La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/21

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 335-344).
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XXI

— Tels étaient nos rapports quand parut cet homme. Il arriva à Moscou. Il se nommait Troukhatchevsky. Il vint chez moi. C’etait un matin. Je le reçus. Autrefois nous nous tutoyions. Il essaya par des phrases impersonnelles de réimplanter le toi. Mais, résolument, je donnai le ton en vous, et aussitôt il l’accepta. Il me déplut du premier coup d’œil. Mais, chose étrange, une force bizarre, fatale, me contraignait à ne pas le repousser, à ne pas l’éloigner, mais, au contraire, à le laisser approcher. Rien n’eût été plus simple que de s’entretenir quelques minutes avec lui, froidement, et de le congédier sans le présenter à ma femme. Mais non, comme exprès, je mis la conversation sur son art et lui dis que j’avais entendu qu’il avait abandonné le violon. Il répondit qu’au contraire il en jouait maintenant plus que jamais. Il se rappelait que je jouais jadis. Je répondis que j’avais abandonné la musique, mais que ma femme jouait fort bien. Chose bizarre, mes relations avec Troukhatchevsky dès le premier jour, la première heure, furent telles qu’elles auraient pu être après tout ce qui est arrivé. Il y avait quelque chose de tendu dans mon attitude envers lui ; je remarquais chaque mot, chaque expression et leur attribuais de l’importance. Je le présentai à ma femme. Aussitôt la conversation tomba sur la musique et il proposa de jouer avec elle. Ma femme, comme toujours depuis les derniers temps, était très élégante, très attirante et d’une beauté troublante. Visiblement il lui plut du premier regard. En outre elle était contente de jouer accompagnée par le violon, ce qu’elle adorait. Il lui arrivait même d’inviter pour cela un violoniste du théâtre. De sorte que sur son visage s’exprimait cette joie. Mais quand elle jeta les yeux sur moi, elle comprit mon sentiment et dissimula son impression. Alors commencèrent ces jeux de la tromperie mutuelle. Je souriais agréablement, faisant mine que tout cela me plaisait extrêmement. Lui, regardait ma femme comme tous les débauchés regardent les jolies femmes, en ayant l’air de s’intéresser seulement au sujet de la conversation, c’est-à-dire à ce qui ne l’intéressait pas du tout. Elle cherchait à paraître indifférente ; mais mon expression, mon jaloux ou faux sourire qu’elle connaissait si bien, et le regard voluptueux du musicien l’excitaient évidemment. Je vis qu’après la première entrevue, déjà, ses yeux brillaient particulièrement et que, probablement grâce à ma jalousie, entre lui et elle s’établissait cette espèce de courant électrique que provoque l’identité de l’expression du sourire et du regard. Elle rougissait, il rougissait ; elle souriait, il souriait. Nous parlâmes de musique, de Paris, de toutes sortes de futilités. Il se leva pour s’en aller ; le chapeau à la main, sur sa hanche dandinante, il se tint debout, regardant tantôt elle, tantôt moi, comme s’il attendait ce que nous allions faire. Je me rappelle cette minute, précisément parce qu’alors je pouvais ne pas l’inviter, et rien ne serait arrivé. Mais je jetai un regard sur lui, sur elle. « Ne va pas croire que je puisse être jaloux de toi », pensai-je en la regardant, « ou que j’aie peur de toi », me dis-je m’adressant mentalement à lui. Et je l’invitai à apporter un soir son violon pour jouer avec ma femme. Elle leva sur moi un regard étonné, son visage s’empourpra, comme si elle eût été saisie d’une soudaine frayeur. Elle commença par se récuser, disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce refus m’excita davantage et j’insistai. Je me souviens du sentiment étrange avec lequel je regardai sa nuque à lui, son cou blanc, contrastant avec ses cheveux noirs séparés par une raie, quand, de sa démarche sautillante comme celle d’un oiseau, il sortit de chez nous. Je ne pouvais ne pas m’avouer que la présence de cet homme me faisait souffrir. Je savais qu’il dépendait de moi de m’arranger de façon à ne plus jamais le recevoir. Mais agir ainsi c’était avouer que je le craignais. « Non, je ne le crains pas, ce serait trop humiliant », me dis-je. Et là même, dans l’antichambre, sachant que ma femme m’entendait, j’insistai pour que, le soir même, il vint avec son violon. Il me le promit. Il partit.

Le soir il arriva avec son violon. Ils jouèrent ensemble. Pendant longtemps, le jeu marcha mal, nous n’avions pas la musique nécessaire, et celle que nous avions, ma femme ne pouvait la jouer sans l’avoir déchiffrée au préalable. J’aimais beaucoup la musique et m’intéressais à leur jeu. Je les aidais en arrangeant pour lui le pupitre et tournant les pages. Ils finirent par exécuter quelques morceaux : des chansons sans paroles, une petite sonate de Mozart. Il jouait admirablement. Il avait au plus haut degré ce qu’on appelle le ton, et en plus, un jeu énergique et noble, qui ne correspondait pas du tout à son caractère. Il était, cela va sans dire, beaucoup plus fort que ma femme ; il l’aidait et en même temps louait son jeu avec courtoisie. Il se tenait très bien. Ma femme paraissait ne s’intéresser qu’à la musique ; elle était très simple et naturelle. Pendant toute la soirée je feignis de m’intéresser seulement à la musique. Au fond, je ne cessais d’être torturé par la jalousie.

Dès le premier regard échangé entre ma femme et le musicien je vis que la bête qui était en eux, bravant toutes les conditions de la situation et du monde, demandait : « Peut-on ? » et répondait : « Oh oui, avec plaisir ». Je vis qu’il ne s’était pas attendu à trouver dans ma femme, une dame de Moscou, une femme si agréable, et qu’il en était très heureux, car il n’avait aucun doute qu’elle consentait. Toute la question était d’obtenir que ce mari insupportable ne gênât pas.

Si j’eusse été pur, je n’aurais pas songé à ce qu’il pouvait penser d’elle ; avant d’être marié, comme la majorité des hommes, je regardais ainsi les femmes, voilà pourquoi je lisais dans son âme comme dans un livre. J’étais au supplice surtout parce que j’étais sûr qu’elle n’avait d’autre sentiment envers moi qu’une irritation perpétuelle, qui s’interrompait parfois dans la sensualité coutumière, et parce que j’étais sûr également que cet homme, grâce à ses dehors élégants et à sa nouveauté, grâce surtout à son grand talent indiscutable, grâce au rapprochement qui se fait sous l’influence de la musique et à l’impression que produit la musique, surtout le violon, sur les natures nerveuses, devait non seulement plaire, mais immanquablement, sans aucune difficulté, la subjuguer, la vaincre et en faire ce qu’il voudrait. Je ne pouvais ne pas voir cela et je souffrais horriblement.

Malgré cela, et peut-être même à cause de cela, une force obscure, malgré moi, me poussait à être non seulement poli avec lui, mais plus que poli, aimable. Je ne saurais dire si je le faisais pour ma femme, pour lui montrer que je ne le craignais pas ou pour moi, pour me tromper ; mais dès mes premières relations avec lui, je ne pouvais être à mon aise. J’étais obligé, pour ne pas céder au désir de le tuer immédiatement, de le caresser ; je lui versais à boire des vins très chers pendant le souper, je m’enthousiasmais à son jeu ; avec un sourire des plus aimables je lui parlais, et même je l’invitai à dîner pour le dimanche suivant et à faire de la musique. Je lui dis que j’inviterais quelques-unes de mes connaissances, amateurs de musique, pour l’entendre. Et cela se termina ainsi.

Poznidchev, très ému, changea de position et fit entendre son étrange son.

— C’est bizarre comme la présence de cet homme agissait sur moi, reprit-il de nouveau en faisant un effort évident pour paraître calme.

— Deux ou trois jours plus tard, en rentrant chez moi, dans l’antichambre, je sentis subitement, sans pouvoir me rendre compte de ce que c’était, que quelque chose de lourd comme une pierre s’appesantissait sur mon cœur. Voici ce que c’était : en traversant l’antichambre j’avais remarqué quelque chose qui me le rappelait. Je ne m’en rendis compte qu’une fois arrivé dans mon cabinet, et je revins dans l’antichambre pour vérifier. Oui, je ne m’étais pas trompé. C’était son paletot, vous savez, un paletot à la mode (sans m’en rendre compte j’avais observé avec une attention extraordinaire tout ce qui ce rapportait à lui). J’interrogeai. C’était cela. Il était là. Au lieu de passer par le salon pour aller dans la salle, je traversai la chambre d’étude des enfants. Lise, ma fille, était assise devant un livre, et la vieille bonne avec la dernière-née se tenait auprès de la table et faisait tourner un couvercle. La porte de la salle était ouverte. J’entendis un arpège lent et leurs voix à lui et à elle. J’écoutai mais ne pus distinguer. Évidemment les sons du piano étaient produits exprès pour étouffer leurs paroles, leurs baisers peut-être.

Mon Dieu ! ce qui me monta au cœur ! Ce que je m’imaginai ! Quand je me souviens de la bête qui vivait en moi alors, l’effroi me saisit. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis se remit à frapper comme un marteau. Le sentiment principal, comme dans chaque accès de colère, c’était la pitié pour moi-même. « Devant les enfants, devant la vieille bonne ! » pensais-je. J’avais probablement l’air terrible parce que Lise me regarda avec des yeux étranges. « Que faire ? me demandai-je. Entrer ? Je ne le puis pas. Je m’en irai, je n’en peux plus. Dieu sait ce que je ferais si… Mais je ne puis pas m’en aller ! »

La vieille bonne leva les yeux sur moi. Il me sembla qu’elle me comprenait. « Je ne puis pas ne pas entrer » me dis-je. J’ouvris brusquement la porte. Il était assis devant le piano et de ses longs doigts blancs recourbés, exécutait des arpèges. Elle se tenait debout, dans la courbure du piano à queue, devant la partition ouverte. Elle me vit ou m’entendit la première et leva les yeux sur moi. Fut-elle saisie, fit-elle mine de ne pas avoir peur, ou, en effet ne fut-elle pas effrayée ? En tout cas elle ne tressaillit pas et ne bougea pas. Elle rougit mais un peu après seulement. « Je suis contente que tu sois venu. Nous n’avons pas décidé ce que nous jouerons dimanche », dit-elle d’un ton qu’elle n’eut pas eu si nous avions été seuls.

Ce ton, cette façon de dire « nous » en parlant de lui et d’elle, me révolta. Je le saluai sans mot dire.

Il me serra la main et, tout de suite, avec un sourire qui me parut moqueur, il m’expliqua qu’il avait apporté de la musique pour préparer ce qu’ils joueraient dimanche et qu’ils étaient en désaccord sur le morceau à choisir : des choses difficiles, classiques, notamment une sonate de Beethoven, ou des morceaux légers ? Tout cela était si naturel, si simple, qu’il n’y avait pas moyen d’y trouver à redire. En même temps je voyais, j’étais sûr, que c’était faux, qu’ils s’entendaient pour me tromper.

Une des situations les plus pénibles pour les jaloux (et dans notre société tout le monde est jaloux) est celle qui résulte des conventions mondaines qui permettent une intimité très grande et dangereuse entre un homme et une femme. On devient la risée de tout le monde si l’on veut empêcher les rapprochements au bal, l’intimité des médecins avec leurs malades, la familiarité des occupations d’art, de peinture et surtout de musique. Pour que les gens s’occupent ensemble de l’art le plus noble, la musique, il faut une certaine intimité où l’on ne peut rien voir de blâmable : seul un sot jaloux de mari peut y trouver à redire. Et pourtant, chacun sait que, dans notre société, un grand nombre d’adultères se nouent, grâce précisément à ces occupations, surtout à la musique.

Je les avais évidemment embarrassés parce que, pendant un bon moment, je n’avais pu rien dire. J’étais comme une bouteille renversée dont l’eau ne coule pas parce qu’elle est trop pleine. Je voulais l’injurier, le chasser, mais je sentais que je devais me montrer de nouveau aimable, affectueux envers lui. C’est ce que je fis, cette fois encore je fis mine d’approuver tout. Grâce à ce sentiment étrange qui me forçait de le traiter d’autant plus aimablement que sa présence m’était plus pénible, cette fois encore je fis mine d’approuver tout. Je dis que je m’en rapportais à son goût et je conseillai à ma femme d’en faire autant. Il resta juste le temps nécessaire pour effacer l’impression fâcheuse de ma brusque entrée avec une figure épouvantée. Il s’en alla, l’air satisfait des résolutions prises ; quant à moi, j’étais convaincu qu’en comparaison de ce qui les préoccupait la question de musique leur était tout à fait indifférente.

Je l’accompagnai très aimablement jusqu’a l’antichambre (comment ne pas accompagner un homme qui est arrivé pour troubler votre tranquillité et perdre le bonheur d’une famille entière ?) et je serrai sa main blanche et molle avec une amabilité particulière.