j’allais le poursuivre, lui, mais j’étais en chaussettes et il eût été vraiment grotesque de poursuivre en chaussettes l’amant de ma femme. Je voulais être terrible, mais non ridicule. Malgré ma fureur extrême, je me préoccupais toujours de l’impression que je produirais sur les autres ; je me suis presque toujours basé sur cette impression.

Je me retournai vers elle. Elle était tombée sur le sopha, et, la main sur la partie contusionnée de son visage, elle me regarda. Son regard exprima la peur et la haine, le regard d’un rat à la personne qui va chercher le piège dans lequel il s’est pris. Du moins ne pus-je voir en elle que cette peur et cette haine qui avaient provoqué son amour pour un autre. Peut-être rien ne se fût-il passé si elle s’était tue. Mais subitement elle parla, cherchant à s’emparer de la main dans laquelle je tenais le poignard :

— Voyons, sois raisonnable ! Que veux-tu faire ? Qu’as-tu ? Il n’y a rien eu, rien, je te le jure !

J’aurais encore hésité, mais ces paroles où je sentais le mensonge et qui me prouvaient le contraire de ce qu’elle disait, ces paroles méritaient une réponse. Cette réponse devait être sur le ton de ma fureur, toujours croissante. La fureur aussi a ses lois.

— Ne mens pas, misérable ! ne mens pas ! m’écriai-je en saisissant ses deux poignets dans ma main gauche.

Elle se retira. Alors, sans quitter mon poignard, je la saisis à la gorge et la terrassai pour l’étrangler. Ses deux mains se cramponnèrent aux miennes pour dégager sa gorge, râlant.

C’est alors que je lui plongeai mon poignard dans le côté gauche, au-dessous des côtes.

Ceux qui prétendent qu’on ne peut se souvenir de ce qu’on a fait dans un accès de fureur, lancent une stupidité et un mensonge. Je n’ai pas perdu un seul instant la conscience de ce que je faisais. Plus j’attisais ma rage, plus je voyais nettement ce que je faisais : je ne me suis pas oublié une seconde. Je ne dis pas que j’aie prévu ce que j’allais faire, mais à la seconde même où je l’exécutais, j’en ai eu conscience, peut-être même un peu avant ; je voyais que si j’estimais une réconciliation encore possible, je pouvais m’arrêter à volonté, je savais que je porterais le coup au-dessous des côtes et que le poignard pénétrerait.

Sur l’instant même, je savais que je commettais un acte horrible, tel que je n’en avais jamais commis et gros d’épouvantables conséquences. La conscience fut rapide comme l’éclair et l’acte suivit immédiatement. Je me rendis compte de cette action avec une clarté extraordinaire. Je revois toute la scène : la résistance du corset, d’un autre objet encore, puis le poignard s’enfonçant dans la chair molle.

Elle avait voulu saisir le poignard avec ses mains, s’était blessée, mais n’avait pu l’arrêter.

Plus tard, en prison, quand une révolution morale se fut faite en moi, je revis cette minute et je me demandai quelle aurait dû, quelle aurait pu être ma conduite. J’ai encore en mémoire l’instant qui précéda cette action terrible, la notion exacte que j’avais, que j’allais tuer ma femme sans défense, ma propre femme.

Le soutenir de ce sentiment m’obsède encore et je crois me rappeler que je retirai tout de suite le poignard comme pour réparer ce que je venais de faire.

Elle se dressa et s’écria :

— Nourrice ! Il m’a assassinée !

La nourrice, qui avait entendu du bruit, était entrée. J’étais debout, espérant, ne voulant pas croire à ce qui était arrivé. À ce moment même, un flot de sang jaillit sous son corset, je compris que l’événement était irréparable. D’ailleurs pourquoi aurais-je souhaité qu’il le fût, cela ne devait-il pas arriver ?

Je restai immobile jusqu’à ce qu’elle tombât. La bonne courut vers elle en s’écriant :

— Grand Dieu !

Alors seulement je jetai le poignard et je quittai la chambre. « Pas de trouble, m’étais-je dit, conservons la notion de ce que nous faisons. » Sans la regarder, sans regarder la nourrice, je sortis. Celle-ci poussa des cris, appelant la femme de chambre. Je traversai le corridor, j’envoyai la femme de chambre près de sa maîtresse et je rentrai dans mon cabinet.

Que faire ? me demandai-je alors, et je le vis immédiatement. J’allai directement à la panoplie, je pris un revolver, je l’examinai, il était chargé : je le posai sur la table. Puis je ramassai le fourreau du poignard et je m’assis sur le canapé. Je restai longtemps ainsi, sans pensée aucune. J’entendis un bruit de pas étouffés, d’objets remués, un froufrou d’étoffes, et au dehors, l’arrivée d’une voiture, puis d’une seconde voiture. Puis Yegor apporta ma malle ; comme si j’en avais besoin !

— As-tu appris ce qui est arrivé ? lui demandai-je. — Dis au concierge d’aller prévenir la police.

Il ne répondit rien et sortit. Je me levai, je fermai la porte, je pris les allumettes et les cigarettes et je me mis à fumer. Je n’avais pas fini la première cigarette que le sommeil me gagna. Je dormis bien deux heures. Je rêvai, je m’en souviens, que j’étais en bonne harmonie avec elle, qu’après une querelle nous allions faire la paix lorsqu’un obstacle venait nous en empêcher ; mais nous nous aimions.

Un coup frappé à la porte me réveilla. C’est la police, pensai-je en secouant ma torpeur, car j’ai assassiné, je crois. Peut-être aussi est-ce elle, et n’est-il rien arrivé.

On frappa de nouveau, je ne répondis pas. Je me demandais toujours si c’était réellement arrivé ou non.

Oui, s’était bien vrai ; la résistance du corset, puis… Oui, c’était vrai. C’était à mon tour de me tuer, pensai-je.

Je le pensai et je savais bien que je ne le ferais pas. Pourtant je me levai et pris le revolver. Chose étrange ! J’avais souvent été bien près du suicide, au chemin de fer surtout, parce que je croyais que ce serait un rude coup pour elle. Et maintenant je n’étais pas capable de me tuer, j’en repoussais même l’idée.

Pourquoi donc le ferais-je ? me demandai-je, et je ne trouvai pas de réponse.

On frappa de nouveau.

Voyons qui frappe d’abord, me dis-je, j’ai le temps. Je remis le revolver sur la table, je le cachai sous un journal, j’allai à la porte et je tirai le verrou. C’était la sœur de ma femme, une veuve bonne et simple.

— Vassïa ! Qu’est-ce ? dit-elle, et ses larmes, toujours faciles, coulèrent abondamment.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demandai-je rudement.

Je sentais bien que je n’avais aucune raison d’être grossier, mais je ne pus prendre un autre ton.

— Vassïa, elle se meurt ! Ivan Zakharievitch l’a dit.

Ivan Zakharievitch était son médecin et son conseiller.

— Il est donc ici ? m’informai-je, et toute ma haine contre elle se réveilla ; que faire ?

— Vassïa, allez la trouver ! Oh ! quelle chose horrible !

— Aller la trouver ? me demandai-je.

Et je pensai tout de suite qu’il fallait y aller, qu’il devait en être ainsi toutes les fois qu’un mari, comme moi, tuait sa femme. Les effusions, les grimaces allaient commencer. J’irai donc, me dis-je, mais je ne me laisserai pas affecter.

— Attendez donc, dis-je à ma belle-sœur. Laissez-moi au moins mettre mes pantoufles ; j’ai l’air trop bête en chaussettes.