La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/22

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 345-349).
◄  XXI
XXIII  ►


XXII

— Toute cette journée, je ne parlai pas à ma femme ; je ne le pouvais pas. Sa présence provoquait une telle haine que je me craignais moi-même. À table, elle me demanda devant les enfants quand je m’absenterais. Je devais aller, la semaine suivante, à une assemblée du Zemstvo, dans une localité voisine. Je dis la date. Elle me demanda si je n’aurais besoin de rien pour le voyage. Je ne répondis pas ; je restai silencieux à table, et silencieux me retirai dans mon cabinet. Les derniers temps elle n’entrait jamais dans mon cabinet, surtout à cette heure. Là je me couchai sur le divan ; j’étais furieux. Tout à coup j’entendis ses pas. Alors une idée terrible, ignoble, me vint en tête : que, comme la femme d’Urie, elle voulait cacher une faute déjà commise et que c’était ce qui l’amenait chez moi à cette heure inaccoutumée. « Est-il possible qu’elle vienne chez moi ? » pensais-je, en entendant ses pas qui se rapprochaient. « Si elle vient chez moi, alors j’ai raison ». Une haine indicible m’envahit l’âme. Les pas se rapprochaient de plus en plus. Va-t-elle passer outre, vers la salle ? Non. La porte grince sur ses gonds, sa personne haute et belle apparaît, et dans sa figure, dans ses yeux, il y a une timidité, une expression insinuante qu’elle cherche à cacher, mais que je vois et dont je comprends le sens. J’avais tellement retenu ma respiration que je faillis suffoquer, et continuant à la regarder, je pris une cigarette et l’allumai.

— « Qu’est-ce que cela signifie ? On vient chez toi pour causer et tu te mets à fumer ! »

Elle s’assit tout près de moi sur le canapé, se pressant contre mon épaule. Je reculai pour ne pas la toucher.

— « Je vois que tu es mécontent que je veuille jouer dimanche », dit-elle.

— « Je ne suis pas du tout mécontent », dis-je.

— « Est-ce que je ne le vois pas ! »

— « Et bien ! je te félicite de ta clairvoyance ! Moi je ne vois rien, sinon que tu te conduis comme une grue. Seulement, toi, l’ignominie t’est agréable, et moi je l’abhorre ! »

— « Si tu veux m’injurier comme un charretier, je m’en vais. »

— « Va-t’en… Sache seulement que si l’honneur de la famille n’est rien pour toi, pour moi tu n’es rien : Va au diable ! mais l’honneur de la famille m’est cher. »

— « Quoi ? qu’y a-t-il ? »

— « Va-t’en, au nom de Dieu ; va-t’en ! »

Feignait-elle de ne pas comprendre ou réellement ne comprenait-elle pas de quoi il s’agissait, mais elle s’offensa, se fâcha. Elle se leva mais ne s’en alla pas et s’arrêta au milieu de la pièce.

— « Tu es devenu absolument impossible, commença-t-elle. Avec un pareil caractère un ange même ne pourrait pas vivre » ; et, comme toujours, cherchant à me piquer le plus possible elle me rappela un incident avec ma sœur. (Un jour je m’étais emporté et avais injurié ma soeur.) Elle savait que cela me torturait et cherchait à m’atteindre au point sensible. « Après cela rien ne m’étonnera plus de ta part, » dit-elle. « Oui, offensé, humilié, déshonoré et encore m’accuser, » pensai-je ; et, soudain une telle rage, une telle haine m’envahirent que je ne me souvenais pas d’avoir jamais éprouvé rien de pareil.

Pour la première fois, j’eus l’envie d’exprimer physiquement cette haine. Je bondis et m’avançai vers elle, mais, au même instant, je compris mon état et me demandai si je ferais bien de m’abandonner à ma fureur ; aussitôt, je me répondis que ce serait bon, que cela lui ferait peur, et, au lieu de résister, je m’excitai, m’encourageai, et fus heureux de me sentir bouillir de plus en plus.

— « Va-t’en ou je te tue ! » criai-je, et, m’approchant d’elle, je la saisis par le bras. J’avais grossi exprès l’intonation de colère de ma voix en disant cela. Et j’étais sans doute vraiment terrible, car elle devint si timide qu’elle n’avait même pas la force de s’en aller et prononça seulement : « Vassia, qu’as-tu ? »

— « Va-t’en ! hurlai-je plus fort encore. Il n’y a que toi pour me mettre dans une telle fureur, je ne réponds pas de moi, va-t’en ! »

M’abandonnant à ma colère, je m’en enivrais et voulais me livrer à quelque acte extraordinaire pour montrer la force de ma fureur. J’avais une envie terrible de la frapper, de la tuer, mais je me rendis compte que cela ne se pouvait pas et je me contins. Je me lançai vers la table, je saisis là un presse-papier, et, en criant encore une fois : Va-t’en ! je le lançai à côté d’elle, par terre. J’avais soigneusement visé à côté. Alors, elle se dirigea vers la porte pour sortir, mais s’arrêta dans l’embrasure. Aussitôt, et tant qu’elle pût le voir (je le faisais pour qu’elle le vît), je pris sur la table un chandelier, un encrier, que je jetai par terre en continuant à crier :

— « Va-t’en ! je ne réponds pas de moi ! » Elle s’en alla et je m’arrêtai.

Une heure après, la vieille bonne entra chez moi et dit que ma femme avait une crise de nerfs. J’allai près d’elle : elle sanglotait, riait, sans pouvoir parler, et tressaillait de tout son corps. Elle ne simulait pas, elle était véritablement malade. Vers l’aube elle se calma, et nous nous réconciliâmes sous l’influence de ce que nous appelions l’amour. Le lendemain matin, quand, après la réconciliation, je lui avouai que j’étais jaloux de Troukhatchevsky, elle ne parut pas embarrassée et se mit à rire de l’air le plus naturel, si étrange lui sembla l’idée de céder à un pareil homme.

— « Est-ce qu’avec un tel homme une honnête femme peut éprouver un autre sentiment que le plaisir de faire de la musique ? Mais, si tu veux, je suis prête à ne jamais le revoir, même dimanche, quoique tout le monde soit invité. Écris-lui que je suis souffrante, et ce sera fini. Une seule chose m’agace, c’est que quelqu’un, et principalement lui, ait pu penser qu’il est dangereux ! Je suis trop fière pour permettre à quelqu’un de pareilles pensées. »

Et elle ne mentait pas. Elle croyait ce qu’elle disait. Elle espérait provoquer en elle-même par ses paroles du mépris pour lui et par là se défendre. Mais elle n’y parvenait pas. Tout conspirait contre elle, surtout cette abominable musique. Ainsi se termina la querelle, et, le dimanche, nos invités se réunirent., Troukhatchevsky en ma femme firent de nouveau de la musique ensemble.