La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/27

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 373-381).
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XXVII

Je commençai d’abord par ôter mes bottes, et, en chaussettes, je m’approchai du mur, vers le divan, au-dessus duquel j’avais suspendu des armes à feu et des poignards. Je décrochai un poignard recourbé de Damas à la lame très aiguë, qui ne m’avait jamais servi. Je le tirai de sa gaîne. Je me rappelle que la gaîne glissa derrière le divan et que je me dis : « Il faudra la retrouver après, il ne faut pas qu’elle se perde. » Puis j’ôtai mon pardessus que j’avais gardé tout le temps et, à pas de loup, doucement, je me dirigeai là-bas. J’ouvris brusquement la porte. Je me souviens de l’expression de leurs visages lorsque j’ouvris la porte. Je m’en souviens parce qu’elle éveilla en moi une joie douloureuse. C’était une expression de terreur. Ce que je désirais. Jamais je n’oublierai cet effroi désespéré et soudain qui apparut sur leurs visages quand ils m’aperçurent. Lui, je crois était à table, et quand il me vit ou m’entendit, il sursauta, se mit debout et recula jusqu’au buffet. La peur était le seul sentiment qu’exprimât nettement sa physionomie. En elle aussi se lisait la peur, mais avec d’autres impressions. Si sa physionomie à elle n’avait exprimé que l’épouvante, peut-être ce qui est arrivé ne serait-il pas arrivé. Mais dans l’expression de son visage, il me sembla voir, du moins au premier moment, l’ennui, le mécontentement d’être troublée dans son amour, dans son bonheur avec lui. On eût dit que son seul regret était d’avoir été troublée au moment d’être heureuse. Ces diverses expressions ne parurent sur leurs faces qu’un instant. Presque immédiatement la terreur fit place à l’alternative : peut-on mentir ou non ? Si oui, il fallait commencer ; sinon, quelque chose allait se passer. Mais quoi ? Et il la regarda interrogativement. L’expression d’angoisse et d’ennui qui se montrait sur son visage me paraissait se transformer, quand elle le regardait, en une expression de souci pour lui.

Je m’arrêtai un instant à la porte, le poignard caché derrière mon dos.

À ce moment il sourit, et d’un ton indifférent jusqu’au ridicule, il dit : — « Nous faisions de la musique ». — Je ne m’attendais pas », commença-t-elle en même temps, réglant son ton sur le sien. Mais ni l’un ni l’autre ne continuèrent. La même rage que j’avais éprouvée la semaine précédente s’empara de moi. Je sentis le besoin de laisser éclater ma violence et la joie de la colère.

Non, ils n’achevèrent pas. Cette chose dont ils avaient peur allait commencer et rendre inutiles toutes paroles. Je me jetai sur elle en cachant le poignard pour qu’il ne m’empêchât pas de porter le coup où je voulais, sous le sein, dans la poitrine ; j’avais choisi cet endroit dès le premier instant. En ce moment il vit et, ce que je n’attendais pas de sa part, il saisit ma main et s’écria :

« — Revenez à vous… Que faites-vous ?… Au secours ! » J’arrachai ma main de son étreinte et fondis sur lui. Ses yeux rencontrèrent les miens, et, tout d’un coup, il pâlit, ses yeux scintillèrent bizarrement, et, ce que je n’attendais pas non plus de lui, il fila par-dessous le piano vers l’autre chambre. Je voulus le poursuivre, mais quelque chose de lourd s’abattit sur mon bras gauche. C’était elle. Je fis un effort pour la repousser ; elle se cramponna plus fortement, ne me lâchant pas. Cet obstacle inattendu, ce fardeau et ce contact répugnant ne firent qu’accroître mon irritation. Je me rendais compte que j’étais complètement fou et que je devais être effroyable. Et j’en étais heureux. Je pris mon élan, et, de toutes mes forces, du coude de mon bras gauche, je lui assénai un coup en pleine figure. Elle poussa un cri et lâcha mon bras. Je voulus poursuivre l’autre, mais je sentis le ridicule qu’il y aurait à poursuivre en chaussettes l’amant de sa femme. Or je ne voulais pas être grotesque ; je voulais être terrible, et, malgré la violence de ma rage, j’avais tout le temps conscience de l’impression que je produisais sur les autres, et même cette impression me guidait en partie. Je me tournai vers elle. Elle s’était effondrée sur la chaise longue, et, se couvrant le visage à l’endroit où je l’avais frappée, elle me regardait. Sa physionomie exprimait la peur et la haine envers moi, son ennemi, comme chez le rat quand on relève la ratière. Du moins ne vis-je en elle que cette peur et cette haine. Cette peur et cette haine qui avaient provoqué l’amour pour un autre. Peut-être encore me serais-je retenu et n’aurais-je pas fait ce que j’ai fait si elle s’était tue. Mais brusquement elle se mit à parler et saisit ma main armée du poignard : « Reviens à toi ! Que fais-tu ? Qu’as-tu ? Il n’y a rien eu…, rien, rien !… Je te le jure ! » J’aurais atermoyé encore, mais ces dernières paroles, d’après lesquelles je conclus le contraire de ce qu’elles affirmaient, c’est-à-dire que tout était arrivé, ces paroles demandaient une réponse. Or cette réponse devait correspondre à l’état dans lequel je m’étais mis et qui allait et devait aller toujours crescendo. La rage aussi a ses lois.

« — Ne mens pas coquine ! » hurlai-je et, de la main gauche, je saisis sa main. Elle se dégagea. Alors, tenant toujours mon poignard, je la pris par la gorge, la terrassai et me mis à l’étrangler. Comme son cou était dur… De ses deux mains elle se cramponna aux miennes, les arrachant de sa gorge strangulée. Moi, comme si je n’attendais que cela, de toute ma force je la frappai d’un coup de poignard au côté gauche, au bas des côtes.

Quand les gens disent que dans les accès de fureur ils ne se souviennent pas de ce qu’ils font, c’est absurde et c’est faux. Je me rappelle tout. Je ne perdis pas conscience un seul instant. Plus je m’excitais à la fureur plus ma conscience était lucide, et je ne pouvais ne pas voir tout ce que je faisais ; à chaque seconde je savais ce que je faisais. Je ne puis dire que je savais d’avance ce que je ferais, mais à l’instant où j’agissais, et, il me semble même, un peu auparavant, je savais ce que je faisais, pour avoir la possibilité de m’en repentir, semblait-il, ou pour me dire plus tard que j’aurais pu m’arrêter. Je savais que je portais le coup au bas des côtes, et que le poignard entrerait. Au moment où je le faisais je savais que j’accomplissais un acte horrible, tel que je n’en avais jamais accompli et dont les conséquences seraient épouvantables. La conscience fut rapide comme l’éclair, et le fait suivit immédiatement. L’acte laissa en moi une clarté extraordinaire. J’eus conscience et me souviens du moment, de la résistance du corset, encore de quelque chose, puis l’enfoncement du couteau dans une matière molle. Elle saisit le poignard avec ses mains, s’y coupa, mais ne put arrêter le coup.

Longtemps après, en prison, quand la révolution morale fut accomplie en moi, je pensais à cette minute, je me remémorais tout ce que je pouvais et y réfléchissais. Je me rappelle le moment qui précéda l’acte, cette conscience terrible que j’avais de tuer une femme sans défense, ma femme ! Je me rappelle bien l’horreur de cette conscience et je sais vaguement qu’aussitôt le poignard enfoncé je le retirai, afin de réparer, d’arrêter mon action.

Pendant une seconde je restai debout, immobile, me demandant ce qui allait se passer, si ce que je venais de faire était réparable.

Elle bondit et s’écria : — « Nounou, il m’a tuée ! » La vieille bonne, qui avait entendu du bruit, se tenait à la porte. J’étais toujours debout, attendant, et ne croyant pas moi-même à ce qui était arrivé. Mais à ce moment, sous son corset, un flot de sang jaillit. Alors seulement je compris que toute réparation était impossible ; je décidai même qu’elle n’était pas nécessaire, qu’il était arrivé ce que je voulais, ce que je devais accomplir. J’attendis jusqu’à ce qu’elle tombât et que la bonne, en criant : « Oh ! mon Dieu ! » accourut vers elle. Alors seulement je jetai le poignard et sortis de la chambre.

« Il ne faut pas s’affoler, il faut avoir conscience de ce que j’ai fait », me dis-je, ne regardant ni elle ni la vieille bonne. Celle-ci criait, appelait la femme de chambre. Je m’éloignai dans le couloir ; j’envoyai la femme de chambre et me dirigeai vers mon cabinet de travail. « Que faut-il faire maintenant ? » me demandai-je. Et, immédiatement, je compris ce qu’il fallait faire. Dès que je fus dans mon cabinet, je me dirigeai tout droit vers le mur, je décrochai le revolver et l’examinai attentivement. Il était chargé. Je le mis sur la table. Puis je ramassai la gaîne du poignard, derrière le divan, et je m’assis.

Je restai longtemps ainsi. Je ne pensais à rien, je ne cherchais à me souvenir de rien. J’entendais là-bas un bruit de pas étouffés, un remuement d’objets et d’étoffes, puis l’arrivée d’une personne, puis encore d’une autre personne. Puis je vis Egor apporter dans ma chambre mes bagages du chemin de fer, comme si quelqu’un en avait besoin.

« — Sais-tu ce qui est arrivé ? lui dis-je. Dis au portier de prévenir la police. »

Il ne répondit rien et sortit. Je me levai, je fermai la porte, je pris les cigarettes et les allumettes, et je me mis à fumer. Avant même que j’eusse fini ma cigarette, le sommeil me saisit et me terrassa. Je dormis sûrement deux heures. Je me souviens d’avoir rêvé que je vivais en bonne intelligence avec elle, qu’après une brouille nous étions en train de faire la paix ; que quelque chose nous en empêchait mais que, cependant, nous étions amis. Un coup à la porte m’éveilla. « C’est la police, pensai-je en revenant à moi. J’ai tué, je crois. Mais c’est peut-être elle, peut-être n’est-il rien arrivé ». On frappa de nouveau. Je ne répondis pas. Je me posais la question : « Est-ce arrivé ou non ? — Oui, c’est arrivé ». Je me souvins de la résistance du corset, de la pénétration du poignard, et un frisson courut dans mon dos… « Oui, c’est arrivé. Oui, maintenant je n’ai plus qu’à me tuer ! » me disais-je. Je disais cela, mais je savais bien que je ne me tuerais pas. Cependant, je me levai, je pris le revolver. Chose étrange, auparavant, j’avais souvent songé au suicide ; cette même nuit, en chemin de fer cela me paraissait facile, surtout parce que je pensais combien cela la stupéfierait. À présent, non seulement je ne pouvais me tuer, mais pas même y penser. « Pourquoi me tuer ? » me demandai-je sans me répondre. De nouveau on frappa à la porte. « Oui, mais d’abord il faut savoir qui frappe. J’ai le temps ». Je remis le revolver sur la table et le cachai sous un journal. Je m’avançai vers la porte et tirai le verrou. C’était la sœur de ma femme, une veuve bonne et sotte.

« — Basile, qu’est-ce ? dit-elle ; et ses larmes, toujours prêtes, coulèrent. — « Que vous faut-il ? » demandai-je grossièrement.

Je sentais bien qu’il n’était point nécessaire d’être grossier avec elle, mais je ne pus trouver un autre ton.

« — Basile, elle se meurt ! Ivan Zakaritch l’a dit ».

Ivan Zakaritch, c’était le docteur, son docteur, son conseiller.

« — Est-il ici ? » demandai-je. Et toute ma haine contre elle se souleva de nouveau. — « Eh bien, quoi ? » — « Basile viens près d’elle ! Ah ! que c’est horrible ! » dit-elle. « Aller près d’elle ? » me demandai-je. Et tout de suite je me répondis qu’il fallait y aller, que, probablement, cela se fait toujours ainsi quand un mari, comme moi, tue sa femme, qu’il fallait absolument aller la voir. « Si cela se fait, il faut y aller ! me répétai-je. Oui, si c’est nécessaire, j’en aurai toujours le temps », me dis-je, songeant à mon intention de me faire sauter la cervelle. Et je suivis ma belle-sœur : « Maintenant il va y avoir des phrases, des grimaces, mais je ne céderai pas ! » me répétai-je. — « Attends, dis-je à ma belle-sœur, c’est bête d’être sans chaussures. Laisse-moi mettre au moins des pantoufles. »