La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/26

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 224-233).


XXVI


À l’avant-dernière station, quand le contrôleur prit les billets, je rassemblai mes bagages et passai sur la plate-forme : l’approche du dénouement augmentait ma fièvre. J’avais froid, je frissonnais de tout mon corps, mes dents claquaient. Machinalement je sortis de la gare avec la foule et pris un fiacre pour me rendre chez moi.

Dans le trajet, j’observai les rares passants, les concierges, je lus les enseignes, sans penser à rien. Quand j’eus fait une demi-verste, j’éprouvai un froid aux pieds très vif. Je me souvins que j’avais retiré mes chaussettes de laine dans le wagon et que je les avais mises dans la valise. Était-elle là ? Oui. Et la malle ?… J’avais totalement oublié mes bagages ! Je sortis mon billet, mais j’estimai qu’il ne valait pas la peine de rebrousser chemin.

Je ne sais plus vraiment à l’heure actuelle pourquoi j’étais si pressé. Je sais seulement que je sentais se préparer pour moi quelque chose de terrible, un événement d’une importance capitale, mais je ne me rappelle plus si j’étais le jouet de mon imagination et si je m’exagérais la gravité de ce qui allait arriver. Peut-être aussi ce tragique événement a-t-il jeté sur les heures qui l’ont précédé un lugubre voile.

La voiture s’arrêta en dehors de la cour ; il était entre minuit et une heure. Devant la porte cochère, quelques fiacres stationnaient dont les cochers avaient été attirés par les fenêtres éclairées, — les fenêtres du salon et de la salle à manger. — Sans essayer de comprendre pourquoi nos fenêtres étaient éclairées si tard, étreint toujours par la même angoisse, je montai l’escalier et je sonnai.

Yegor, un domestique brave et zélé, mais fort bête, vint ouvrir. La première chose qui frappa mes regards fut le manteau, suspendu dans le vestibule avec d’autres vêtements. Cela aurait dû m’étonner, mais non, je m’y attendais. C’était donc vrai !

— Qui est-ce qui est là, Yegor ?

— M. Troukhatchevsky.

— Et personne autre ?

— Personne, monsieur.

Il me fit cette réponse d’un ton joyeux, je me souviens, comme s’il eût voulu me faire plaisir et me bien persuader qu’il n’y avait pas d’autre personne. C’est bien cela ! pensai-je.

— Et les enfants ?

— Dieu merci ! Ils sont en parfaite santé et dorment depuis longtemps.

J’avais peine à respirer, mes dents claquaient toujours.

Autrefois il m’était arrivé de revenir chez moi, croyant à un malheur, et de retrouver tout dans son train normal. Il n’en était pas cette fois de même : toutes les images, que j’avais crues trompeuses, et qui avaient hanté mon imagination, étaient bien réelles.

J’étais sur le point de sangloter, mais mon démon me souffla à l’oreille : « C’est cela, laisse toi aller aux pleurs, à la sensibilité, et pendant ce temps ils se sépareront paisiblement, tu resteras sans preuves et te voilà condamné au doute, à la souffrance éternelle. » Immédiatement ma pitié pour moi-même disparut de mon âme et je fus pris du besoin irrésistible de commettre un acte de décision, de fermeté, d’adresse et de ruse. Je devins une brute inintelligente, une bête féroce.

— Non, c’est inutile, dis-je à Yegor qui voulait m’annoncer. Prends plutôt ce bulletin et va à la gare retirer mes bagages. Dépêche-toi.

Il alla dans le corridor chercher son paletot. De peur qu’il ne les effrayât, je l’accompagnai dans sa chambre et attendis qu’il fût habillé.

À côté, dans la salle à manger, on entendait le bruit des voix qui se mêlait au cliquetis des fourchettes et des couteaux. Ils soupaient et n’avaient pas entendu mon coup de sonnette. Pourvu qu’ils ne sortent pas maintenant ! pensais-je.

Yegor mit son pardessus et sortit. Je fermai la porte derrière lui.

Dès que je fus seul, une anxiété profonde m’envahit à l’idée qu’il fallait agir promptement.

Agir ! mais comment ? je ne savais pas encore !

Je savais seulement que tout était fini, qu’il n’était plus possible de douter de son crime et que toutes mes relations avec elle allaient cesser. Jusqu’alors j’avais encore douté, je m’étais dit que cela n’était pas vrai, que je me trompais. Cette fois, plus de doute. Ma résolution était prise… Comment ? en secret, seule avec lui, la nuit ! C’est trop d’oubli, franchement ! Pire encore ! C’est une audace, une impudence voulues pour que cet excès démontre son innocence… C’est clair, le doute est impossible.

J’avais une crainte, c’était de les voir se séparer et trouver une autre duperie qui m’eût privé de la preuve palpable et m’eût enlevé le douloureux plaisir de les condamner et de les punir.

Je marchais, pour les surprendre, sur la pointe des pieds, non par le salon mais par le corridor et les chambres des enfants. Dans la première dormaient les garçons, dans la seconde la nourrice qui fit un mouvement et parut vouloir se réveiller ; je me demandai quelle serait sa pensée quand elle saurait tout et je fus pris d’une telle pitié pour moi-même que des larmes jaillirent de mes yeux. Pour ne point éveiller les enfants, je repassai dans le corridor sur la pointe des pieds et j’allai m’affaisser sur le sopha de mon cabinet.

Moi, élevé en honnête homme par mes parents, moi, qui avais rêvé toute ma vie de bonheur conjugal et de fidélité… moi, avoir une telle destinée ! Cinq enfants ? et elle embrasse ce musicien parce qu’il a les lèvres roses ! Non, ce n’est pas une femme, c’est une chienne, une ignoble chienne !

Et c’est là près de la chambre des enfants qu’elle a toujours fait semblant d’aimer !… Et cette lettre qu’elle m’a écrite !…

Et, que sais-je ! Peut-être en a-t-il été toujours ainsi ! Peut-être que ces enfants que je crois miens sont les enfants d’un domestique ! Si j’étais revenu demain, elle se serait portée à ma rencontre, dans un costume et une coiffure pleins de coquetterie, avec ses mouvements indolents et gracieux. Et je voyais nettement sa figure si charmante et si méprisable. Et la jalousie, ce cancer dévorant, déchiquetait mon cœur.

Que penseront la nourrice et Yegor ? et cette pauvre petite Lisa ? Elle comprend déjà. Et cette impudence, ces mensonges, cette sensualité bestiale que je connais si bien !

Je voulus me lever, je ne pus. Les battements de mon cœur étaient si violents que je ne pouvais tenir sur mes jambes. Oui, je mourrai d’une congestion et c’est elle qui m’aura tué ; c’est ce qu’elle veut. Mais je ne me laisserai point tuer ainsi ; elle en serait trop aise et je ne lui accorderai pas ce plaisir. Me voilà ici, moi, et eux, là-bas, ils rient, ils… oui, il ne l’a point dédaignée malgré son âge mûr, il la trouve encore bien, et certes elle n’aura aucune influence pernicieuse sur sa chère santé.

Oh ! pourquoi ne pas l’avoir étranglée, le jour de la semaine dernière où je la jetai à la porte de mon cabinet ? Je me souvins des sentiments qui m’avaient agité alors ; bien plus, je retombai dans cette même fureur. J’éprouvai un besoin irrésistible d’agir ; tous mes raisonnements disparurent, à l’exception de ceux qui concouraient à mon action. J’étais comme un fauve aux abois, comme un homme exposé à un grave danger, qui va droit devant lui, agissant sans hésitation et sans trouble, sans quitter des yeux le but à atteindre.

J’ôtai d’abord mes hottes et j’allai, en chaussettes, vers la panoplie qui surmontait le canapé. Je pris un poignard de Damas, à lame aiguisée, vierge de sang. Je le tirai de son fourreau, et celui-ci, — je m’en souviens comme si ça datait d’hier, — tomba derrière le canapé. Je me dis que je le ramasserais plus tard. Puis je quittai mon pardessus que j’avais encore, et je sortis doucement, en chaussettes.

Je ne sais plus aujourd’hui comment je suis sorti, si j’allai vite ou lentement, quelles chambres j’ai traversées, comment je suis arrivé à la salle à manger, comment j’ai ouvert la porte, comment je suis entré… Rien de tout cela n’est resté dans ma mémoire.